De Nainville-les-Roches au « dégel » du corps électoral : 40 ans de vicissitudes du « peuple » calédonien

10 avril 2025

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De Nainville-les-Roches au « dégel » du corps électoral : 40 ans de vicissitudes du « peuple » calédonien

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Qu’est-ce que le peuple calédonien ? Si beaucoup font usage de ce terme, peu osent le définir et dire qui a le droit d’être Calédoniens et sur quelles bases ?

Il est toujours important, dans les disputes juridiques, de remonter aux principes premiers : de quoi parle-t-on ? Sans cela, il est souvent impossible d’y voir clair.

Au premier semestre 2024, on le sait, un projet de réforme constitutionnelle visant à donner le droit de vote aux élections provinciales (et donc de Congrès) aux résidents français de Nouvelle-Calédonie qui « y sont nés ou y sont domiciliés depuis au moins dix années » a suscité de très violentes réactions sur l’île. Quand on y réfléchit, la chose est parfaitement étonnante : en quoi la définition de qui peut ou ne peut pas voter à des élections, qui plus est infranationales, peut-elle être l’objet de telles passions ? Notons qu’il ne s’agissait même pas de savoir qui pourrait voter à des référendums d’autodétermination, puisque ces référendums sont derrière nous. Un tel intérêt pour le droit électoral pourrait presque être touchant dans un pays où, en règle générale, le problème est de convaincre les gens de s’intéresser aux élections : de voter et, avant même cela, de s’inscrire sur les listes électorales.

Le problème de la liste électorale

C’est, bien sûr, que dans un contexte calédonien – et uniquement dans ce contexte – la question de cette liste électorale « spéciale » (par opposition à la liste générale qui regroupe tous les citoyens français répondant aux critères habituels) est considérée comme étant constitutive du « peuple » calédonien. Là encore, on s’est tellement habitué à la chose qu’on ne remarque plus à quel point elle est étrange. Rappelons pourtant deux points souvent oubliés :

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– Il n’y a pas, juridiquement, de « peuple calédonien ». Il y a une citoyenneté, dont on voit mal non seulement à quoi elle sert, mais ce qu’elle veut dire dans l’après-référendums, elle dont le but était bien sûr de se transformer (après une victoire du oui) en nationalité kanakyenne dans l’ordre international[1]. S’il s’agit de déterminer qui peut bénéficier d’une préférence locale à l’embauche, appeler cela une « citoyenneté » est d’une grandiloquence assez ridicule.

– Il est par ailleurs absurde de dire que cette liste constitue un peuple, car on ne voit absolument pas comment une liste électorale pourrait créer une réalité ethno- et socio-culturelle comme un peuple. C’est renverser l’ordre naturel, et universellement respecté, des choses et donner au droit électoral un pouvoir qu’il ne peut pas avoir. Si preuve en fallait, remarquons simplement qu’avec cette logique, les mineurs n’appartiendraient pas au « peuple » de leurs parents, pas plus que ne feraient partie de leur propre peuple ceux n’ayant pas souhaité s’inscrire, ou pas pu pour des raisons telles qu’une condamnation pénale ayant entraîné déchéance de leurs droits civiques. La chose est absurde.

La question du peuple

Encore plus absurde serait de considérer que le constituant français pourrait changer et rechanger le peuple calédonien à sa guise.

Imaginons que la réforme de 2024 soit passée : le « peuple calédonien » aurait alors grossi d’un coup de plusieurs dizaines de milliers d’âmes. Imaginons encore que de très violentes émeutes aient mené, après adoption de cette réforme, à un retour au statu quo ante : ce peuple aurait alors diminué, là encore du jour au lendemain, de plusieurs dizaines de milliers d’âmes. Nul ne peut croire une chose pareille.

Mais derrière cette équivalence si étrange posée entre un droit à s’inscrire sur une liste électorale et l’appartenance à un peuple se trouvent deux questions non résolues (car, précisément, confondues). D’abord, y a-t-il un peuple calédonien et, si oui, quels sont ses contours ? Ensuite, qui devrait décider des questions concernant la Nouvelle-Calédonie ? Prenons-les à rebours.

À la seconde question (devenue émotionnellement chargée, car liée à la question des référendums d’autodétermination, mais qui est beaucoup plus large), il y a a priori trois réponses possibles : (i) dans une logique républicaine et universaliste, tout le monde, c.-à-d. tous les citoyens français domiciliés sur place et respectant les conditions habituelles ; (ii) dans une logique « décolonialiste », les descendants du peuple colonisé à l’origine, en l’occurrence les Mélanésiens (à supposer qu’on puisse en tracer les contours malgré tous les métissages et autres vicissitudes de l’histoire) ; (iii) quelque chose entre les deux.

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Ce « quelque chose entre les deux » est devenu la réponse la plus communément acceptée : très peu de gens défendent une « souveraineté » purement kanake ; et très peu – nous en faisons partie – pensent que les mêmes principes qu’ailleurs devraient s’appliquer en Nouvelle-Calédonie. « Gelé » ou « glissant », c’est toujours entre les deux que se situe le corps électoral souhaité. D’ailleurs, même le Conseil d’État a accepté, comme si c’était une évidence, que « les circonstances propres à la situation particulière de la Nouvelle-Calédonie sont toujours de nature à justifier l’existence d’un corps électoral spécifique »[2]. Pourtant, il est difficile de comprendre la logique suivie.

Tout part de l’Essonne

Si l’on cherche d’où vient cette idée, il semblerait qu’il faille remonter en 1983 et la table-ronde de Nainville-les-Roches, village de l’Essonne à 40km de Paris, où le secrétaire d’État à l’outre-mer de l’époque avait réuni des représentants du Front indépendantiste, dont Jean-Marie Tjibaou et Eloi Machoro – le FLNKS n’existait pas encore – et du RPCR.

C’est là que les représentants du peuple kanak, dans le même temps où ils réaffirmaient leur légitimité particulière en tant que peuple primo-occupant, acceptèrent de la partager, « pour des raisons historiques », avec d’autres ethnies reconnues par eux[3].

Quelles sont ces ethnies, nous ne le savons pas : elles furent assimilées à ce que l’Union calédonienne appela dès le début des années 1980 les « victimes de l’histoire ». Il faut comprendre que les « bons » Blancs, descendants de bagnards ou colons libres, pourront voter (comme les « bons » Kanaks, les « bons » descendants de travailleurs sous contrat asiatiques, les « bons » Wallisiens et Futuniens, etc.), mais pas les « mauvais » Blancs – métros, etc. – qui, quoique de la même ethnie, ne sont pas considérés comme ayant suffisamment souffert pour être de vrais Calédoniens.

S’il y a une logique à la chose, elle n’a jamais été expliquée, moins encore justifiée : pourtant, c’est bien sur elle que nous vivons toujours.

Les émeutes de 2024 ont en effet tourné autour de la question de qui sont les bons et qui sont les mauvais Blancs, avec du côté indépendantiste exactement la même logique qu’à Nainville-les-Roches : peuvent voter les Kanaks et ceux que les Kanaks reconnaissent comme légitimes, pour des raisons qu’apparemment ils ne tiennent pas à expliciter. La chose est extrêmement troublante, et sans doute le seul espoir de sortir de l’impasse serait-il de parler d’elle, autrement dit de cette logique sous-jacente, et non pas de points techniques, comme la durée de résidence ou l’espèce de citoyenneté à points qui refait régulièrement surface dans les négociations. À quoi correspond cette logique ? De quoi est-il question ?

Trancher le débat

Quant à la première question, celle du peuple calédonien, elle est, on l’a dit, confondue avec la question de savoir qui pourra voter aux élections (ou, de manière légèrement différente, aux référendums), ce qui n’a pas de sens. Est-ce que cela veut dire alors que le peuple calédonien n’existe pas, ou simplement qu’il est mal défini ? La question est complexe, car le concept de peuple est lui-même complexe.

Pour notre part, nous ne voyons pas comment il pourrait exister, car nous ne voyons pas ce qui le définirait : si le concept n’est ni racial (peuple autochtone, plus éventuellement ceux qui s’assimilent à lui), et s’il n’est pas géographique (tous ceux qui vivent, en tout cas de manière permanente, sur un territoire), alors qu’est-il ? Fondé sur un lien à la terre ? Mais il serait exceptionnellement simpliste de croire qu’il existe en Nouvelle-Calédonie ceux qui ont un lien profond avec la terre (qui seraient les citoyens) et ceux qui n’en ont pas (les non-citoyens). Ces réalités sociales et culturelles sont bien trop complexes pour être réduites en deux cases, et si on était en mesure de sonder les âmes, on aurait sans doute bien des surprises ! Les Calédoniens de cœur ne sont d’évidence pas la même chose que les citoyens au sens du droit électoral.

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Double interrogation, donc, sur qui a légitimement droit au chapitre en Nouvelle-Calédonie, et sur qui appartient à cet insaisissable « peuple calédonien », questions l’une et l’autre complexes : en les confondant, Nainville-les-Roches et sa descendance ont rendu quasi-impossible une réflexion de fond tant sur l’une que sur l’autre. En voulant agréger autour d’eux un peu, mais pas trop, et uniquement ceux qu’ils voulaient, eux, les représentants mélanésiens de l’époque ont mis en avant un « compromis » sans logique apparente, dont l’absence de logique nous hante jusqu’à aujourd’hui.

Les règles du code électoral provoquent des émeutes en Nouvelle-Calédonie, mais on ne voit ni pourquoi ni quelle devrait être la bonne règle selon cette évanescente logique du « peuple calédonien ». À part revenir jusqu’en 1983 et changer de logique, on voit donc mal comment s’extirper de cette ornière. Ironie suprême, les indépendantistes ont signé leur propre défaite ce jour-là, puisqu’ils ont reconnu comme aussi légitimes qu’eux des gens plus nombreux qu’eux, mais dont aucun ou presque ne partageaient leurs aspirations politiques.

Si ce n’est pas aux seuls Kanaks de décider, et si le peuple calédonien est une construction purement administrative dénuée de réalité sociale et de légitimité politique, alors ne reste plus, semble-t-il, que la logique universaliste et républicaine que nous avons toujours défendue : ceux qui sont légitimes à s’exprimer, ce sont les populations du territoire de Nouvelle-Calédonie – tous les Français, donc, sans distinction d’origine ou de race.

[1] Loi n° 99-209 organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie, art. 4 : « Il est institué une citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie dont bénéficient les personnes de nationalité française qui remplissent les conditions fixées à l’article 188 » (c.à.d. pouvant voter aux élections pour les Assemblées de province et le Congrès de Nouvelle-Calédonie).

[2] Conseil d’Etat, Avis relatif à la continuité des institutions en Nouvelle-Calédonie (26 décembre 2023), §11.

[3] Déclaration finale de la table-ronde de Nainville-les-Roches, 12 juillet 1983, point II.

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À propos de l’auteur
Eric Descheemaeker

Eric Descheemaeker

Eric Descheemaeker est professeur à l'Université de Melbourne

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