L’Égypte des négrophobes éclairés d’Amérique : la réinterprétation sudiste de l’Antiquité au service de l’idéologie esclavagiste

9 avril 2025

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Photo : Slave masters in ancient Egypt scourge and entreat workers to haul their load. Date: ancient

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L’Égypte des négrophobes éclairés d’Amérique : la réinterprétation sudiste de l’Antiquité au service de l’idéologie esclavagiste

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Au XIXe siècle, l’Égypte antique devint un champ de bataille symbolique entre abolitionnistes et esclavagistes aux États-Unis. Les intellectuels sudistes utilisèrent l’égyptomanie pour légitimer l’esclavage en construisant une lecture racialiste du passé égyptien. Ainsi, l’ordre hiérarchique des plantations trouvait son reflet dans l’organisation antique de la vallée du Nil.

Au XIXe siècle, dans un contexte de montée des tensions entre abolitionnistes et esclavagistes aux États-Unis, l’Égypte antique devint l’un des terrains symboliques majeurs de la bataille idéologique autour de la race, de l’histoire et de la légitimation de l’esclavage. Tandis que les abolitionnistes mobilisaient les récits bibliques pour dénoncer la brutalité du système esclavagiste, les intellectuels sudistes, eux, s’employèrent à construire une lecture racialiste du passé égyptien. Loin de se limiter à une fascination exotique, l’égyptomanie sudiste se fit instrument politique et scientifique, nourrissant un imaginaire où l’ordre hiérarchique des plantations trouvait son reflet dans l’organisation antique de la vallée du Nil.

Loin d’être anecdotique, cette mobilisation de l’Égypte s’inscrit dans un ensemble cohérent de discours où science raciale, théologie esclavagiste et géographie symbolique se renforcent mutuellement. À travers les crânes de momies étudiés par Samuel George Morton, l’Égypte devient un laboratoire racial destiné à prouver l’infériorité des Noirs. Les récits bibliques, tels que la malédiction de Cham, alimentent une lecture religieuse qui fait de l’esclavage un ordre voulu par Dieu. Avec Types of Mankind (1854), ces arguments sont synthétisés dans un récit pseudo-scientifique global. Enfin, le territoire sudiste lui-même se peuple de références : le Mississippi devient un « Nil américain », et des pyramides confédérées matérialisent cette filiation antique.

Cet article explore comment l’Égypte antique, réinterprétée par les penseurs sudistes, a servi de matrice à la fois mythologique, scientifique et religieuse pour justifier la domination blanche. En analysant ce processus, on comprend comment un passé lointain peut être mobilisé pour légitimer un ordre social contemporain — et comment les pierres des pyramides ont pu, symboliquement, soutenir les fondations des plantations.

L’Égypte antique comme laboratoire racial : la preuve par le crâne.

Dans un article publié le 27 mars 1835 dans le Painesville Telegraph et intitulé « Mummies », un commentateur décrivait un crâne égyptien en des termes sans équivoque : « La tête se rapproche de la forme de l’orang-outang. Les régions occipitale et bazillaire sont très grandes ; la tête indique une personne de la plus basse catégorie d’êtres humains. La calomnie, la lutte et la dévotion aux passions étaient sans aucun doute des traits particuliers de son caractère ». [1]Cette vision dégradante préfigure le projet pseudo-scientifique de hiérarchisation raciale qui allait s’incarner dans les travaux de Samuel George Morton.

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Le 23 février 1844, Morton, médecin de Philadelphie surnommé par ses détracteurs le « Golgotha américain » pour sa collection de crânes humains, publie Crania Ægyptiaca. Dédicacé à « à George R. Gliddon, […] auteur de ‘Ancient Egypt’ » cet ouvrage constitue le second volet de son œuvre craniologique, après Crania Americana (1839). Morton y applique sa méthode de mesure des capacités crâniennes à des momies égyptiennes, cherchant à démontrer que les anciens Égyptiens appartenaient à la race caucasienne, et non à la race noire africaine.

Ce catalogue scientifique fut remis au planteur et diplomate William Brown Hodgson (1801-1871)[2], qui le transmit aussitôt à John C. Calhoun (1782–1850)[3], figure emblématique du sudisme, le qualifiant de « soutien puissant » aux « institutions particulières » du Sud.

Dans un contexte de montée des tensions entre Nord abolitionniste et Sud esclavagiste, les théories de Morton rencontrèrent un grand succès, car elles offraient une justification scientifique à l’ordre racial esclavagiste[4]. Il affirmait ainsi : « J’ai en ma possession 79 crânes de Noirs nés en Afrique […]. Sur la totalité, on compte 58 adultes […] dont la taille moyenne du cerveau s’établit à 1 393 cm³ » [5].

L’École américaine d’anthropologie, fondée autour de Morton, concentra ses recherches sur « les occupants extrêmement anciens et hautement civilisés du Nilotica Tellus Classique » [6] avec un objectif explicite : dissocier l’Égypte antique de l’Afrique noire, afin de priver les Afro-Américains de toute filiation civilisationnelle. En érigeant l’Égypte blanche comme modèle de société avancée et esclavagiste, la craniologie prétendait établir « un fait de la nature, divinement sanctionné » : l’inégalité raciale[7].

Cette logique fut reprise par d’autres théoriciens sudistes, comme le médecin louisianais Samuel A. Cartwright (1793-1863), qui écrivait en 1851 : « Le cerveau [du nègre] est inférieur d’un neuvième ou d’un dixième à celui des autres races d’hommes, son angle facial est plus petit… » [8]. Les travaux de Morton contribuèrent à instaurer un parallèle artificiel entre l’Égypte ancienne et le Sud des États-Unis : selon ces racialistes, l’étude des crânes prouvait que les hiérarchies raciales étaient immuables, et que « les Noirs étaient nombreux en Égypte, mais leur position sociale dans l’Antiquité était la même que celle d’aujourd’hui, c’est-à-dire celle de serviteurs ou d’esclaves » [9].

Ainsi, dans l’Amérique du XIXe siècle, l’Égypte devient un véritable laboratoire idéologique. Elle cristallise les angoisses sur les origines de l’humanité et sur la légitimité de l’ordre esclavagiste. Pour les Sudistes, admettre que les anciens Égyptiens aient pu être noirs reviendrait à reconnaître aux Noirs la capacité de bâtir des civilisations majeures, et donc à remettre en cause leur prétendue infériorité. Un article publié dans le Richmond Enquirer du 12 juin 1846 résume bien cette inquiétude. Signé par un certain W.B., il affirme : « Si l’on parvenait à montrer que les anciens Égyptiens étaient des nègres, la race caucasienne devrait se taire pour toujours au sujet de l’infériorité de la race noire. En effet, les Noirs seraient reconnus comme nos prédécesseurs, et nous leurs débiteurs pour ce dont nous jouissons » [10].

Le sudisme biblique : Dieu, Cham et la justification de l’esclavage

« Et il dit : Maudit soit Canaan ! Qu’il soit l’esclave des esclaves de ses frères ! » (Genèse 9:25). Ce verset biblique fut au cœur des justifications théologiques de l’esclavage dans le Sud des États-Unis au XIXe siècle. Lorsque paraît en 1852 La Case de l’oncle Tom d’Harriet Beecher Stowe, ouvrage dénonçant les violences infligées aux esclaves, l’accueil nordiste est enthousiaste. Le roman est perçu comme une dénonciation puissante de l’échec des compromis successifs entre le Nord et le Sud. En revanche, dans le Sud, l’ouvrage est violemment rejeté : on y voit une attaque contre une institution non seulement sociale et économique, mais surtout religieuse, considérée comme voulue par Dieu.

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Dans ce contexte, les débats entre monogénisme et polygénisme structurent les discours raciaux[11]. Les monogénistes affirment que toutes les races descendent d’un ancêtre commun, Adam, ce qui pose une base théologique potentielle d’égalité. À l’inverse, les polygénistes — comme Josiah Nott, George Gliddon ou Louis Agassiz — défendent l’idée que les races ont été créées séparément, ce qui justifie leur inégalité essentielle. Comme le formule Nott : « Le grand problème est celui de l’origine commune des races, car il est lié non seulement à certains dogmes religieux, mais aussi à la question plus pratique de l’égalité et la perfectibilité des races » [12].

Pour les intellectuels sudistes polygénistes, la Bible est relue à l’aune de cette hiérarchie raciale. Le récit de la malédiction de Cham et la marque de Caïn deviennent les fondements scripturaires de la servitude éternelle des Noirs. Le médecin sudiste Samuel A. Cartwright explique ainsi : « Le Livre de la Genèse nous apprend que Noé avait trois fils, Sem, Cham et Japhet, et que Canaan, le fils de Cham, était condamné à être le serviteur des serviteurs de ses frères […] L’histoire, l’anatomie et la physiologie prouvent toutes que le nègre était destiné à occuper la position d’un plieur de genoux soumis, comme le déclarent les Écritures » [13].

Même parmi les monogénistes, certains justifient l’esclavage. Josiah Priest (1788-1851) dans Bible Defence of Slavery (1851), tente de prouver l’infériorité des Noirs en avançant que Dieu aurait « mis un sang différent dans l’utérus de la mère de Cham » [14].

Cette relecture biblique était partagée par nombre d’esclavagistes chrétiens, qui voyaient dans la servitude un devoir moral. Pour James H. Hammond, « Il est de notre devoir de chrétien de prendre soin de ceux qui ne peuvent pas prendre soin d’eux-mêmes. Le nègre, sans le guide de l’homme blanc, tomberait dans la dépravation païenne » [15]. Cette rhétorique paternaliste affirmait que la souffrance de l’esclave reproduisait le sacrifice du Christ et ouvrait ainsi la voie au salut. Dans le même esprit, John Fletcher, dans Studies on Slavery (1852), défend l’idée que : « les races de Cham n’ont pas été soumises à l’esclavage pour l’avantage particulier de Sem et de Japhet, mais parce que, dans cet esclavage, leur condition serait plus élevée et meilleure que dans un état de liberté […] La maison des pauvres n’a pas été créée pour le bénéfice particulier de son gardien, mais pour celui de ses sujets » [16].

Pour les penseurs sudistes, l’esclavage n’était pas un mal, mais un ordre providentiel. Le sénateur Robert Barnwell Rhett (1800-1876) va jusqu’à affirmer que les Noirs ne possèdent aucune histoire intellectuelle : « L’histoire de la race noire est simplement une page d’histoire naturelle. La race n’a pas eu d’histoire intellectuelle parce que Dieu ne l’a pas dotée des facultés nécessaires » [17].

Dans cette vision du monde, l’esclavage constituait le fondement même de la société sudiste. Il était conçu comme juste, naturel, et béni par Dieu. John Fletcher le résume sans ambiguïté : « QUE DIEU SOURIT À L’INSTITUTION DE L’ESCLAVAGE » [18].

Types of Mankind et la réécriture raciale de l’Égypte.

En 1851, le sénateur sudiste Robert Barnwell Rhett affirmait avec assurance que « l’esclavage a existé à toutes les époques, et l’esclavage des nègres était courant en Égypte il y a 5 000 ans » [19]. Cette conviction — plaçant l’esclavage noir au cœur des plus grandes civilisations antiques — préfigure les thèses développées trois ans plus tard dans Types of Mankind (1854). S’appuyant sur une scène extraite d’un bas-relief de Thèbes, les auteurs y décrivent : « L’esclavage existait en Égypte 1500 ans avant J.-C. Un scribe égyptien, de couleur rouge, enregistre les esclaves noirs, dont les hommes, les femmes et leurs enfants sont représentés, ces derniers ayant même les petites touffes de laine dressées sur la tête » [20].

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Publié en hommage à Samuel George Morton, Types of Mankind est l’œuvre monumentale de George R. Gliddon et Josiah C. Nott, deux théoriciens racialistes polygénistes. Riche de plus de 700 pages, l’ouvrage combine craniologie, iconographie, exégèse biblique et références historiques pour légitimer l’idée d’une hiérarchie raciale immuable, dans laquelle les Noirs occupent la position la plus basse. Les auteurs s’appuient notamment sur des bas-reliefs égyptiens, interprétés à dessein pour montrer les Noirs en position de soumission, comme captifs ou serviteurs, notamment dans les scènes de guerre et de campagnes militaires[21].

Ainsi, selon Nott et Gliddon, « notre nègre […] provient des bas-reliefs de Ramsès III (XXe dynastie, treize siècles av. J.-C.), à Medeenet-Haboo […] La tête […] sert à montrer à quel point les artistes égyptiens ont parfaitement représenté ces races » [22]. Cette lecture visuelle, prétendument objective, vise à fournir une preuve matérielle de l’infériorité des Noirs, présente dès l’Antiquité.

Pourtant, cette lecture est contestée par des voix afro-américaines et abolitionnistes, qui soutiennent que les anciens Égyptiens étaient noirs, en s’appuyant sur la Table des Nations dans la Genèse, selon laquelle Cham, père de Mizraïm, aurait peuplé l’Égypte. Gliddon s’oppose fermement à cette interprétation dans Ancient Egypt, qualifiant cette hypothèse d’« absurde » : « Canaan n’a pas été physiquement modifié à la suite de la malédiction. Il est resté un homme blanc […] Combien sans fondement est cette théorie […] qui ferait de Cham le père des Nègres ! » [23].

En s’appuyant sur des arguments anthropologiques et iconographiques, Gliddon et Nott vont même au-delà de l’exégèse. Tous deux défendent la théorie pré-adamique, selon laquelle les Noirs ne descendent pas d’Adam, mais constituent une lignée distincte, antérieure et inférieure. Associés à Louis Agassiz, ils mobilisent la craniologie de Morton pour affirmer que les Africains appartiennent à une race biologiquement à part, inapte à la civilisation. Cette exclusion du récit biblique universel permet de légitimer l’ordre esclavagiste sudiste en ancrant la hiérarchie raciale dans la nature et dans l’histoire.

Très populaire dans les cercles sudistes, Types of Mankind s’est rapidement imposé comme une référence pseudo-scientifique. Par sa capacité à mêler érudition, science raciale et rhétorique biblique, l’ouvrage offrait une légitimation rassurante, prétendument objective, de la hiérarchie raciale défendue par le Sud. Comme l’écrit John Campbell dans Negro-Mania (1851), dans un écho explicite à cette vision : « C’est dans le Delta que les premiers Égyptiens se sont établis — là se trouvent les plus anciens monuments. Toute tentative de rattacher l’Égypte à une origine éthiopienne est une absurdité contraire à l’histoire, à la nature et à la Bible » [24].

Illustrations extraites de l’ouvrage Indigenous Races of the Earth (1857) de Josiah C. Nott et George Gliddon, qui défend une vision raciste de la science en plaçant les Noirs entre les Blancs et les chimpanzés sur l’échelle de l’intelligence.

Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/George_Robin_Gliddon#/media/Fichier:Races_and_skulls.png

Cette « Égypte de l’Ouest » : le miroir pharaonique sudiste.

Dans l’imaginaire américain du XIXe siècle, l’Égypte antique devient un puissant miroir dans lequel le Sud esclavagiste se projette. Abraham Lincoln lui-même évoque « l’Égypte de l’Ouest » pour désigner la vallée du Mississippi, comparant ce territoire fertile au grenier à blé de l’Antiquité[25]. Ce parallèle géographique s’inscrit dans une volonté plus large d’inscrire les États du Sud dans une filiation antique prestigieuse. Le Mississippi devient ainsi « le Nil américain », selon l’expression de John Overton[26].

Cette analogie prend également corps dans la toponymie américaine : Memphis (fondée en 1819), Thèbes (1846), Le Caire (1858) ou encore Karnak (1905) sont autant de noms qui traduisent une appropriation symbolique de l’héritage égyptien. Elle s’accompagne d’un discours culturel et idéologique : pour les élites sudistes, l’Égypte antique incarne une société hiérarchisée, gouvernée par une élite éclairée, et fondée sur le travail servile — une image dans laquelle ils reconnaissent leur propre ordre social.

L’écrivain sudiste George Fitzhugh (1806-1881) illustre cette vision : « Si l’on remonte le cours des âges, les monuments les plus nobles et les plus anciens de l’intelligence et de l’énergie humaines sont les œuvres des mécaniciens […] le mécanicien avait construit des pyramides, des murs, des villes et des temples qui ont défié l’usure et la corrosion du temps […] Sic itur ad astra ! Que le Sud ambitieux cultive et ne dédaigne pas les arts mécaniques. » [27]. À travers ce discours, Fitzhugh incite le Sud à s’inspirer de l’Égypte pour affirmer sa propre grandeur.

L’Égypte devient aussi un modèle de légitimation morale. John C. Calhoun qualifie l’esclavage de « bien positif », tandis que Fitzhugh affirme : « La civilisation la plus ancienne […] est celle de l’Égypte. Lorsque son asservissement cesse, [le Noir] redevient sauvage. » Thomas Dew complète cette vision par une justification paternaliste : « Puisque l’esclave est heureux… devons-nous troubler son contentement ? » Ces discours figent l’esclavage comme un ordre naturel, ancien et bénéfique[28].

Cette projection égyptienne culmine au moment de la guerre de Sécession. Après la défaite du Sud, l’Égypte devient une métaphore du Sud vaincu : une civilisation déchue mais glorieuse. Edward Fontaine (1814-1884), ethnologue et partisan du Sud, affirme en 1877 : « De véritables spécimens de nègres noirs à tête laineuse sont représentés par les anciens artistes égyptiens enchaînés, esclaves, et même chantant et dansant, tels que nous les avons vus dans les plantations du Sud au cours de ce siècle » [29]. Il établit ainsi une continuité entre les hiérarchies antiques et l’ordre esclavagiste américain.

Dans cette perspective, l’Égypte n’est pas simplement une référence historique, mais un modèle civilisationnel. Elle représente une société stable, patriarcale et prospère, gouvernée par une élite raciale. Pour les défenseurs du Sud, elle offre une légitimation du système esclavagiste comme socle des grandes civilisations.

Cette vision trouve aussi une expression matérielle dans les paysages funéraires du Sud. Entre 1865 et 1885, les Ladies Memorial Associations (LMA) firent ériger de nombreux monuments commémoratifs dans les cimetières, souvent marqués par une esthétique antique. Le plus emblématique est sans doute celui construit en 1869 à Richmond par la Hollywood Memorial Association. Conçu par l’ingénieur Charles H. Dimmock (1831-1873), ce monument en forme de pyramide — haute de 27 mètres — fut dédié aux soldats confédérés. L’usage du style égyptien, inédit à l’époque dans l’architecture commémorative du Sud, visait à inscrire la mémoire confédérée dans l’éternité et la grandeur antique. Il cristallise l’association symbolique entre l’Égypte et le Sud défait, élevé au rang d’« empire disparu ».

Cette territorialisation de l’égyptomanie sudiste donne une matérialité au mythe. En adoptant les codes architecturaux et symboliques de l’Antiquité pharaonique, le Sud forge une identité mémorielle fondée sur la grandeur perdue. L’Égypte devient ainsi l’image inversée et idéalisée d’un Sud aristocratique, esclavagiste et hiérarchisé : une « Égypte de l’Ouest », enracinée dans le sol américain.

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L’analyse de l’égyptomanie sudiste au XIXe siècle montre comment un passé réinterprété peut devenir une source de légitimation politique. En mobilisant l’Antiquité égyptienne comme modèle de société stable et hiérarchisée, les intellectuels sudistes ont construit un récit cohérent et persuasif de leur propre ordre social. Loin d’être un simple ornement culturel, l’Égypte devient une preuve, une analogie, un miroir où le Sud esclavagiste se reconnaît et se glorifie. Cette relecture racialiste de l’Antiquité a contribué à forger un exceptionnalisme sudiste dont les échos se prolongent bien au-delà de la guerre de Sécession. Comme l’observait avec ironie l’abolitionniste britannique Wilson Armistead, les théoriciens sudistes apparaissent comme « les négrophobes éclairés d’Amérique »[30], révélant l’hypocrisie d’un discours qui se voulait savant et moral, tout en servant la perpétuation de l’oppression raciale.

En fin de compte, l’égyptomanie sudiste révèle la puissance du passé comme outil de domination symbolique : elle inscrit dans les pierres des pyramides la hiérarchie des plantations.

Bibliographie

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[1] « the head indicating motherly goodness […] superior head, it will compare in the regions of the sentiments with any in our land; passions mild. […] The head approximates to the form of the orang outang. The occipated and bazillar regions very large; the head indicating a person of the lowest grade of human beings. Slander, fight, and devotion to the passions were undoubtedly peculiar traits in her character. » « Mummies » Painesville Telegraph, 27 mars 1835, Vol.VI, n°40 cité dans Wolfe, Mummies, p. 109-110.

[2] Grâce au mariage avec la fille du gouverneur de Géorgie, Margaret Telfair, William Brown Hodgson est devenu par cette union, propriétaire des plantations Telfair près de Savannah. Hodgson connaissait Morton et communiquait fréquemment avec le médecin américain. Le nouveau planteur géorgien ne cachait pas son soutien à l’institution esclavagiste sudiste, faisant même de sa maison un lieu d’exposition de ses esclaves domestiques.

[3] L’ouvrage de Morton « a fait sensation et a excité les Sudistes à la stupéfaction des Nordistes » William Brown Hodgson à Morton 2 mai 1844, Mortons Papers, LCP cité dans William Stanton, The Leopard’s Spots, Chicago : University of Chicago Press, 1960, p. 52 et dans Robert Bernasconi, “Black Skin, White Skulls: The Nineteenth Century Debate over the Racial Identity of the Ancient Egyptians”, Parallax 13:2, 2007, p. 21, note 65.

[4] Colbert, Charles, A Measure of Perfection: Phrenology and the Fine Arts in America, Chapel Hill: University of North Carolina Press, 1997, p. 118-122 ; Horsman, Reginald, Race and Manifest Destiny: The Origins of American Racial Anglo-Saxonims, Cambridge: Harvard University Press, 1981, p. 142-145. ; Fowler, Orson S., et Fowler, Lorenzo N., Phrenology Proved, Illustrated, and Applied, 35th ed., New York, 1846, p. 26. ; Nott, Josiah C., Two Lectures on the Connection Between the Biblical and Physical History of Man, Delivered bu Invitation, From the Chair of Political Economy, etc., of the Louisiana University, in December, 1848, New York: Negro Universities Press, 1849, réédition 1969, p. 23.

[5] Pour mesurer les crânes, Samuel George Morton utilisait des graines de moutarde blanche tamisés pou définir le volume crânien puis ensuite il utilisera du plomb.  Morton, Crania Aegyptica, p. 113.

[6] Voir J. Aitken Meigs, « The Cranial Characteristics of the Races of Men” dans Indigenous Races of the Earth de Josiah C. Nott et George R. Gliddon, 1857 ; Philadelphia : J.B. Lippincott & Co, 1868, p. 321.

[7] Nudelman, Franny, John Brown’s Body: Slavery, Violence, & Culture of War, Chapel Hill: University of North Carolina Press, 2004, p. 48.

[8] « [Negro’s] brain is a ninth or tenth less than in other races of men, his facial angle smaller… » Samuel A. Cartwright, “Report on the Diseases and Physical Peculiarities of the Negro Race”, The New Orleans Medical and Surgical Journal, mai 1851, p. 692.

[9] Morton, Crania Aegyptiaca, 1844, p. 158.

[10] W.B., “Color of the ancient Egyptians”, Richmond Enquirer, 12 juin 1846, p. 2 cité dans Bonnefoy, Baptiste, “L’héritage de Cham #1-Les débats savants sur les origines de l’Égypte ancienne (1800-1850) », dans RelRace-Religions, lignages et « race », le 2 novembre 2020. Disponible sur https://relrace.hypotheses.org/658

[11] Les monogénistes sont les partisans d’une origine commune de l’humanité à partir d’Adam alors que les polygénistes soutiennent que chaque race a été créée séparément.

[12] “The grand problem is that which involves the common origin of races; for upon (it) hang(s) not only certain religious dogmas, but the more practical question of the equality and perfectibility of races” Nott, Two Lectures, p. 50-51.

[13] « We learn from the Book of Genesis, that Noah had three sons, Shem, Ham and Japheth, and that Canaan, the son of Ham, was doomed to be servant of servants unto his brethren. […] History, anatomy and physiology all prove that the negro was intended to occupy the position of a submissive knee-bender, as declared in the scriptures. » ibid.

[14]Michaud, Maud, « Les usages de la malédiction de Cham dans les débats sur l’abolition de l’esclavage », dans RelRace-Religions, lignages et « race » publié le 08 janvier 2021 sur Hypotheses. Disponible sur : https://relrace.hypotheses.org/923#2

[15] “It is our Christian duty to care for those who cannot care for themselves. The negro, without the guiding hand of the white man, would fall into heathen depravity.” Hammond, James H., Selections from the Letters and Speech of the Hon. James H. Hammond of South Carolina, New York: John F. Trow & Co., 1866,

[16] “The races of Ham were not made subject to slavery for the especial benefit of Shem and Japheth; but because, in such slavery, their condition would be more elevated, and better, than in a state of freedom […] The poor- house was not made for the especial benefit of its keeper, but for its subjects”.

[17] « The history of the Negro Race is simply a page of natural history. The race had no intellectual history because God had not endowed it with the necessary faculties. » R. B. Rhett, « Essay on Slavery » dans Scarborough, William K., « Propagandists for Secession: Edmund Ruffin of Virginia and Robert Barnwell Rhett of South Carolina », The South Carolina Historical Magazine, Juin-Octobre, 2011, vol. 112, n°3/4, p. 126-138.

[18]« We may apply the test, and safely infer, THAT GOD SMILES ON THE INSTITUTIONOF SLAVERY”. Fletcher, John, Studies in Slavery. In Easy Lessons. Compiled into Eight Studies and Subdivided into short lessons for the Convenience of Readers, Charleston: Mc Carter & Allen, 1852.

[19] « Slavery has existed in all ages and negro slavery was common in Egypt 5,000 years ago. » R. B. Rhett, « Essay on Slavery » dans Scarborough, William K., « Propagandists for Secession: Edmund Ruffin of Virginia and Robert Barnwell Rhett of South Carolina », The South Carolina Historical Magazine, Juin-Octobre, 2011, vol. 112, n°3/4, p. 126-138.

[20] « Slavery existed in Egypt 1500 years B.C. An Egyptian scribe, colored red, registers the black slaves; of which males, females, and their children are represented; the latter even with the little tufts of wool erect upon their heads » Types of Mankind, p. 252.

[21] Voir Gould, op. cit. p. 81.

[22] “Our Negro is from the bas-reliefs of Ramses III. (XXth dynasty, thirteen centuries B. c.), at Medeenet-Haboo,(…). The head(…) serves to show how perfectly Egyptian artists represented these races.” Types of Mankind, p. 250.

[23] « Canaan was not physically changed in consequence of the curse. He ever remained a white man, as did, and do, all his many descendants. No scriptural production can be found, that would support an hypothesis so absurd, as that, in consequence of the curse, Canaan was transmuted into a negro … If then with the curse branded on Canaan, and on his whole posterity, the Almighty did not see fit ti change his skin, his hair, bones, or any portion of his physical structure, how unjust, how baseless is that theory (unsupported by a line in Scripture, and in diametrical opposition to monumental an historical testimony), which would make Canaan’s immediate progenitor, Ham, the father of the Negroes ! or his apparently blameless brother, Mizraïm, an Ethiopian” Gliddon, Ancient Egypt, p.41.

[24] Campbell, John, Negro-Mania, 1851, p. 12.

[25] “True to themselves, they will not ask where a line of separation shall be, but will vow rather that there shall be no such line. Nor are the marginal regions less interested in these communications to and through them to the great outside world. They, too, and each of them, must have access to this Egypt of the West without paying toll at the crossing of any national boundary ». Lincoln, Abraham, Second Annual Message.

[26] “This noble river, may, with propriety, be denominated the American Nile….The general advantages of Memphis,are owing to its being founded on the Mississippi, one of the large stand most important rivers on the globe” Overton, John, publicité pour Memphis (Tennessee), The Port Folio, 1820 cité dans Harkins, John E., et al., Metropolis of the American Nile: An Illustrated History of Memphis and Shelby County, Woodland Hills: Windsor Publication, 1982, p. 34 ; Cité également dans Trafton, Scott, Egypt Land, p. 16.

[27] « Looking back through the vista of ages, the noblest and oldest monuments of human intellect and human energy are the works of the mechanic. Long ere the Muse lisped in liquid and melodious numbers, long before the buskined Drama trod the stage, long before the Historian in stately mirch arrayed the dim and distant past, the Mechanic had built pyramids, and walls, and cities, and temples, that have defied the lapse and corrosion of time. (…)Sic itur ad astra ! Let the ambitious South cultivate, not spurn the mechanic arts » Fitzhugh, George, George, Sociology for the South, Richmond, 1854, p. 159-160.

[28] Dew, Thomas R., Review of the Debate in the Virginia Legislature of 1831 and 1832, publié en 1832 Westport: Negro Universities Press, 1970, p. 111.

[29] « Veritable specimens of black, woolyheaded negroes are represented by the old Egyptian artists in chains, as slaves, and even singing and dancing, as we have seen them on Southern plantations in the present century” Fontaine, Edward, How the World Was Peoples: Ethnological Lectures, New York: D. Appleton, 1877, p. 47.

[30] Armistead, Wilson, A Tribute for the Negro: Being a Vindication of the Moral, Intellectual, and Religious Capabilities of the Colored Portion of Mankind; with Particular Reference to the African Race, Manchester: William Irwin, 1848, p. 121.

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Charles Vanthournout

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