<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’espace-temps du terrorisme et de l’insurrection victorieuse en Afghanistan

15 novembre 2021

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L’espace-temps du terrorisme et de l’insurrection victorieuse en Afghanistan

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La prise de Kaboul par les talibans le 15 août 2021 est un événement géopolitique majeur, dont les conséquences à court et moyen terme seront sans doute considérables. Au-delà de l’humiliante défaite de l’OTAN, de l’effondrement sans combat de l’État et de l’armée afghane, et de l’impact que cette conclusion (provisoire) à vingt ans de guerre aura pour la dynamique du djihadisme global, il est capital de se mettre en mesure de tirer des enseignements géostratégiques et scientifiques des conditions qui ont rendu ce dénouement possible.

Daniel Dory, docteur en géographie, HDR, maître de conférences à l’université de La Rochelle et Hervé Théry, géographe, directeur de recherche émérite au CNRS-Creda et professeur à la Universidade de São Paulo.

 

Une analyse de la nouvelle situation est d’autant plus opportune que dès le 26 août le spectaculaire attentat à l’aéroport de Kaboul réalisé par la branche locale de l’État islamique a démontré que le recours au terrorisme dans ce pays semble avoir encore un avenir prévisible à court et moyen terme. Dans ce but, en poursuivant nos recherches concernant l’espace-temps du terrorisme[1], on s’est attaché à fournir des éléments graphiques et cartographiques qui permettent d’engager une réflexion à vocation scientifique sur l’usage du terrorisme, entendu comme une technique particulière de communication violente[2], dans le contexte, ici, d’une insurrection victorieuse. On ne proposera donc pas maintenant une énième analyse « à chaud » de la situation géopolitique de l’Afghanistan actuel[3], mais bien quelques données de base qui peuvent servir de socle pour l’élaboration de recherches futures orientées à mieux comprendre le rôle du terrorisme dans l’évolution de la phase la plus récente de la « guerre afghane » qui débute en 2001. Pour ce faire, on procédera successivement à une analyse temporelle et spatiale de la violence (principalement) politique au cours de périodes successives, avant de nous intéresser aux actions de guérilla et terroristes réalisées par deux acteurs irréguliers que sont les talibans et l’émanation locale de l’État islamique.

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L’espace-temps de la violence en Afghanistan, 1973-2019

Pour comprendre les changements temporels de la violence (surtout) politique[4] en Afghanistan, on a utilisé les données de la Global Terrorism Database (GTD) dont la couverture débute pour ce pays en 1973 et s’arrête actuellement en 2019[5]. La figure 1 permet quelques constats préliminaires intéressants.

Figure 1. Évolution temporelle de la violence (surtout) politique en Afghanistan (1973-2019) en fonction de la nature des incidents.

En distinguant les actes en fonction des cibles visées, il est possible de départager, de façon certes préliminaire, mais cohérente, ceux qui relèvent d’actions de guérilla (s’attaquant aux forces armées, à la police et aux fonctionnaires gouvernementaux, porteurs d’une identité fonctionnelle), des autres cibles (civiles en général) dont l’identité vectorielle (susceptible de véhiculer des messages à différentes audiences) correspond au terrorisme proprement dit.

On constate alors une fréquence extrêmement révélatrice de ces deux catégories d’actions en fonction de périodes qui apparaissent clairement, et dont on peut rendre compte à l’aide d’une représentation cartographique adéquate. En tout état de cause, le passage à la forme « guérilla » à partir de 2012 est un fait qui se dégage incontestablement de ce graphique, marquant un tournant majeur de l’insurrection. Les cartes rassemblées dans la figure 2 permettent d’approfondir substantiellement l’analyse.

 

Figure 2. Distribution spatio-temporelle de la violence (surtout) politique en Afghanistan (1973-2019).

Cette carte rend compte de la localisation de la totalité des incidents violents au cours des quatre périodes qui se dégagent de l’examen de la littérature[6], et des discontinuités qui apparaissent dans la figure 1. La dernière période (carte principale) inclut, en fond d’image, une représentation schématique de la distribution des principales ethnies : donnée d’une énorme importance sachant, par exemple, le poids immense des Pachtounes (et de leurs normes culturelles) dans le mouvement taliban[7].

Sur les petites cartes (partie droite de la figure), la première période, antérieure à 2001, correspond essentiellement à la résistance à l’occupation soviétique (1979-1989), et à la guerre civile qui suivit jusqu’à la (première) prise de Kaboul par les talibans en 1996 avec le concours du Pakistan. Dans la mesure où la violence antisoviétique était entretenue et financée notamment par les États-Unis (et en partie canalisée par des relais comme Oussama ben Laden), on comprend que dans une base de données nord-américaine comme la GTD, peu d’actions perpétrées à cette époque soient répertoriées comme « terroristes[8] ».

La deuxième période (2001-2005) correspond à l’invasion de l’Afghanistan dans le cadre de la « guerre au terrorisme », et à la restructuration des talibans (et d’Al-Qaïda) après leur défaite sur le terrain[9]. L’activité armée qui monte progressivement en puissance est partagée entre terrorisme et guérillas, et tend à se concentrer dans les aires de peuplement pachtoun. La dynamique insurrectionnelle qui prend son essor en 2006 (troisième période) est perceptible tant sur l’histogramme que sur la carte correspondante. Les zones de violence deviennent plus étendues, et conforment une sorte d’anneau qui fait encore une large part au terrorisme, sans doute en relation avec les difficultés qu’éprouvent les insurgés à contrôler durablement des territoires. La dépendance des groupes armés envers plusieurs voisins (notamment le Pakistan, et dans une moindre mesure l’Iran et les groupes djihadistes des ex-républiques soviétiques au nord) contribue probablement à la localisation des zones d’activité armée à proximité de frontières internationales.

Enfin, la dernière période (2010-2019) correspond aux effets du désengagement graduel des États-Unis et de leurs alliés d’un bourbier afghan de moins en moins gérable sur les plans militaire et politique. Cette nouvelle situation se manifeste en décembre 2009, lorsque le président Obama annonce simultanément une augmentation notable des troupes US envoyées en Afghanistan pour faire face à la pression croissante des insurgés, et le retrait, à partir de 2011, des soldats américains (donc de l’OTAN) du pays. Les conséquences de cette bévue stratégique majeure ne se font pas attendre. L’échéance annoncée fournit aux talibans et à l’ensemble de la mouvance insurgée un calendrier pour réoccuper le terrain et saper ce qui reste des institutions étatiques survivant sous perfusion occidentale. Dès lors, la nature des incidents violents se transforme spectaculairement, comme le montre le graphique inclus dans la partie supérieure gauche de la figure 2. Il s’agit maintenant de conquérir du terrain, et la prédominance de la guérilla est indéniable (avec sans doute une urbanisation croissante du terrorisme, hypothèse qui reste à vérifier). Très rapidement, la dégradation sécuritaire du pays devient telle que les Nord-Américains finissent par entamer en 2018 des négociations avec les « terroristes » talibans, qui aboutiront aux accords de Doha, deux ans plus tard, et à la chute sans combat de Kaboul en 2021[10].

Une analyse comme celle que nous venons d’esquisser n’épuise pas, bien évidemment, toute la complexité du processus insurrectionnel afghan et ne rend que partiellement compte des conditions du recours au terrorisme par différents acteurs. Elle permet, en revanche, de fonder des réflexions et des hypothèses sur des faits contrôlés, ce qui est à la base de la démarche scientifique, notamment en matière d’études sur le terrorisme. Et à partir des acquis de cette première étape de notre recherche, il est possible d’aborder de nouvelles questions. Parmi lesquelles celle de la compétition entre talibans et État islamique sur le terrain afghan mérite un bref commentaire.

La compétition entre talibans et État islamique

La dernière période de l’insurrection afghane a (aussi) vu se développer, à partir de 2014-2015, l’implantation d’une émanation de l’État islamique (souvent désigné dans les sources anglophones comme : Khorasan Chapter of the Islamic State). Les modalités d’adaptation de cette variante du djihadisme salafiste en terrain afghan sont encore incomplètement comprises[11], mais son hostilité aux talibans (considérés au mieux comme infidèles) est hors de doute. Et des affrontements armés se sont déjà souvent produits entre les deux entités, et sont sans doute appelés à se poursuivre comme le suggère fortement l’attentat de l’aéroport de Kaboul mentionné plus haut, moins peut-être en raison des liens complexes (et souvent surestimés) entre les talibans et Al-Qaïda[12], que du fait de l’antagonisme entre le projet national des talibans et les ambitions globales de l’EI. Partant de ce constat, il était tentant d’explorer quelques aspects qui différencient ces entités sur le champ de bataille afghan. Ainsi, dans la figure 3, on a cartographié l’ensemble des actions attribuées aux deux groupes pour la période 2015-2019, qui comprend le début d’une réelle implantation de l’EI en Afghanistan et la limite des données disponibles dans la GTD.

 

Figure 3. Distribution comparée des incidents violents attribués aux talibans et à l’État islamique (2015-2019).

Deux constats majeurs se dégagent de la comparaison de ces cartes. D’abord, une très forte concentration de l’activité de l’EI à Kaboul et Jalalabad, qui contraste grandement avec la présence des talibans sur l’ensemble du territoire. Ensuite, la nature des actes est clairement différente au cours de cette dernière période, avec la prédominance des actions de guérilla pour les talibans, ce qui correspond à leur stratégie insurrectionnelle de contrôle territorial, alors que l’EI partage ses actions en faisant une place plus grande au terrorisme proprement dit (plus de la moitié des incidents).

Ces indications sont confirmées et rendues plus convaincantes encore par le calcul des barycentres et des « enveloppes » des actions de guérilla et de terrorisme des talibans et de l’État islamique (figure 4).

Figure 4. Talibans et État islamique, périmètres d’action comparés 2015-2019.


À ce propos, il n’est pas sans intérêt de souligner comment la recherche scientifique sur les aspects géographiques et géopolitiques du terrorisme tire actuellement parti d’innovations informatiques, conçues initialement dans de tout autres buts. En effet, les modules « barycentre » et « enveloppe » du logiciel Cartes et Données (Articque), originellement conçus pour optimiser les localisations commerciales et leurs zones de chalandise, trouvent ici une application inattendue, mais très révélatrice. Le premier calcule et situe le centre de gravité d’une série d’événements localisés (ici les actes violents), en tenant compte de leur « poids » (ici leur nombre). Le second trace le périmètre dans lequel ils se situent, avec la possibilité de laisser de côté les moins nombreux.

La figure réalisée en les combinant confirme que l’activité de l’EI se cantonne pour l’essentiel à Kaboul et Jalalabad, tandis que celle des talibans concerne presque tout le pays, avec une concentration forte dans les régions peuplées de Pachtounes et moindre dans celles peuplées de Baloutches (au sud), de Tadjiks (au nord) et d’Hazaras (au centre). D’autre part, en distinguant ce qui relève du terrorisme ou de la guérilla, ces cartes permettent une avancée significative dans la compréhension des processus à l’œuvre au cours de ces années. Pour une entité principalement terroriste comme l’État islamique au Khorasan, qui ne dispose sans doute que de bases d’appui physiques et démographiques très localisées à Kaboul (où se situe pratiquement le barycentre de leur activité terroriste), dans et autour de Jalalabad et dans un périmètre situé au centre nord du pays, le rayon d’action pour des actes terroristes et de guérilla est assez similaire et restreint. Les talibans, en revanche, qui disposent d’une solide base ethnique au sud-est de l’Afghanistan, et une capacité croissante à nouer des alliances conjoncturelles avec les représentants d’ethnies sunnites du nord ont des périmètres d’action beaucoup plus étendus.  Et si le recours au terrorisme par les talibans se réalise surtout, pour des raisons qui restent à élucider, dans deux zones situées au nord-ouest et sud-est du pays, le périmètre des actions destinées à assurer un contrôle croissant sur le territoire (donc relevant surtout de la guérilla) a la forme très significative d’un anneau continu. Fait très révélateur de leur implantation assez stable, le barycentre des deux catégories d’actes se situe quasiment au même endroit. Et dans un ensemble très majoritairement sunnite, on ne serait pas trop surpris de constater que le « trou » au milieu de l’anneau correspond à une zone de peuplement principalement hazara, donc chiite.

 

À un moment où les relations entre ces deux protagonistes principaux de la violence en Afghanistan ont déjà commencé à connaître une rapide évolution, il est intéressant de disposer de ces repères pour mieux comprendre les événements qui ne manqueront pas de se produire dans un futur plus ou moins immédiat. Sachant que la présence d’autres entités potentiellement terroristes comme Al-Qaïda, dont nous avons traité ailleurs[13], est susceptible de compliquer encore davantage un panorama qui ne manque pas d’incertitudes.

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Comment les talibans ont tiré profit de la géographie humaine de l’Afghanistan

 

[1] H. Théry, D. Dory, « Espace-temps du terrorisme », Conflits no 33, 2021, 47-50 ; H. Théry, D. Dory, « Solhan : cartographier le terrorisme et la dynamique territoriale d’une insurrection », Mappemonde no 131, 2021.

[2] D. Dory, « Le terrorisme comme objet géographique : un état des lieux », Annales de Géographie no 728, 2019, 5-36.

[3] Pour une bonne analyse « à chaud », quoique sans doute trop alarmiste : Asfandyar Mir, « Twenty Years After 9/11 : The Terror Threat from Afghanistan Post the Taliban Takeover », CTC Sentinel, vol. 14, no 7, 2021, 29-43.

[4] On insiste sur le mot « surtout » car en Afghanistan (comme ailleurs) une partie de la violence susceptible d’être répertoriée comme « terroriste » relève plutôt d’enjeux criminels ; tels que ceux liés au trafic d’opium, activité dont participent les groupes insurrectionnels tout autant que les autorités étatiques mises en place par l’OTAN.

[5] https://www.start.umd.edu/gtd/ Sur les caractéristiques de cette source, voir les références citées en note 1.

[6] Pour des raisons qui restent à élucider, la littérature sur l’Afghanistan est relativement rare parmi les publications qui relèvent des terrorism studies. On peut cependant consulter avec profit : A. Giustozzi, « Insurgency in Afghanistan », in P. Rich ; I. Duyvesteyn (Eds.), The Routledge Handbook of Insurgency and Counterinsurgency, Routledge, London-New York, 2014, 218-226 ; T. Bacon, D. Byman, « De-Talibanization and the Onset of Insurgency in Afghanistan, Studies in Conflict and Terrorism, 2021, (preprint) : DOI : 10.1080/1057610X.2021.1872159. On trouvera aussi un récit utile de la partie afghane de la « Guerre contre le terrorisme » dans : M. Hecker, E. Tenenbaum, La guerre de vingt ans, Robert Laffont, 2021.

[7] Sur ce point : N. Sahak, « Afghanistan : the Pashtun dimension of the war on terror », in D. Martin Jones et al. (Eds.), Handbook of Terrorism and Counterterrorism Post 9/11, Edward Elgar, Cheltenham, 2019, 179-195.

[8] Sur cette première période on peut lire : I. Westwell, « Terror in Afghanistan », in M. Crenshaw, J. Pimlott (Eds.), Encyclopedia of World Terrorism, Sharpe, Armonk, 1997, vol. 2, 504-505.

[9] Sur les perspectives de cette période, on lira l’article remarquablement prémonitoire de G. Dorronsoro, « Afghanistan : chronique d’un échec annoncé », Critique internationale no 21, 2003, 17-23.

[10] Une synthèse des aspects diplomatiques du conflit se trouve dans : M. Semple, « Terrorism and peace in Afghanistan », in Global Terrorism Index 2020, IEP/START, Sidney, 2020, 89-91.

[11] Pour une bonne introduction au sujet, voir : A. Baczko, G. Dorronsoro, « Logiques transfrontalières et salafisme globalisé : l’État islamique en Afghanistan », Critique internationale no 74, 2017, 137-152.

[12] Cf. S. Jones, « Al-Qaeda Terrorism in Afghanistan », in B. Hoffman, F. Reinares (Eds.), The Evolution of the Global Terrorist Threat, Columbia University Press, New York, 2016, 375-399.

[13] H. Théry, D. Dory, « L’Afghanistan va-t-il devenir une base arrière du terrorisme mondial ? », Conflits, 5 septembre 2021.

À propos de l’auteur
Hervé Théry et Daniel Dory

Hervé Théry et Daniel Dory

Hervé Théry est géographe, directeur de recherche émérite au CNRS-Creda et professeur à la Universidade de Sao Paulo. Membre du Comité Scientifique de Conflits. Daniel Dory. Chercheur et consultant en analyse géopolitique du terrorisme. A notamment été Maître de Conférences HDR à l’Université de La Rochelle et vice-ministre à l’aménagement du territoire du gouvernement bolivien. Membre du Comité Scientifique de Conflits.
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