<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Transport maritime : les gardes armés ont-ils encore de l’avenir ?

7 février 2023

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Photo : Exercice SECUREX sur EDA-R le 06/03/2022. Une équipe d'intervention est déployée depuis le PHA avec son équipement sur l'EDA-R.
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Transport maritime : les gardes armés ont-ils encore de l’avenir ?

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Apparue au milieu des années 2000 avec le développement de la piraterie au large de la Somalie, l’activité des gardes armés à bord des navires a alimenté de nombreuses polémiques. Cependant, à l’heure actuelle, elle poursuit son chemin loin de la lumière médiatique, et ce, malgré la diminution drastique de la piraterie dans le golfe d’Aden.

L’apparition du phénomène de piraterie maritime dans le golfe d’Aden qu’a subie le transport maritime au milieu des années 2000 a conduit les grandes puissances à réagir en déployant leurs marines. Mais le grand tournant se situe en 2008, qui marque le début de la mission Atalanta, menée sous l’égide de l’Union européenne, et qui voit également voter la résolution 1816 du Conseil de sécurité de l’ONU autorisant l’intervention des armées étrangères jusque dans les eaux territoriales somaliennes. Des escortes par les bâtiments de guerre ont été mises en place, mais cette pratique n’était pas généralisable, d’autant que beaucoup de navires utilisent des pavillons de complaisance, associés à des États qui ne contribuent pas à cet effort. C’est dans ce contexte que s’est développée l’activité des gardes armés, accessible à tout armateur souhaitant protéger ses navires, et beaucoup plus souple qu’une escorte.

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Un modèle difficilement transposable dans le reste du monde

En Asie du Sud, les gardes armés sont difficilement employables dans une région où la plupart des États assument leur souveraineté et interdisent l’emploi de personnel armé à bord des navires qui transitent dans leurs eaux. De plus, les attaques consistent majoritairement dans du vol de liquide et de valeurs faciles à emporter, qui constituent un préjudice assez mince pour les armateurs.

En Afrique de l’Ouest, malgré la difficulté pour les États à assurer la sécurité dans leurs eaux, et les modes d’action violents, l’usage de ce type de protection n’est pas à l’ordre du jour. Eux aussi ne souhaitent pas voir passer des navires avec des gardes armés, quitte à exposer les équipages et les navires. Du reste, la principale tentative par une compagnie d’envoyer un navire de soutien s’est très mal passée. En effet, en octobre 2012, les 15 marins du Myre Seadiver, exploité par une société russe, ont été emprisonnés par les autorités nigérianes, et il a fallu attendre juin 2013 pour qu’ils soient tous libérés.

Dans d’autres régions du monde, ils ont été déconseillés d’emblée. C’est par exemple le cas dans le détroit d’Ormuz, pour lequel, en 2019, des représentants des armateurs avaient lancé des appels à ne pas y avoir recours, alors qu’un navire venait d’être intercepté par les autorités de Téhéran pour servir de monnaie d’échange, dans le but d’obtenir la levée de la saisie d’un pétrolier iranien.

Un marché dominé par les entreprises anglo-saxonnes

Les premières offres en matière de gardes armés à bord des navires datent du début des années 2000, mais l’activité ne s’est développée qu’au milieu de la décennie. Ce service est parfois complété de prestations telles que la fourniture de négociateurs en cas de prise d’otages. Certaines sociétés ont également opéré dans la région en signant des contrats avec la Somalie ou le Yémen, comprenant la fourniture de moyens navals et humains pour les garde-côtes.

Le marché est dominé par des sociétés anglo-saxonnes, dont le métier de base est le plus souvent une activité de société militaire privée classique, leur permettant de disposer d’une main-d’œuvre apte au maniement des armes, la plus connue d’entre elles étant Blackwater, qui opérait sur ce marché dans les années 2000.

En France, les navires immatriculés sous pavillon national devaient pendant longtemps avoir recours à des militaires prêtés par la marine nationale, mais le manque de personnel disponible a conduit à l’autorisation des sociétés privées en 2014. Les entreprises françaises sont peu présentes sur ce marché, mais elles n’en existent pas moins, à l’image des sociétés Prorisk et Geos.

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Des armureries flottantes nécessaires, mais pas toujours reluisantes

L’utilisation des gardes armés dans le golfe d’Aden a fait naître une activité annexe, celle des armureries flottantes. En effet, dans la plupart des ports, il est interdit aux navires d’avoir des armes à bord, et les États n’étaient pas disposés à donner des dérogations, y compris pour les navires ayant traversé cette région que tout le monde sait être dangereuse. L’option qui a été choisie a donc consisté en l’installation à l’entrée et à la sortie de la zone à risque du golfe d’Aden de navires présents à poste, à partir desquels les gardes armés peuvent embarquer et débarquer des navires qu’ils doivent protéger.

Les navires affectés à ces missions sont souvent assez anciens, ce sont en général des navires à passagers ou des navires de servitude reconvertis, immatriculés pour la plupart sous des pavillons de complaisance bas de gamme, comme la Mongolie ou Saint-Kitts-et-Nevis. La principale raison est que ceux-ci ont une législation sur les armes plus accommodante, mais ils laissent aussi libre cours à un certain nombre de dérives. En outre, les conditions de vie à bord sont très aléatoires, certains navires étant nettement en deçà des standards acceptables en matière de sécurité et de salubrité, avec le facteur aggravant qu’ils touchent rarement terre, et qu’ils ne font, de ce fait, l’objet d’aucun contrôle, ou presque.

Au demeurant, certains États n’y vont pas de mainmorte avec ces navires et leurs équipages. En octobre 2013, le Seaman Guard Ohio, qui appartient à la société américaine AdvanFort, a ainsi été intercepté par les autorités indiennes, et les 35 membres de son équipage emprisonnés et inculpés par la justice. Ils durent attendre quatre ans avant d’être définitivement acquittés et libérés, après de nombreuses protestations des États dont ils étaient ressortissants[1]. En 2015, ce sont les autorités du Sri Lanka qui ont intercepté le Mahanuwara et l’Avant Garde. Le commandant ukrainien de ce dernier a été arrêté en 2016, et fin 2022, il était toujours en prison malgré les appels à sa libération lancés par des syndicats de marins. 

Une pratique ayant fait l’objet de beaucoup de controverses

En effet, du point de vue des États riverains, on peut voir cette profusion d’hommes armés à bord des navires comme des armées privées qui menacent la sécurité des côtes. D’ailleurs, l’afflux d’armes qu’elle génère est soupçonné d’alimenter les réseaux de trafic qui sévissent dans la région – il est vrai qu’en 2014, le nombre d’armes stockées sur les armureries flottantes était estimé à 15 000.

D’ailleurs, la présence dans les premières années de cette activité de la société Blackwater n’a pas contribué de façon très positive à leur image, souvent associée au mercenariat. Cependant, la plupart des sociétés de gardes armés ne font pas parler d’elles, et la discrétion semble de mise sur le marché.

Mais il arrive aussi que ces sociétés mettent la clef sous la porte, laissant les gardes abandonnés à leur sort. C’est ce qui s’est produit en 2014 avec la faillite de Gulf of Aden Group Transit et de sa société-sœur Merchant Maritime Warfare Center, laissant 230 gardes armés sur le carreau, coincés pour la plupart à bord de leur armurerie flottante, le Southern Star.

Bien que les sociétés de gardes armés aient été régulièrement pointées pour le risque de bavure que leur présence faisait naître, les principales qui ont été répertoriées dans le golfe d’Aden impliquent des militaires d’armées régulières. Par exemple en 2008, lorsque la frégate indienne INS Tabar envoie par le fond un navire pris en otage, avec son équipage de 15 personnes, naufrage dont un seul marin ressort vivant. Ou en 2012, lorsque deux fusiliers marins italiens abattent deux pêcheurs indiens au large du Kerala, depuis le pétrolier Enrica Lexie qu’ils protégeaient.

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Du côté des gardes armés privés, deux cas majeurs ont été révélés par la presse. Le premier date de 2011, et implique une équipe postée sur le navire Avocet. Toutefois, la polémique a fait long feu, car la bavure n’était pas avérée. En revanche, elle semble bel et bien dans cette autre vidéo datant de 2012, où quatre personnes au moins ont été abattues par le personnel qui protégeait un navire de pêche taïwanais, alors que rien ne permettait de penser valablement qu’il s’agissait de pirates. On peut cependant remarquer que cette bavure s’est retrouvée publique par accident, à cause d’un téléphone oublié qui contenait ladite vidéo. Autrement, elle n’aurait pas été connue de tous, et il en est certainement de même pour d’autres événements de ce type. Ce qui se passe en mer reste en mer.

La critique laisse la place à l’encadrement

En tout cas, dans les années 2000, l’accueil réservé à cette activité était plus que réservé. En France, Anne-Sophie Avé, déléguée générale d’Armateurs de France, qualifiait en 2009 les gardes armés de « mercenaires se nourrissant de la guerre », ce qui n’empêcha pas les armateurs de soutenir la loi qui légalisa la pratique cinq ans plus tard. Du côté de l’Organisation maritime internationale, la circulaire 1333 du comité de la sécurité maritime, publiée en 2009, incitait les États du pavillon à « fortement décourager le port et l’utilisation d’armes à feu par les gens de mer à des fins de protection individuelle ou de protection du navire ».

Mais en 2011, elle finit par accepter que les États du pavillon mettent en place des règles d’encadrement et décide de travailler sur le sujet. C’est un an plus tard, en mai 2012, que les circulaires 1405 et 1443 mettent en place des principes fondamentaux pour l’utilisation de ces services, par exemple en matière de recrutement, de formation, de composition des équipes, ou bien de gestion des armes. Du côté des armateurs, c’est le BIMCO[2], une association professionnelle internationale, qui propose un contrat type destiné à faciliter les relations avec les sociétés qui fournissent des gardes armés, ainsi qu’un guide sur les règles d’usage de la force. 

Un marché pérenne malgré l’attrition de sa base

En août 2020, des gardes armés ont détourné le navire qu’ils étaient censés protéger contre les pirates, afin de réclamer le paiement de leurs salaires. Même si ce cas reste heureusement exceptionnel, il n’en reste pas moins que les payes ont fondu comme neige au soleil au fur et à mesure que le risque d’attaque a diminué. Ainsi, en 2008, leur salaire atteignait facilement 500 dollars par jour de mission, alors qu’en 2015, certains ne touchaient plus que 650 dollars par mois.

La base du marché s’est en effet fortement affaiblie. La piraterie dans le golfe d’Aden, au plus haut vers 2010, a nettement diminué entre 2011 et 2013, pour atteindre un niveau quasi nul à partir de cette dernière année. Depuis, il y a eu une légère résurgence à la fin des années 2010, mais elle a rapidement fait long feu.

Pour autant, les armateurs ne souhaitent pas abandonner l’assurance fournie par les gardes armés, car celui qui prendrait ce risque deviendrait rapidement une cible pour les pirates, ainsi que le déclarait en 2019 Jean-Marc Roué, le président d’Armateurs de France. Il faut dire que si la piraterie n’existe plus dans le golfe d’Aden, ses causes profondes, parmi lesquelles l’instabilité de la Somalie, sont toujours présentes.

D’ailleurs, l’opération Atalanta est toujours active, et les marines de guerre continuent à patrouiller dans la région. Car la piraterie a d’abord permis à la puissance étatique de s’exprimer, via les patrouilles de bâtiments de guerre. Ces dernières années auront même vu la Chine implanter une base militaire à Djibouti, en 2017. Sur mer, l’ordre westphalien du monde n’a pas dit son dernier mot.

Finalement, malgré les craintes exprimées çà et là, il n’y a pas eu de militarisation massive des navires de commerce avec des armées privées au recrutement douteux. Qui plus est, l’utilisation des gardes armés sur les navires est essentiellement restée cantonnée au golfe d’Aden, où les marines étatiques sont elles aussi largement présentes. En réalité, elle ne peut plus être analysée comme une activité vouée à se généraliser, mais comme la réponse ponctuelle du monde maritime à un phénomène survenu dans un contexte particulier, à savoir le développement de la piraterie au large d’un État failli.

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[1] L’équipage était composé de dix marins (huit Indiens et deux Ukrainiens) et de 25 gardes armés (six Britanniques, 14 Estoniens, un Ukrainien et quatre Indiens).

[2] Baltic and International Maritime Council.

À propos de l’auteur
Jean-Yves Bouffet

Jean-Yves Bouffet

Officier de la marine marchande.
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