Les conditions géopolitiques du terrorisme dans la zone des trois frontières

29 juillet 2021

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Déplacements en véhicules blindes et hélicoptères militaires a MÃ'naka et Gao toujours sous la protection de la force Barkhane.//JDD_1247075/2102141426/Credit:ERIC DESSONS/JDD/SIPA/2102141437

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Les conditions géopolitiques du terrorisme dans la zone des trois frontières

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La zone des trois frontières, aux confins du Mali, du Niger et du Burkina Faso, concentre aujourd’hui toutes les inquiétudes. Ce vaste plateau latéritique de savane ouest-africaine est traversé par la vallée du Niger, qui s’écoule du nord-ouest vers le sud-est. Il forme un quadrilatère de plus de 500 000 kmcompris entre Tombouctou et Kidal, au nord, Ouagadougou et Niamey, au sud. Enclavé et soumis à l’épreuve de l’aridité, qui s’accentue avec la désertification du Sahel, cette région transfrontalière, d’agriculture et d’élevage, abrite environ 10 millions de personnes. Le Liptako-Gourma – puisque c’est ainsi qu’on désigne traditionnellement cet espace – forme désormais, de l’avis de nombreux observateurs, l’épicentre du « dijhadisme sahélien »,greffé à la prolifération des groupes armés et aux affrontements ethniques.

Le Sahel semble un cas d’école pour les stratèges français : ou bien la lutte conduite par la force Barkhane se prolonge, au prix de l’enlisement et de la prolifération des menaces, ou bien elle s’achève et se résigne à l’effondrement de ces rivages de sable déjà bien érodés. Au sud-est du Niger, la région de Tillabéri est ainsi le théâtre de nombreuses violences depuis plus d’un an : 71 soldats nigériens ont péri dans une attaque à Inatès le 10 décembre 2019, 89 de leurs camarades dans l’attaque du camp de Chinégodar le 9 janvier 2020, 100 personnes dans la commune de Mangaïzé sept jours auparavant, et encore 58 morts dans l’ouest du Niger le 15 mars 2021. L’enlèvement du journaliste Olivier Dubois le 8 avril 2021 à Gao au Mali par le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM) vient confirmer encore l’irrésistible dégradation de la situation sécuritaire dans la région.

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Une région pauvre et vulnérable

Le Liptako-Gourma forme une de ces zones grises dont la complexité est un enjeu majeur pour la géopolitique. Elle souffre d’un niveau de pauvreté élevé et d’une insécurité alimentaire chronique, comme l’a bien documenté récemment une analyse très fine publiée conjointement avec le soutien de l’Unicef et de l’OCHA[1]. Massivement rurale (plus de 90 % de la population), partagée entre l’agriculture traditionnelle (mil, sorgho, riz), la pêche et l’élevage extensif, la population des trois frontières est très vulnérable aux risques climatiques et sanitaires. Jeune (50 % de moins de 15 ans) et féconde (presque huit enfants par femme en moyenne), elle connaît, malgré le sous-peuplement relatif de la région, une pression démographique croissante. De 2015 à 2018, le nombre de personnes en situation d’insécurité alimentaire a augmenté de plus de 60 % pour atteindre plus de 875 000 en 2018 (9 % des habitants de la zone). Ces dernières années, les rivalités entre agriculteurs et éleveurs se sont multipliées. La raréfaction de l’eau et des ressources fourragères, le climat d’insécurité au nord du Mali, poussant les populations vers le sud (24 000 Maliens sont ainsi réfugiés au Burkina, 54 000 au Niger) ont augmenté la compétition pour les terres dans la région des trois frontières.

La question des trafics

Les confins ont toujours été propices aux trafics en tout genre. Le Liptako-Gourma n’échappe pas à la règle. Un changement d’échelle est cependant nécessaire pour saisir l’origine des circulations mafieuses dont il est le théâtre. Comme ailleurs, en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale, les trois frontièressont traversées par les circuits de contrebande classique portant sur les médicaments, le pétrole, les DVD, dont le Nigeria est pour la région un pourvoyeur important. L’effondrement du régime de Kadhafi en 2011 a pour sa part largement encouragé la circulation d’armes de petit et gros calibre, type kalachnikov, en même temps que de mercenaires reconvertis dans le djihadisme sahélien. Enfin, les ports du golfe de Guinée sont devenus ces vingt dernières années des plateformes de circulation de la cocaïne depuis l’Amérique latine vers l’Europe, en passant par les États intermédiaires du Sahel. Dès le début du conflit, Mathieu Guidère affirmait ainsi que « l’intervention militaire française au Mali a été un coup de pied dans la fourmilière, qui a totalement perturbé les trafics de drogue, d’armes et d’immigration clandestine dans la région, faisant éclater tous les réseaux qui passaient par le nord du Mali »[2].

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Conflits ethniques inter et intracommunautaires

Le djihadisme se greffe également aux conflits ethniques de la région. Selon Bernard Lugan, fin connaisseur de l’histoire du Sahel, c’est même le facteur déterminant[3]. Historiquement, la région du Liptako-Gourma est une zone de brassage entre des groupes ethniques aux traditions socio-économiques complémentaires ou concurrentes : Peuls, Tamasheqs, Songhaïs, Bozos, Dozos, Bambaras, Dogons, Daoussaks, Ifoghas, Imghads, Haoussas. Leurs normes se superposent aux lois nationales que les États impuissants de la région ne parviennent de toute manière pas à imposer. Une dure compétition s’exerce entre les ethnies pour le contrôle du pouvoir local, de la terre, des ressources naturelles, au premier rang desquelles les pâturages et l’eau. Ces conflits sont traditionnels mais deviennent plus violents avec la pression démographique des peuples qui ont fui le nord du Mali et la circulation des armes. En témoignent les règlements de compte récurrents entre Imdghads et Peuls sur la frontière Mali-Niger (cercles de Ménaka et d’Asongo au Mali) ou encore entre Peuls, Dozos, Dogons et Bambaras sur la frontière Mali-Burkina. La conflictualité interethnique ne doit pas faire oublier qu’il existe aussi de fortes tensions sociales au sein de chacune de ces communautés, en particulier entre les aristocraties propriétaires et les couches sociales défavorisées. Les rancœurs sont nombreuses et la méfiance est grande vis-à-vis des États qui semblent faibles et lointains. Cette situation explique sans doute la prolifération des milices d’autodéfense qui compensent l’absence de l’armée nationale et de la gendarmerie.

La question religieuse

Il serait sans doute excessif d’évacuer complètement la dimension religieuse des troubles du Liptako. La région a embrassé l’islam, en la personne du souverain de Gao, dès le xesiècle. La conversion resta cependant un phénomène limité à l’élite urbaine jusqu’aux mouvements de djihads populaires des xviiie-xixe siècles (chez les Peuls, Toucouleurs et Bambaras). Islam de synthèse, mâtiné d’animisme – au grand dam d’Ibn Battuta, célèbre voyageur arabe passé à la cour du roi Mansa Moussa au milieu du xivesiècle –, cette « religion du masque et de la mosquée » comme l’écrit l’historien François-Xavier Fauvelle, avec ses saints et son culte des ancêtres, connaît aujourd’hui, comme l’ensemble du monde musulman, un processus de radicalisation salafiste sur lequel prospèrent les groupes armés terroristes (GAT).

Parmi eux, on peut distinguer les groupes avec une assise ethnique et régionale forte, le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) des Touaregs ou encore le Front de libération du Macina (FLM) des Peuls. Les revendications territoriales semblent l’emporter sur le reste. Mais d’autres groupes, dont la dimension ethnique n’est pas non plus négligeable comme l’indique le recrutement massif de Peuls, adoptent une rhétorique et des moyens d’action plus clairement djihadistes, comme l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS), installé dans le cercle de Ménaka et qui a fait plus de 200 morts en mars 2021 ou encore son rival, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM).

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Un effondrement né de la faillite des États

Les groupes djihadistes du Liptako se nourrissent des mêmes trafics et du même ressentiment ethnique, politique, social et religieux, né de la faillite des États. « L’enrôlement est volontaire : il est lié à la présence de groupes armés à proximité des lieux de vie et du maillage de leurs réseaux ; ils apportent la sécurité, des revenus et des armes face aux autres ethnies dont on se méfie, aux bandits et aux coupeurs de route. Le processus de radicalisation ou d’endoctrinement religieux est secondaire dans ce panel »,écrivait Olivier Hanne en mai 2020[4].

Pour reprendre les mots de Stephen Smith, la France est donc menacée « d’ensablement » au Sahel[5]. Dans tous les cas, on agit contre l’épouvantail du djihadisme alors que l’effondrement régional naît de la faillite des États. La réponse militaire est insuffisante, la réponse économique illusoire. Sous la forme du state building, théorisé par les Américains, la réponse politique ne fonctionne pas : ses effets pervers sont trop nombreux (déresponsabilisation des élites nationales, corruption, dépendance) et la légitimité des structures étatiques trop fragile aux yeux de l’opinion publique. C’est toujours de l’intérieur qu’un État se construit, et à partir d’une nation qui se donne les moyens d’en être une. L’État-nation n’est pas un luxe occidental. Pour l’avoir ignoré, le Mali, le Niger et le Burkina Faso en font aujourd’hui les frais dans la région des trois frontières.

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Notes

[1]Lucile Gingembre, Analyse préliminaire des risques, des vulnérabilités et des actifs de résilience dans la région du Liptako-Gourma, février 2019.

[2]France Info Afrique avec l’AFP, « Un trafic de cocaïne impliquant les mafias italiennes démantelé en Côte d’Ivoire », 12 juin 2019.

[3]Bernard Lugan, Les guerres du Sahel des origines à nos jours, 2019, et aussi « Le djihadisme sahélien au piège de l’ethnisme », article en ligne sur le blog du 360, 18 mai 2021.

[4]Olivier Hanne, « Sahel : sortir de l’impasse ? » in Conflits, 15 mai 2020.

[5]Voir aussi Marc-Antoine Pérouse de Montclos, Une guerre perdue, Jean-Claude Lattès, 2020.

[1] Lucile Gingembre, Analyse préliminaire des risques, des vulnérabilités et des actifs de résilience dans la région du Liptako-Gourma, février 2019.

[2] France Info Afrique avec l’AFP, « Un trafic de cocaïne impliquant les mafias italiennes démantelé en Côte d’Ivoire », 12 juin 2019.

[3] Bernard Lugan, Les guerres du Sahel des origines à nos jours, 2019, et aussi « Le djihadisme sahélien au piège de l’ethnisme », article en ligne sur le blog du 360, 18 mai 2021.

[4] Olivier Hanne, « Sahel : sortir de l’impasse ? » in Conflits, 15 mai 2020

[5] Voir aussi Marc-Antoine Pérouse de Montclos, Une guerre perdue, Jean-Claude Lattès, 2020.

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À propos de l’auteur
Ambroise Tournyol du Clos

Ambroise Tournyol du Clos

Agrégé d’histoire, Ambroise Tournyol du Clos est professeur au lycée Claude Lebois de Saint-Chamond.

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