<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La langue des médias – Officialisation d’une censure d’État

11 mars 2020

Temps de lecture : 3 minutes
Photo : Camp yéménite à Haradh en province d'Hajjah. © CHINE NOUVELLE/ SIPA
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La langue des médias – Officialisation d’une censure d’État

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Il y a officiellement une censure d’État. Les médias se taisent et participent au paradoxe de notre pays, celui de condamner officiellement des actes de guerre tout en se rendant complice.

La guerre au Yémen ne bénéficie toujours pas des gros titres et le moment n’est pas venu où cela changera. Peu nombreux sont ceux qui dénoncent le consensus du silence entourant le sort du Yémen. Depuis qu’en 2015, l’Arabie saoudite a mis en place un blocus accompagné de bombardements aériens, causant la plus grande crise humanitaire actuelle.

Or, tout prompt que l’on soit à dénoncer l’homogénéité du discours médiatique, il faut aussi s’interroger sur ses silences, surtout quand rien ne paraît les motiver. Certains journalistes se sont malgré tout intéressés à la guerre du Yémen. On se souvient du reportage de France 2 diffusé en mars 2018, réalisé par Franck Genauzeau et Géraldine Messina et très justement intitulé : « Yémen : la guerre oubliée ». De qui l’était-elle, sinon de tous les autres médias ? Et l’on comprend cette frilosité quand on regarde ce qui arrive aujourd’hui à trois journalistes en particulier : Geoffrey Livolsi et Mathias Destal qui travaillent pour le média d’investigation Disclose, ainsi que Benoît Collombat, de la cellule d’investigation de Radio France. Ils se sont employés à vérifier ce que beaucoup pressentaient, à savoir l’implication de la France dans la guerre du Yémen, à travers des ventes d’armes. En avril dernier, ils ont rendu publique une note « confidentiel-défense » détaillant ces ventes d’armes et révélant que, contrairement aux démentis officiels, la France continuait ses livraisons d’armes à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, pourtant soupçonnés de crimes de guerre dans ce conflit. Les trois journalistes dénonçaient ainsi un « mensonge d’État », auquel le gouvernement répondit en plaidant que le matériel français était utilisé à des fins « défensives ». Le document étudié par les journalistes ne permettait pourtant pas d’être si catégorique, puisqu’on y découvrait que les armes livrées par la France étaient, en réalité, utilisées sur les théâtres d’opérations les plus avancés en territoire yéménite, et donc les plus inaccessibles à quiconque aurait voulu vérifier l’impact des opérations de guerre menées sur place. Des cartes réalisées par Disclose établissent à 437 000 le nombre de personnes potentiellement « concernées » par des frappes aériennes dans cette zone.

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Visés par une accusation de « violation du secret de la défense nationale », les trois journalistes n’ont pas fait l’objet de poursuites. Toutefois, le procureur de la République a considéré que l’infraction était caractérisée et, tout en se contentant d’un « rappel à la loi », a souligné que cette procédure, quoique « class[ée] », constituait un « antécédent judiciaire ». Cette décision de justice n’a pas bénéficié d’une médiatisation plus importante que le conflit ou le scandale des ventes d’armes. Et pour cause : il va falloir bien du courage, dorénavant, pour offrir une couverture médiatique à des événements qui font désormais officiellement l’objet d’une censure d’État. En effet, si la violation du secret défense est avérée, elle n’a cependant pas mis en cause la sécurité nationale. Elle s’est même révélée nécessaire pour mettre au jour une ambiguïté coupable : comment un pays, le nôtre, peut-il condamner officiellement des actes de guerre dont il se rend complice ?

Dans la foulée de cette affaire largement minimisée, on a vu ressurgir dans la presse le conflit yéménite, mais sous l’angle de traitement le moins risqué, ne nécessitant aucune considération géopolitique : le sort des enfants. Et l’angle lui-même a de quoi apaiser les consciences qui s’échaufferaient un peu, dans la mesure où les enfants dont on nous parle ne sont pas blessés, mais malades et, bonne nouvelle, on les évacue par avion. On en profite pour rappeler le nombre de morts qu’a fait « le conflit » et, si l’on se réjouit (peut-être trop vite) qu’un pont aérien humanitaire puisse enfin être mis en place, on se garde bien de rappeler que ce qui le rendait impossible était le blocus imposé par… nos clients.

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À propos de l’auteur
Ingrid Riocreux

Ingrid Riocreux

Agrégée de lettres modernes et docteur de l'université Paris IV-Sorbonne, Ingrid Riocreux est spécialiste de grammaire, de stylistique et de rhétorique. Elle a publié La langue des médias (L'Artilleur, 2016) et tient un blog consacré à l'étude du discours médiatique.
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