La fixation des frontières du Brésil résulte d’un rapport de force et de l’édification de forts. Analyse du géographe Hervé Théry
Le fort Príncipe da Beira, le plus grand bâtiment militaire portugais hors d’Europe, a été construit en 1775. Sa localisation est étrange, en pleine Amazonie, à l’extrême ouest du Brésil. Pourquoi avoir construit ce fort dans un endroit aussi lointain et si peu accessible ?
L’explication est à chercher dans la géopolitique continentale du xviiie siècle. En janvier 1750, le traité de Madrid avait défini les frontières entre les colonies espagnoles et portugaises en Amérique du Sud et la construction de ce fort et d’une série d’autres qui les jalonnent a effectivement fixé l’actuelle frontière occidentale du Brésil.
La localisation avait donc du sens mais elle a eu pour conséquence de très grandes difficultés – et de très long délais – d’accès et d’acheminement des troupes et de leurs équipements. La distance entre le fort et Rio de Janeiro, la capitale du pays jusqu’en 1960, est d’environ 2 500 km à vol d’oiseau, mais le trajet réel était beaucoup plus long et très lent, en raison des limitations des moyens de transport disponibles : bateaux à voiles ou rames sur les trajets fluviaux, chevaux (ou mules) et souvent marche à pied pour contourner les rapides et pour passer d’un bassin fluvial à un autre.
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Jusqu’au début du xxe siècle, il prenait donc au moins entre deux et trois mois, voire plus selon les saisons (notamment en saison des pluies). Avec la mise en service des bateaux à vapeur sur l’Amazone et ses principaux affluents, dans la seconde moitié du xixe siècle, et la construction du chemin de fer Madeira-Mamoré (inauguré en 1912) qui contournait les chutes du Madeira, le voyage via Belém et Manaus est devenu beaucoup plus long (plus de 4 700 km au lieu d’un peu moins de 3 000) mais aussi plus rapide (trois semaines au lieu de trois mois).
Aujourd’hui, grâce aux routes transamazoniennes construites dans les années 1970, les trajets sont plus courts et plus rapides, se comptant en jours et non plus en semaines ou en mois, mais les kilométrages à parcourir sont toujours impressionnants. Il faut parcourir 341 km de pistes pour arriver à la route BR364 ; qui permet de rejoindre soit Manaus, soit le sud du pays : 1 620 pour Manaus et respectivement 2 418, 2 889 et 3 333 km pour Brasília, São Paulo et Rio de Janeiro, les capitales politique, économique et historique du pays.
Ce fort fait donc irrésistiblement penser au roman Le Désert des Tartares, de Dino Buzzati, l’histoire d’un jeune officier affecté à une garnison perdue dans une région reculée, à la frontière de l’empire. Il y attend les « Tartares », un ennemi mythique, qui ne viendra jamais. Combien de jeunes officiers brésiliens auront connu une attente semblable durant les deux cent quarante années écoulées depuis la construction du fort Príncipe da Beira ?