<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le terrorisme en Amérique latine : variantes et résultats

21 juillet 2020

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Portrait d'Alvaro Gomez, mort au Nicaragua en 2018, tenu par son père © (AP Photo/Alfredo Zuniga)/XMC301/18134612370869/MAY 2, 2018 PHOTO/1805150504
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Le terrorisme en Amérique latine : variantes et résultats

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Un certain imaginaire, encore assez répandu, tend à associer l’évocation de l’Amérique latine à diverses formes de violence exercées tantôt par des guérilleros barbus (idéalistes et « démocrates ») ; des militaires (forcément méchants) se livrant à des répressions féroces ; des cartels de la drogue colombiens ou des entités hybrides mexicaines, etc., sans oublier la criminalité (jamais vraiment « pure ») dans les favelas brésiliennes ou celle des maras centroaméricaines. Ce tableau bigarré, où se confondent des réalités très différentes, donne l’impression d’une aire culturelle particulièrement violente ; représentation que l’on peut nuancer en se rappelant qu’au moins depuis le xviiie siècle les révolutions sanglantes, les grandes guerres, les répressions de masse et les génocides, voire les révolutions culturelles meurtrières, se sont déroulées hors de l’Amérique latine. Ce qui, en revanche, attire l’attention est l’extrême diversité (en temps et en lieux) de la violence dans la région, sa tendance à franchir des limites de moins en moins claires entre le politique et le criminel et à expérimenter localement des métamorphoses inquiétantes et spectaculaires.

Cette complexité explique sans doute largement le fait que l’Amérique latine a longtemps constitué une sorte d’angle mort dans les études spécialisées sur le terrorisme. En effet, au-delà de l’usage polémique des termes « terrorisme » et « terroriste » pour désigner un ennemi (groupe insurgent ou État) que tel ou tel acteur considère particulièrement abject, rares sont les travaux qui s’attachent à distinguer, parmi les innombrables actions violentes qui ont lieu en Amérique latine, celles qui relèvent spécifiquement du terrorisme, et tentent, par conséquent, d’en expliquer les conditions et modalités dans chaque moment et lieu précis.

Pour comprendre l’enjeu, non exclusivement académique, de cette question, rappelons que le terrorisme rigoureusement défini consiste en une technique d’usage et de gestion de la violence, généralement politique, qui sélectionne ses victimes en fonction de leur identité vectorielle, c’est-à-dire de leur capacité à véhiculer (par le spectacle de leur victimisation et de leur souffrance) une série de messages à différentes audiences : gouvernements, population sympathisante, groupes alliés ou rivaux[1]… En ce sens, le terrorisme est principalement une arme psychologique, à la différence de la guérilla qui s’attaque à des militaires, policiers et/ou agents de l’État (en fonction de leur identité fonctionnelle), souvent dans la perspective d’un contrôle territorial ; ou encore de l’assassinat politique qui vise l’identité personnelle des victimes (présidents, ministres, etc.).

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Compte tenu de ces critères, il est possible de distinguer au moins trois situations géopolitiques dans lesquelles on constate la présence d’actes spécifiquement terroristes en Amérique latine : d’abord, de (rares) manifestations attribuables à des conflits extérieurs au pays ou à la région où se produisent les actes et qui relèvent à ce titre du terrorisme transnational ; ensuite des actions terroristes au cours de processus insurrectionnels ; enfin, des cas hybrides où des entités principalement criminelles recourent à cette technique pour des raisons variées. Comme on le verra, d’intéressantes considérations théoriques peuvent être formulées à propos de chaque situation.

Quelques manifestations du terrorisme international

On peut ranger dans cette catégorie les actions terroristes liées à deux conflits au niveau mondial. D’abord la guerre froide (1947-1991), où l’Amérique latine, bien qu’en position périphérique par rapport aux deux super puissances de l’époque, fut directement impliquée dans le conflit à la suite de la révolution cubaine (1959) qui eut un impact continental énorme. Servant de relais (souvent assez indocile) à la politique soviétique d’extension du socialisme, Cuba encouragera (par la formation de cadres, l’aide économique et la propagande) divers mouvements insurrectionnels pratiquant d’abord la guérilla rurale (Venezuela, Nicaragua, Bolivie…), puis urbaine (Brésil, Argentine…), sans grand succès, sauf au Nicaragua. Dans ce contexte, et bien que les enjeux des luttes soient surtout endogènes, on assiste au cours des années 1960 et 1970 à d’innombrables attaques contre des cibles nord-américaines (attentats contre des ambassades, assassinats et prises d’otages de diplomates, racket à l’encontre de firmes transnationales, etc.) qui relèvent du terrorisme international.

 

Plus récemment, des connexions avec le conflit moyen-oriental, et plus précisément avec le Hezbollah libanais, ont fait l’objet d’interminables enquêtes et débats à la suite des deux attentats de Buenos Aires. Le premier contre l’ambassade d’Israël (17 mars 1992 – 29 morts) ; le deuxième contre l’AMIA, centre culturel juif (18 juillet 1994 – 95 morts). Les innombrables péripéties des enquêtes concernant ces attentats, surtout le second, et qui durent encore, montrent qu’en dépit de la volonté d’Israël et des États-Unis d’incriminer le Hezbollah (donc l’Iran…), une grande opacité demeure sur les conditions et motivations de ces actes. Une bonne occasion de rappeler que le terrorisme est aussi le domaine du secret, du mensonge, des attaques sous faux drapeau et des « coups (très) tordus » en tout genre[2].

Le terrorisme et les dynamiques insurrectionnelles

On a affaire ici à un ensemble très hétérogène de mouvements armés qui ont eu (parfois) recours à des actes terroristes, généralement à une étape de leur trajectoire. Malgré le fait que l’on ne dispose pas encore de travaux analytiques permettant de distinguer, dans chaque cas, ce qui relève de l’assassinat politique, de la guérilla (rurale et/ou urbaine), ou encore du terrorisme proprement dit, il est néanmoins possible d’identifier trois situations.

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D’abord, et suivant une logique séquentielle inspirée du schéma maoïste, le terrorisme intervient dans la première phase d’une « guerre populaire prolongée », lorsque le mouvement insurrectionnel est faible et doit assurer sa publicité (assassinats politiques spectaculaires, bombes dans des lieux symboliques…), se doter de moyens financiers (attaques de banques, prises d’otages pour obtenir des rançons…), et recruter une quantité suffisante de membres pour pouvoir passer à l’étape suivante, à savoir la guérilla. Ce recours à l’action terroriste a été théorisé par le militant communiste brésilien Carlos Marighella dans son Minimanuel de guérilla urbaine (1969), qui préconise le terrorisme pour provoquer une réaction répressive brutale du gouvernement qui pousse la population à rallier la cause des insurgés, permettant à ces derniers de passer à l’étape suivante de la lutte (dans ce cas, la guérilla rurale).

Cette conception stratégique a partiellement fonctionné dans la mesure où le terrorisme et/ou la guérilla urbaine ont provoqué dans plusieurs pays (Uruguay, 1972, Argentine, 1976) des interventions militaires extrêmement violentes, incluant des pratiques assimilables au terrorisme d’État. En revanche, aucun soulèvement populaire ne s’étant produit, il s’en est suivi une rapide destruction des groupes subversifs armés.

Ensuite, après l’échec des guérillas rurales inspirées par le modèle foquiste cubain qui, suivant les recommandations d’Ernesto Guevara dans La guerre de guérilla (1960) n’utilisent guère le terrorisme, non pour des motifs moraux, mais en raison de ses effets contreproductifs pour le développement de la lutte révolutionnaire, des modèles mixtes (rural/urbain) apparaissent. Cela se donne à voir notamment au Nicaragua (années 1970) ou encore à El Salvador (1979-1992) où les actes terroristes (bombes, prises d’otages) se produisent principalement dans les villes.

Enfin, la relation entre le terrorisme et les milieux urbains (généralement la capitale) est évidente dans deux cas remarquables. Celui des FARC (Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia) qui montre, au cours d’une très longue période (depuis le milieu des années 1960), l’utilisation du terrorisme comme technique d’intimidation en vue notamment d’obtenir des avantages décisifs au cours des négociations de paix successives ayant tenté de mettre fin au conflit qui affecte ce pays depuis plus d’un siècle. Ce rapport est également évident dans le cas du Sentier lumineux péruvien, qui après une campagne rurale d’assassinats et de guérilla commencée en 1980 ne recourt au terrorisme que dans ce qu’il conçoit comme la phase finale de sa lutte, à savoir la prise de Lima au début des années 1990[3].

Signalons, enfin, que si les mouvements de guérilla à prédominance urbaine du Cône sud (Tupamaros, Montoneros, ERP, etc.) ont rapidement été anéantis, dans le cas des FARC et du Sentier lumineux, on constate une remarquable résilience qui leur permet, même sous des formes très dégradées, de survivre jusqu’à nos jours dans des environnements tropicaux, grâce aux ressources que leur fournit le trafic de drogues (surtout cocaïne). Cette trajectoire de la lutte politique vers la criminalité contrastant avec d’autres cas où l’on constate, avec des entités hybrides, une évolution inverse.

Le terrorisme et les entités hybrides

Le recours au terrorisme par des organisations initialement criminelles comme le cartel de Medellín dirigé par Pablo Escobar à la fin des années 1980, qui commandita nombre d’attentats (dont très probablement la destruction en vol d’un appareil d’Avianca le 27 novembre 1989) pour contrer la politique d’extradition des principaux narcotrafiquants vers les États-Unis, suscite déjà à l’époque quelques interrogations quant au caractère nécessairement politique du terrorisme.

Mais c’est surtout le cas mexicain, où une violence principalement sur fond de trafic de drogue, prend une ampleur sans précédent depuis les années 1990, qui incite à approfondir la question. Au-delà de l’aspect quantitatif du phénomène (environ 100 000 morts entre 2006 et 2012, et presque le double de morts violentes en 2010 au Mexique qu’en Irak et Afghanistan réunis la même année), c’est le caractère spectaculaire des assassinats, les mises en scène macabres et la publicité que recherchent les auteurs de ces crimes qui interpellent. Il en est résulté un débat, encore en cours, sur la nature de ces actes, que certains chercheurs considèrent comme authentiquement terroristes, tant sur la base du choix des victimes qu’en fonction des objectifs attendus (contrôle territorial de lieux stratégiques pour le narcotrafic, intimidation des autorités politiques et policières, soumission de la population, etc.)[4].

Quoi qu’il en soit, des recherches comparatives devraient être entreprises sur ce point, permettant de parvenir à une meilleure compréhension du terrorisme comme technique de gestion de la violence à finalité essentiellement psychologique, indépendamment des causes et des motivations des acteurs.

Des destinées contrastées

En conclusion, se pose la question de savoir si le terrorisme a été bénéfique ou non à ceux qui y ont eu recours[5]. Et, ici encore, les situations sont très variables. En général on peut affirmer que les insurrections armées (guérillas avec ou sans terrorisme) ont habituellement échoué en Amérique latine, sauf à Cuba (1959) et au Nicaragua (1979). En revanche, lorsque les guérillas, après un procès plus ou moins complexe de pacification, ont réussi leur transformation en parti politique (par exemple à El Salvador avec le FMLN), ont réussi à intégrer un front à visée électorale (les Tupamaros dans le Frente Amplio uruguayen), ils sont finalement parvenus au pouvoir, tous les deux en 2009, avec Mauricio Funes et José Mujica respectivement. Ailleurs, c’est à titre individuel que d’anciens membres de groupes armés arrivent à des postes importants, comme la vice-présidence de la Bolivie (Álvaro García Linera, 2005-2019).

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Dans tous les cas s’impose l’hypothèse que le terrorisme a les effets les plus bénéfiques à partir du moment où l’usage de cette technique est abandonné. Cela est d’ailleurs également souvent vrai pour le terrorisme d’État, si l’on songe à l’exemple péruvien, où l’armée devint vraiment efficace vers 1989 dans sa lutte contre le Sentier lumineux quand elle adopta des méthodes contre-insurrectionnelles non exclusivement fondées sur la répression violente. Pour les anciens « guérilleros », finalement, tout a dépendu de leur capacité à valoriser leur capital politique et organisationnel dans le cadre démocratique tel qu’il est imposé par l’ordre mondial actuel.

 


[1] On trouvera de plus amples développements sur ce point dans : Daniel Dory, « L’analyse géopolitique du terrorisme : conditions théoriques et conceptuelles », L’Espace politique, no 33, 2017 (en ligne) ; D. Dory, « Le terrorisme comme objet géographique : un état des lieux », Annales de Géographie, no 728, 2019, 5-36.

[2] Sur ce cas, voir : Sébastien Tank-Storper, « L’attentat contre l’AMIA à Buenos Aires. Une histoire argentine ? », Diasporas, no 27, 2016, 143-159 ; Jacques Baud, Encyclopédie des terrorismes et violences organisées, Lavauzelle, Panazol, 2009, p. 596. Pour approfondir cet aspect : Erin Kearns et al., « Lying About Terrorism », Studies in Conflict and Terrorism, vol. 37, no 5, 422-439.

[3] L’attentat de la rue Tarata (16 juillet 1992 – 25 morts) étant à cet égard emblématique. Pour plus d’informations sur cette organisation : Daniel Dory, « Le Sentier lumineux : un laboratoire pour l’étude du terrorisme », Sécurité Globale, no 16, 2018, 93-112.

[4] Le caractère terroriste d’une partie de la violence mexicaine est nié, par exemple, par : Phill Williams, « The Terrorism Debate Over Mexican Drug Trafficking Violence », in James J. F. Forest, (Ed.), Intersections of Crime and Terror, Routledge, Londres-New York, 2013, 89-108 ; et affirmé par Howard Campbell ; Tobin Hansen, « Is Narco-Violence in Mexico Terrorism ? », Bulletin of Latin American Research, vol. 33, no 2, 2014, 158-173.

[5] Nous avons traité des aspects généraux de ce problème dans : Daniel Dory, « L’efficacité du terrorisme en questions », Sécurité Globale, no 20, 2019, 157-168.

À propos de l’auteur
Daniel Dory

Daniel Dory

Daniel Dory. Chercheur et consultant en analyse géopolitique du terrorisme. A notamment été Maître de Conférences HDR à l’Université de La Rochelle et vice-ministre à l’aménagement du territoire du gouvernement bolivien. Membre du Comité Scientifique de Conflits.
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