Une lutte géopolitique feutrée se joue en coulisse, celle de l’adoption de normes comptables de durabilité à l’international. Deux protagonistes s’opposent : l’initiative de l’International Sustainability Standards Board (ISSB), non affilié à un État, et celle de la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) de l’Union européenne. Avec la Chine aux aguets.
Alexandre Rambaud, AgroParisTech – Université Paris-Saclay
La comptabilité, langage fondamental des organisations structurant leur gestion et l’analyse de leur performance, façonne dès lors non seulement les entreprises, mais aussi la finance et l’économie. Sa normalisation étendue aux enjeux de durabilité est vue comme cruciale. Plus d’une trentaine de pays adoptent actuellement une telle normalisation.
Deux initiatives constituent le socle des orientations retenues par ces pays : celle de l’Union européenne, via la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), et celle de l’organisme américain de droit privé, l’International Sustainability Standards Board (ISSB). Dans ce contexte, la Chaire Double matérialité vient de publier une analyse géopolitique et critique de ces deux avancées normatives. Qui de l’ISSB ou de CSRD s’imposera dans l’évolution de la normalisation comptable à l’international ?
Au moment où la CSRD est en rediscussion au sein de l’Union européenne, avec certaines demandes d’alignement complet sur l’ISSB, il est nécessaire de contribuer à alimenter le débat. Ces questions jugées très techniques sont pourtant déterminantes pour nos économies et… la géopolitique future.
ISSB et CSRD : deux visions opposées
Structurellement, l’initiative de l’ISSB et de l’Union européenne diffère par une vision radicalement opposée de la durabilité. La première repose sur le principe de la « matérialité financière », tandis que la seconde est fondée sur la « double matérialité » (DM). Issu de du terme anglais juridique materiality, « matérialité » signifiant « importance de l’information ».
Pour l’ISSB, la comptabilité durable doit uniquement prendre en compte les impacts de l’environnement – naturel et social – sur la performance financière de l’entreprise. Pour la CSRD et le principe de double matérialité, il s’agit de prendre en compte également les impacts de l’entreprise sur l’environnement. Cette divergence a des implications profondes en termes d’alignement ou non sur des exigences scientifiques écologiques.
ISSB, normes privées et souveraineté
Créé en 2021, l’International Sustainability Standards Board (ISSB) est un organisme de droit privé ; la Fondation qui l’abrite relève du droit des États-Unis. Son rôle est d’étendre les normes comptables International Financial Reporting Standards (IFRS) – les principales normes comptables internationales des entreprises depuis les années 1970 – aux enjeux de durabilité. Ces nouvelles normes se nomment donc les IFRS S – S pour Sustainability. L’adoption des IFRS par un État ne conditionne pas l’adoption des IFRS S, mais peut la faciliter.
Les IFRS – financières et durable – sont des normes privées, dont la légitimité repose uniquement sur celle que les acteurs publics ou privés souhaitent leur accorder. La plupart des États dans le monde ont adopté progressivement les IFRS – financières – pour les comptes de certaines de leurs entreprises, notamment cotées. À l’exception notable des États-Unis.
Ce refus s’explique en partie par une question de souveraineté. Les États-Unis ne souhaitent pas déléguer leurs propres normes comptables financières à un organisme privé. Une autre raison: les normes comptables devraient servir l’intérêt public d’un État donné. Ce dernier point pose question si elles sont émises par un organisme privé, qui n’est pas non plus une organisation internationale, au sens du droit international.
CSRD et soft power européen
Votée en 2022, la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) est une démarche officielle de l’Union européenne. Elle impose à certaines entreprises de se conformer aux normes européennes de comptabilité durable ou European Sustainability Reporting Standards (ESRS), incluses dans la CSRD. La France a été le premier pays à transposer la CSRD, notamment du fait de sa place prépondérante dans les travaux à l’origine de cette directive.
Nous sommes dans deux registres différents de l’évolution comptable et du débat public afférent : l’un par la « loi » votée démocratiquement – la CSRD –, l’autre – l’ISSB – par la norme privée.
L’Union européenne dispose d’une influence importante dans la diffusion de règles comptables de durabilité à l’international. Elle peut s’appuyer sur le principe d’extra-territorialité de la CSRD, applicable dès 2028. De fait, cette directive aura des effets pour des entreprises de pays tiers. La Securities and Exchange Commission (SEC) aux États-Unis a reconnu, par exemple, que le nombre d’entreprises états-uniennes qui pourraient être concernées par les ESRS n’est pas négligeable. L’Union européenne possède également un atout : 80 % des encours de la finance dite durable se situent au niveau de son territoire. De facto, les investisseurs intéressés par des produits financiers durables ne peuvent contourner réellement l’espace européen.
Positions du Bostwana et de la Chine
La scène internationale de cette normalisation est clairement occupée par l’ISSB et l’Union européenne, avec leurs deux approches radicalement différentes de la comptabilité durable et de l’intérêt public. Ces acteurs alimentent une réelle géopolitique de la normalisation comptable de durabilité. La géopolitique de la norme comptable financière a été longuement étudiée. Elle met en évidence les conflits et jeux de pouvoir autour de ces normes structurant le monde de l’entreprise et de la finance. La nouveauté ? L’adapter aux enjeux de la normalisation de durabilité, émergents, mais bien présents.
Une illustration de l’influence européenne est la normalisation comptable de durabilité du Bostwana, une des places financières les plus stables d’Afrique. Ce pays a non seulement retenu le principe de double matérialité en 2024, mais a également pris les ESRS comme guide pour ses propres normes.
La Chine, de son côté, a officiellement adopté le principe de la double matérialité en 2024. Elle se rapproche de la position européenne, tout en indiquant s’aligner sur les IFRS S. Cet alignement, qui pourrait sembler opposé à la vision en double matérialité, cache plutôt une adoption de façade, en lien avec l’approche que la Chine a toujours eue des IFRS. La Chine conserve ainsi une attitude complexe vis-à-vis de ces normes. Elle les a acceptées, mais sans jamais réellement intégrer tous leurs principes, notamment celui de la prégnance de la « juste valeur » dans les comptes. Ce dernier correspond schématiquement à un alignement de la comptabilité sur les marchés financiers.
Plusieurs blocs émergent
Dans ce contexte, plusieurs blocs géopolitiques semblent émerger et doivent être confirmés.
L’ISSB, acteur non étatique, dispose d’un rôle déterminant, mais non encore stabilisé dans la future cartographie des normes comptables de durabilité internationale. Quant à l’Union européenne, elle dispose d’une influence certaine à l’international. Ses positions alimentent un débat et des prises de position par différents États sur leur propre normalisation. Indépendamment de l’élection de Trump, de leur côté, les États-Unis rejettent massivement ces questions. La Chine se positionne fortement sur ces enjeux, en lien avec sa politique d’investissements verts.
Sont à suivre notamment dans le futur les positions des pays africains, du Canada, tiraillé notamment entre la position des États-Unis et de l’Union européenne, et de l’Asie, en partie dans la sphère d’influence de la Chine.
Alexandre Rambaud, Maître de conférences en comptabilité – Co-directeur des chaires « Comptabilité Ecologique » et « Double Matérialité », AgroParisTech – Université Paris-Saclay
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.