<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le groupe de Visegrad, une autre Europe

4 août 2020

Temps de lecture : 8 minutes
Photo : Le Premier ministre slovaque Peter Pellegrini, son homologue polonais Mateusz Morawiecki, le président du gouvernement tchèque Andrej Babis et le Premier ministre de Hongrie Viktor Orban lors d'une conférence de presse après le sommet du V4 le 4 mars 2020 (c) Sipa AP22434777_000005
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Le groupe de Visegrad, une autre Europe

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Avant l’automne 2015 (lorsqu’il réagit à la politique migratoire de la chancelière allemande Angela Merkel), le Groupe de Visegrad (ou V4), composé de quatre pays ex-communistes d’Europe centre-orientale (Hongrie, Pologne, Slovaquie et République tchèque), était à peine connu en Europe de l’Ouest. Dans la crise migratoire, il s’est affirmé au point qu’il paraît aujourd’hui le dépositaire d’une autre conception de l’Union européenne.

Le groupe de Visegrad (V4) existe depuis 1991, lorsque les dirigeants de trois pays (Pologne, Hongrie et Tchécoslovaquie bientôt divisée en République tchèque et Slovaquie) se réunirent dans le nord de la Hongrie pour coopérer afin d’adhérer à l’OTAN et à l’Union européenne. Le site de Visegrad a une importance symbolique depuis la rencontre en 1335, au château des rois de Hongrie, des trois souverains Casimir III de Pologne, Jean Ier de Bohême et Charles Ier de Hongrie, qui s’accordèrent pour entamer une coopération économique et politique face aux Habsbourg.

Points communs et contentieux

Les quatre pays partagent des particularités géographiques et historiques fondamentales. Leur situation géographique d’abord, à l’est de l’Europe occidentale, c’est-à-dire en première ligne au cours de l’histoire face aux invasions venues de l’est et du sud, qui a forgé chez eux la conscience d’être un rempart de la civilisation européenne. Cela explique une identité chrétienne toujours vivante (et même ranimée par la crise migratoire de 2015), en Pologne et en Slovaquie (où il y a 88 % et 73 % de baptisés chrétiens), moins en République tchèque et en Hongrie où les divisions confessionnelles historiques ont contribué à la déchristianisation (53 % de chrétiens déclarés en Hongrie et 13 % seulement en Tchéquie).

Il s’agit de « petites nations » qui ont été un certain temps privées d’existence étatique sous un joug étranger et qui en tirent un sentiment de fragilité élevé. « Prends pitié du Hongrois, Seigneur. Ce peuple a largement payé pour les temps passés et pour ceux qui viennent » implore l’hymne national hongrois qui se félicite, par ailleurs, des victoires sur les Turcs.

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Enfin, ces quatre pays (la Pologne en partie) ont appartenu jusqu’en 1918 à l’Empire des Habsbourg, lequel tend à être réhabilité à la lumière des drames qu’ils ont subis au xxe siècle sous les dominations allemande et russe. De là les rapports réactivés actuellement avec l’Autriche (par la « Déclaration d’Austerlitz » des premiers ministres de ce pays avec ceux de Tchéquie et de Slovaquie) et avec les pays du nord des Balkans occidentaux (Slovénie et Croatie) avec lesquels ils sont liés par une histoire commune. Norbert Hofer, candidat du FPÖ aux élections présidentielles autrichiennes, envisage d’ailleurs l’adhésion de son pays au groupe de Visegrad.

 

Sont-ils complètement unis pour autant ? Il y a des frictions historiques et nationales qui n’ont pas disparu, en particulier le sort des Hongrois de Slovaquie auxquels Budapest a accordé la citoyenneté magyare en 2010.

Après 1945, les trois États sont restaurés mais une nouvelle expérience commune s’impose à eux. Le « rideau de fer » les coupe de l’Europe de l’Ouest, et ils sont soumis pendant quarante ans au communisme et à la soviétisation qui, en dépit de l’idéologie révolutionnaire internationaliste ne dissoudront pas leurs identités nationales. Il n’y aura pas de russification au sens où l’on peut parler d’une américanisation des sociétés d’Europe de l’Ouest, le joug soviétique (et russe) renforçant même la conscience nationale. Enfin ce sont désormais des États quasi homogènes au plan ethnique (95 % de Polonais en Pologne, 95 % de Tchèques en Tchéquie, 93 % de Hongrois en Hongrie, et 81 % de Slovaques en Slovaquie). Les Juifs et les Allemands ont quasiment disparu entre 1939 et 1946, par l’extermination, l’expulsion et l’émigration. Les révolutions de 1989, célébrées comme des victoires de la liberté, ont aussi le caractère de mouvements de libération nationale.

 

Restent de nouvelles divergences en ce qui concerne l’attitude à adopter face à la Russie. La Pologne est la plus opposée à Moscou, Tchéquie et Slovaquie se montrent beaucoup plus modérées. En Hongrie, pays non slave et antirusse depuis la défaite de la révolution hongroise face à l’armée du tsar en 1849, la participation à la guerre à l’Est en 1941-1944 et l’écrasement de la révolution hongroise en 1956, Viktor Orban s’est rapproché de Vladimir Poutine.

L’enthousiasme des néophytes

De cette expérience historique, les quatre pays ont tiré depuis 1990 des leçons logiques, mais parfois contradictoires : passer par-dessus leurs différends nationaux (en particulier entre la Hongrie et la Slovaquie) en adhérant au plus vite à l’OTAN et à l’Union européenne ; défendre à la fois leur identité nationale propre et une appartenance forte à l’Europe entière ; enfin, éviter d’être le jouet des décisions des grandes puissances, y compris au sein de l’Union européenne. Cela explique à la fois leur enthousiasme de néophytes européistes et atlantistes après 1990, et leurs déceptions et leurs doutes aujourd’hui.

 

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Les pays du V4 ont conçu et réalisé de concert leur entrée dans l’Union européenne en 2004, dont ils tirent (on le leur rappelle souvent) des bénéfices importants en matière d’investissements ouest-européens (mais aussi américains et asiatiques) et d’aides au développement.

 

Leur sensibilité à l’identité nationale, le fonctionnement de l’Europe de Bruxelles et la crise migratoire de 2015 refroidiront leur enthousiasme initial pour l’Europe de Bruxelles. Placés à nouveau au centre de l’Europe depuis la chute du « rideau de fer », ils valorisent par leurs commémorations nationales et religieuses leur appartenance à l’Europe chrétienne. S’appuyant sur l’histoire et leurs combats contre les Turcs, ils estiment que l’islam n’a pas sa place dans une Europe chrétienne. Avant la crise des migrants de 2015, il n’y avait ici que quelques milliers de musulmans, presque tous étrangers (une partie venue des Balkans lors de l’éclatement de la Yougoslavie). Dans ces pays, les rares mosquées sont à l’usage des étrangers (en Pologne, il y en a quelques-unes aussi pour les Tatars demeurés dans le pays).

L’unité du V4 transcende les différences politiques entre les quatre pays. La Hongrie et la Pologne sont gouvernées depuis 2010 et 2015 par des partis conservateurs chrétiens (le FIDES, parti de Viktor Orban, et le PiS, celui de Jaroslaw Kaczynski) très attachés à leur indépendance nationale. Au contraire, la gauche est au pouvoir en Tchéquie et en Slovaquie. Le président tchèque Zeman a fait carrière dans la social-démocratie, comme son premier ministre Sobotka. Fico, le premier ministre slovaque, est aussi socialiste (Smer-SD), il a même dans sa jeunesse fait un petit tour par le parti communiste, mais il gouverne avec le parti nationaliste SNS, héritier du parti de la première indépendance slovaque en 1939 (pour cette raison souvent qualifié de fasciste). De ce fait, les partis sociaux-démocrates au pouvoir dans les deux pays sont qualifiés dans les médias occidentaux de « populistes de gauche ». On peut aussi les définir comme sociaux-nationaux.

 

Reste dans les quatre pays, mais surtout en Pologne et en Hongrie où la droite nationale et conservatrice est au pouvoir, qu’une partie de la société, de conviction « occidentaliste », en particulier dans les deux capitales Varsovie et Budapest, proteste contre la politique « réactionnaire » ou les « dérives autoritaires » du gouvernement, défend l’avortement et les droits des LGBTQ, dénonce le rôle de l’Église et les empiétements présumés sur les libertés, avec l’appui des ONG, des médias occidentaux et des autorités de Bruxelles. Ces opinions sont minoritaires pour l’instant.

Une population équivalente à celle de la France

Même en groupe, les pays de Visegrad (à part des partis nationalistes comme le Jobbik en Hongrie, qui préconise une Fédération d’Europe centrale) n’envisagent pas de quitter l’Union européenne, car le V4 n’est pas une île. Leur économie est très intégrée à l’UE. Ils veulent donc plutôt peser au sein de l’Union pour faire valoir leurs intérêts, ce qu’ils tiennent pour leurs droits et, au-delà, une certaine idée de l’Europe qui, sans renier tout l’héritage des « pères fondateurs » occidentaux, cherche à ancrer un certain nombre de valeurs qu’ils estiment négligées ou même abandonnées par les dirigeants de Bruxelles, et en particulier l’Allemagne de Merkel suivie par la France.

Mais quel est le poids des pays du V4 au sein de l’Europe ? Ensemble, ils forment un territoire de 533 600 km² et 63,8 millions d’habitants, soit 12,5 % du territoire et de la population de l’UE à 28, l’équivalent de la France. La Pologne se détache par sa population (38 millions) et elle prétend au rôle de « grand » dans l’UE. La Tchéquie et la Hongrie ont autour de 10 millions d’habitants, la Slovaquie 5,5. Ils envoient 107 députés au Parlement européen, soit 14 %, en majorité du centre et de droite. Le président actuel du Conseil européen est le Polonais Donald Tusk, qui a le soutien d’Angela Merkel. Seule la Slovaquie toutefois est entrée dans l’euro.

 

L’afflux de migrants venus de pays musulmans du Proche-Orient en 2015 les a amenés à réagir, au nom de leur identité nationale et chrétienne, mais aussi de leur souveraineté nationale de « petites nations » méprisées par les grands États qui décident pour tous. Le mécanisme consistant à imposer aux pays réticents un quota de répartition des migrants, voté à la majorité selon la volonté personnelle de la chancelière allemande Angela Merkel contre leur gré, a agi comme un chiffon rouge, d’autant qu’il s’est accompagné de menaces de sanctions contre les pays récalcitrants. Les manifestations anti-islamiques se sont multipliées, soutenues par les gouvernements. Le président tchèque Zeman a évoqué une « invasion organisée » facteur de terrorisme et a déclaré : « Ce pays est notre pays et il n’appartient pas à tout le monde. » Pour Viktor Orban, « l’immigration de masse détruit l’Europe » et la Hongrie doit résister à la « soviétisation de l’Europe par Bruxelles » – la comparaison entre la résistance à la domination soviétique autrefois et la résistance aux ukases de l’Union revient régulièrement.

La Hongrie, en première ligne comme point de passage de la « route des Balkans » vers l’Europe du Nord, a verrouillé sa frontière sud. Et, nouvelle forme de coopération européenne, la Pologne a envoyé du personnel aux frontières de la Hongrie, les Slovaques ont aidé les Macédoniens à sécuriser leur frontière très menacée par les migrants venus de Grèce. La crise a rapproché les quatre de l’Autriche, de la Slovénie et de la Croatie, voisines et confrontées aux mêmes défis. Tous plaident pour que l’espace Schengen soit aussi protégé sur ses frontières.

 

Opportunités et menaces

En faisant abandonner de fait les quotas décidés par Bruxelles (« la solidarité imposée n’est plus la solidarité »), le V4 a fait reculer Merkel et confirmé le rôle d’avant-garde qu’il peut jouer au sein de l’Europe. « Nous n’avons pas une pierre à la place du cœur, mais pas non plus à la place du cerveau » dit Orban. Le référendum hongrois du 2 octobre a obtenu plus de 43 % de participation, ce qui est normal dans ce pays, et une majorité écrasante mobilisée pour rejeter un système qui peut « imposer un changement de composition ethnique, religieuse et culturelle à un pays membre contre sa volonté ». La Hongrie a attaqué les quotas obligatoires devant la Cour de Justice européenne. Le principe, qui peut rallier de nouveaux pays, est que « l’Europe n’est rien sans ses États-membres ».

 

Lors de cette crise, les pays de Visegrad ont heurté les autorités de Bruxelles et la politique de Berlin (qualifiée d’« impérialisme moral »), mais aussi les pays d’Europe du Sud, qui ont reçu en premier les vagues de migrants extra-européens. Ils ont néanmoins quelques atouts dans la conjoncture actuelle pour promouvoir leur modèle d’Europe réformée et améliorée. L’idée d’« une Europe qui fonctionne mieux, où la voix des États-membres soit mieux prise en compte, où les institutions regagnent la confiance des citoyens, où la légitimité démocratique soit renforcée, qui soit fondée sur la coopération, la proportionnalité et la subsidiarité, qui respecte la diversité et garantisse la sécurité», peut constituer une alternative à l’Europe actuelle en crise.

 

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D’ailleurs le Brexit, s’il n’apparaît pas aujourd’hui comme un modèle tentant ou plausible, est à tout le moins pour le V4 une opportunité, en affaiblissant la résistance de Bruxelles et de Berlin à la souveraineté des États.

Il est possible toutefois que la stagnation démographique de ces quatre pays (qu’ils veulent tous combattre par une politique familiale et non par une immigration allogène) diminue à l’avenir leur poids dans l’Europe, et que la poursuite de la politique de Merkel, appuyée par la puissance économique allemande et une France à la traîne de l’Allemagne, ainsi que l’évolution des sociétés et des mentalités chez eux aussi (comme elle se voit déjà dans leurs capitales) leur donnent du fil à retordre, et même les fasse évoluer vers des positions plus conformes aux points de vue de Bruxelles et de Berlin. Tout cela dépend en fin de compte des évolutions politiques à l’Ouest, et particulièrement en France et en Allemagne.

À propos de l’auteur
Thierry Buron

Thierry Buron

Ancien élève à l’ENS-Ulm (1968-1972), agrégé d’histoire (1971), il a enseigné à l’Université de Nantes (1976-2013) et à IPesup-Prepasup. Pensionnaire à l’Institut für Europaeische Geschichte (Mayence) en 1972-1973. Il a effectué des recherches d’archives en RFA et RDA sur la république de Weimar. Il est spécialisé dans l’histoire et la géopolitique de l’Allemagne et de l’Europe centre-orientale au XXe siècle.
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