Nouvelle-Calédonie : un « accord » entre qui ?

7 mai 2025

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Photo : Debris and burned cars used for blockades and now cleared from the roads, awaiting treatment. NOUMEA, NEW CALEDONIA - 07/06/2024//JOBNICOLAS_job.0089/Credit:Nicolas Job/SIPA/2406101456

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Nouvelle-Calédonie : un « accord » entre qui ?

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Porté par son ego surdimensionné, Manuel Valls tente de régler la question calédonienne en voulant imposer un « accord ». En fait d’accord, il s’agit surtout d’un mépris du droit qui témoigne d’une non-connaissance du sujet.  

La stratégie de l’État, ou du moins de l’actuel locataire de la rue Oudinot (qui semble prendre goût à nos « îles lointaines et parfumées » et, surtout, compter sur les malheureux Calédoniens pour se refaire une virginité politique), est désormais très claire : arracher un semblant d’accord avec certains des négociateurs actuellement réunis au Sheraton de Deva[1], avant de le soumettre localement au vote – en comptant sur la désespérance, la lassitude, et surtout le chantage aux subventions et à la guerre civile, pour trouver une majorité. Après quoi il pourra abandonner un outre-mer dont il n’a que faire, et réaliser son rêve de toujours : faire 2% aux présidentielles (on ne lui fera pas l’injure de croire qu’il pourrait faire pire que la précédente candidate socialiste, Mme Hidalgo, et ses cobayes à elle, les Parisiens).

Tout se met en place pour cela, à commencer par une campagne méthodique de l’organe officiel de la propagande d’État, le journal Le Monde, qui récite à la perfection la partition qu’on attend de lui : faire passer les loyalistes pour d’horribles extrémistes (pensez, il « envisageraient de ne pas signer l’accord proposé par l’État », dernière étape d’évidence avant le déferlement des milices armées ; et ils sont conseillés par un professeur de droit qui ose lire la jurisprudence du Conseil constitutionnel – et se faire inviter à en parler par ces mêmes milices).

Valls a déjà renommé son (non-)accord « compromis», comme si cela changeait quoi que ce soit (un accord étant toujours, plus ou moins par définition, un compromis). L’idée est simple : légitimer un non-accord, et le faire passer pour un traité. Le « compromis du Sheraton » succédera donc, si M. le ministre d’État parvient à ses fins, à l’accord de Nouméa. Il se trouvera quelques intellectuels sur l’île pour approuver la chose, en même temps que des courtisans à Paris qui, dans l’espoir d’une médaille, continueront à relayer la propagande gouvernementale, dans Le Monde ou ailleurs.

La conclusion d’un accord n’est pas comme le vote d’une loi

Le problème, bien sûr, c’est que le principe même d’un accord est d’être, un accord.

Un accord entre deux délégations nécessite deux « oui », entre trois délégations trois « oui », etc. (plus, en l’occurrence, celui de l’État ; mais, M. Valls étant prêt à tout pour pouvoir se lancer dans la présidentielle, cela ne devrait guère poser de problème). Il faudrait donc, dans l’état actuel des choses, les signatures de six délégations, plus celle de l’État, pour entériner le « compromis du Sheraton ». Un traité, fût-il de droit interne, est comme un contrat. On ne peut pas imposer quoi que ce soit à ceux qui ne signent pas (en droit, c’est un tout petit peu plus compliqué que cela, puisqu’un contrat peut créer un état de fait objectif que les tiers doivent respecter, mais le principe reste clair : on est lié parce qu’on l’a bien voulu).

Un traité, fût-il de droit interne, est comme un contrat. On ne peut pas imposer quoi que ce soit à ceux qui ne signent pas

Cette logique, inévitable sur le plan des principes, est d’ailleurs reflétée dans le projet d’accord ayant fuité le mois dernier, son préambule déclarant notamment : « considérant (etc., etc., etc.), L’État français, représenté par le Ministre d’État, Ministre des Outre-mer, Manuel Valls, et les délégations représentant les forces politiques constituées au sein du Congrès de la Nouvelle-Calédonie, conviennent de ce qui suit… ».

« L’État et les délégations », ce n’est pas la même chose, bien sûr, que l’État et certaines délégations. Un « accord » entre l’État et certaines délégations, ce n’est pas un accord entre les « forces politiques constituées » de l’île. On peut lui donner autant de noms alternatifs qu’on voudra pour cacher cette réalité, ce n’est… rien du tout. C’est un bout de papier avec des noms en bas. La logique majoritaire, c’est celle du vote référendaire qui aurait lieu après, en cas, précisément d’accord. C’est à ce moment- qu’une majorité simple suffira (hélas pourrait-on dire, tant on se demande comment il est possible d’engager l’avenir de la France de manière aussi cavalière – mais c’est un autre sujet).

Un accord requiert l’unanimité, pas la majorité

Il y a au moins trois arguments, en plus du principe même de ce qu’est un accord, c’est-à-dire fondamentalement un contrat (ou une convention, tous ces mots étant assez largement synonymes), pour considérer que l’accord devrait être unanime – ou ne pas être du tout.

Le premier, c’est que c’est ce que dit l’accord de Nouméa, sur la base duquel ces négociations ont été convoquées : « les partenaires politiques se réuniront pour examiner la situation ainsi créée »[2]. « Les partenaires politiques », c’est forcément les signataires de l’accord de Nouméa, ou plus exactement leurs successeurs en 2025. Certes, cette notion même de « successeur » est complexe, le FLNKS ayant explosé et le RPCR disparu. Mais l’idée fondamentale reste claire : l’accord, la convention, le contrat, doit être passé entre les représentants considérés comme légitimes des indépendantistes et des non-indépendantistes. On pourrait discuter de beaucoup de choses, p.ex. de savoir si le refus d’agrément d’un petit parti du ventre mou qui n’est ni pour ni contre, bien au contraire (« Calédonie Ensemble » par exemple) rendrait impossible la conclusion de quelque chose qui mérite le terme d’accord : on peut considérer que leur présence à la table des négociations est superfétatoire, et imposée par M. Valls pour se trouver des alliés ayant aussi peu de convictions que lui. Mais ce qui est certain est qu’un accord qui ne soit pas signé par les négociateurs loyalistes, au sens large, ne peut dans aucun monde possible être appelé un « accord », ou un « compromis », ou quoi que ce soit (la même chose est vraie, évidemment, avec l’UC[3], principale héritière du FLNKS).

Manuel Valls cherche-t-il l’intérêt de la France ou son intérêt politique ?

Le second argument est que, si cela n’était pas le cas, on ne comprendrait absolument plus à quoi correspondent ces négociations, ni la nécessité de trouver un accord avant de le soumettre au vote des Calédoniens. Si ce qui compte est de trouver une majorité populaire, alors que l’État présente directement un projet aux Calédoniens, sans passer par la case haussariat-Sheraton ; mais qu’il ne prétende pas qu’il s’agit d’un accord politique. C’est précisément parce que ce qui compte ici est de trouver un consensus politique sur l’île pour décider de la suite à donner à l’accord de Nouméa, qui était lui-même un consensus politique – un accord signé, donc, par l’équivalent 2025 des signataires de 1998 – que cette première étape s’est imposée. Cela n’empêche pas que le principe démocratique (fût-il imparfait et local) impose ensuite une deuxième étape, qui répond à une logique différente : celle de la majorité.

Et qui voterait… ?

Troisième argument, pour enfoncer le clou dans le cercueil : qui voterait au référendum d’approbation du « compromis » ? Logiquement, comme pour l’accord de Nouméa, le corps électoral « calédonien » ayant recueilli l’assentiment des parties. C’est d’ailleurs pour cela qu’une modification de la Constitution fut nécessaire en 1998 avant le référendum sur l’accord de Nouméa, afin de valider cette restriction à l’universalité du vote ; et c’est pour cela qu’il a déjà été annoncé qu’une telle modification devrait pareillement avoir lieu avant de soumettre au vote le « compromis du Sheraton ».

Mais alors, voterait le corps électoral sur lequel se seraient mis d’accord M. Valls et ses co-signataires : par exemple, les natifs plus les quinze-années-de-résidence plus les dix-années-de-résidence ayant réussi un test de pureté idéologique. Or, cela n’est évidemment pas envisageable sans unanimité, puisque cela reviendrait alors à avoir une liste électorale dont la justification serait l’accord des parties pour un « dégel » alors même que, précisément, accord il n’y aurait pas eu. Le serpent se mordrait ainsi la queue.

Deux objections et un problème supplémentaire

Obtenir l’unanimité quand il y a six délégations est difficile, répondra-t-on ? Certes, mais il aurait fallu y penser avant. Tout le monde a encensé la « méthode » de M. Valls, sans apparemment beaucoup réfléchir aux implications. Les loyalistes sont d’horribles extrémistes refusant tout accord ? L’argument n’a aucun sens : les loyalistes (et leurs alliés)[4] sont, well, loyalistes, et ils représentent l’immense majorité des non-indépendantistes. Ils sont d’ailleurs beaucoup plus ouverts à la possibilité de faire des concessions réelles que l’UC-FLNKS, qui répète en boucle des éléments de langage vides de sens.

Pire encore, la stratégie de M. Valls mène inéluctablement à un (semblant d’) accord encore plus anti-français. En effet, puisqu’il ne peut pas décemment ne faire accord (pardon, « compromis ») qu’avec le Palika[5] et Calédonie Ensemble[6] – la poignée de mains serait difficile à faire passer pour un moment historique, même par les organes officiels de la propagande d’État – il lui faudrait trouver un terrain d’entente allant de M. Bichou[7] à M. Gomès[8]. Celui-ci serait forcément une déclaration de guerre à la Calédonie française (en plus que de représenter la mise à mort du peu qui restait du principe démocratique sur l’archipel).

Il convient donc de résister de toute force à cette tentative de manipulation de la part de M. Valls et de ses relais de propagande, et de rappeler, encore et toujours, quelques principes élémentaires, par exemple qu’un accord doit être un accord, et que la France n’est ainsi liée par la Charte des Nations Unies (dont M. Valls semble friand, car il croit qu’elle contient un « droit inaliénable à l’autodétermination » du « peuple de Nouvelle-Calédonie ») que parce qu’elle a l’a signée – pas parce qu’une majorité d’États l’auraient signée et la lui auraient imposée. Peut-être les ambitions présidentielles de M. le ministre d’État, ministre des outre-mer viendront-elles s’échouer sur les principes fondamentaux de l’État de droit, mais qu’importe : la Nouvelle-Calédonie vaut un peu plus que les 2% aux élections présidentielles d’un homme à l’ego surdimensionné.

[1] Non loin de Bourail, sur la côte ouest de la Grande-Terre, au nord de Nouméa

[2] Accord sur la Nouvelle-Calédonie signé à Nouméa le 5 mai 1998, JORF n°121 du 27 mai 1998, pt 5, al. 4.

[3] L’Union calédonienne, présidée par Emmanuel Tjibaou, représente la branche dure des indépendantistes du FLNKS. La CCAT, responsable des exactions de 2024, est généralement considérée comme une émanation de l’UC.

[4] « Loyalistes » est un terme polysémique en Calédonie. Au sens étroit, il désigne une coalition de quatre partis politiques locaux, que l’on peut qualifier d’anti-indépendantistes de conviction. Dans un sens large, il rassemble tous les partisans de la France en Nouvelle-Calédonie.

[5] Le Palika (Parti de Libération Kanak) représente aujourd’hui la branche modérée des indépendantistes. Ses désaccords avec l’Union Calédonienne sont devenus tels qu’il s’est mis depuis les événements de 2024 en retrait du FLNKS (censé depuis les origines être l’organisation regroupant tous les partis et autres groupements luttant pour l’indépendance de « Kanaky »).

[6] Calédonie Ensemble représente aujourd’hui le ventre mou de la politique calédonienne. Faussement partisan de la France, il travaille régulièrement avec les séparatistes et contre les loyalistes. Il aimerait voir la Nouvelle-Calédonie devenir un Etat associé.

[7] « Bichou » est le surnom de Christian Tein, président du FLNKS. Principal organisateur supposé de l’insurrection du 13 mai, ce leader de la CCAT dirige le Front depuis sa cellule du centre pénitentiaire de Mulhouse-Lutterbach, où il est en détention provisoire.

[8] Philippe Gomès est le président de Calédonie Ensemble. Surnommé « El Magnifico », ce pied-noir se verrait volontiers roi de la « Kanaky-Nouvelle-Calédonie ». Sa ligne politique est d’être du côté de la majorité, quelle qu’elle soit, afin de garder le pouvoir. Calédonie Ensemble fut puissante et influente, elle ne représente aujourd’hui plus rien sur le Caillou.

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À propos de l’auteur
Eric Descheemaeker

Eric Descheemaeker

Eric Descheemaeker est professeur à l'Université de Melbourne

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