Dette coloniale : la France doit-elle se repentir envers Haïti ?

23 avril 2025

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Armed militia member in Port-Au-Prince, Haiti, 15 july 2024//Photo by Hector Adolfo Quintanar Perez./ZUMA Press Wire/Shutterstock (14589674j).

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Dette coloniale : la France doit-elle se repentir envers Haïti ?

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Deux siècles après avoir imposé à Haïti une lourde indemnité en échange de la reconnaissance de son indépendance, Paris a décidé d’entamer un travail de mémoire en nommant une commission historique chargée de déterminer les responsabilités de la France. Une décision qui pourrait entraîner des conséquences désastreuses pour l‘Hexagone.

Le 17 avril 1825, une escadre militaire française est en vue des côtes haïtiennes. À son bord, une ordonnance royale : le roi Charles X accepte enfin de reconnaître l’indépendance d’Haïti… mais au prix fort. 150 millions de Francs-or, exigés de la jeune république noire pour « indemniser » les anciens colons français, spoliés – selon la monarchie – de leurs terres, de leurs plantations… et de leurs esclaves.

Regarder l’histoire

Deux siècles plus tard, accoutumé des repentances et excuses en tout genre (Algérie, Rwanda ou Cameroun), depuis son élection à la tête de l’État en 2017, le président Emmanuel Macron a décidé de revenir sur ce chapitre controversé et méconnu de l’histoire française.

Dans un communiqué officiel publié sur le site du Palais de l’Élysée le 17 avril dernier, il a appelé à « regarder l’Histoire en face » et a annoncé la création d’une commission franco-haïtienne d’historiens. Elle sera présidée par l’historien Yves Saint-Geours, président du conseil d’administration de l’Institut Pasteur, et par Gusti-Klara Gaillard Pourchet, historienne, professeur à l’Université d’État de Haïti. Leur mission : évaluer l’impact de cette « dette de l’indépendance » sur le présent actuel d’Haïti. Laquelle accuse volontiers la France d’être responsable de sa désastreuse situation économico- politique.

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Haïti : l’échec inavouable

Une des plus lucratives îles du royaume de France, Saint-Domingue a été colonisée par les Français au cours du XVIe siècle. Les premiers colons développent d’abord le tabac et l’indigo avant de s’orienter vers la culture de la canne à sucre qui va nécessiter une forte main d’œuvre d’esclaves venus d’Afrique. Le commerce triangulaire va faire la fortune des colons dont la valeur des exportations va même jusqu’à dépasser celles des États-Unis. À la veille de la Révolution française, le nombre d’esclaves a été multiplié par 15 sur l’île comparé au nombre de grands (planteurs) et petits blancs, mulâtres créoles. La cérémonie vaudou de Bois caïman (août 1791) va être le point de départ d’une révolte qui va aboutir à la proclamation du premier État noir libre du monde moderne en 1804, la scission de l’île en deux États dont celui de Haïti. Défaites, les troupes de Napoléon Bonaparte ont dû repartir vers la France, après plus d’une décennie de guerre et de soulèvements.

Une indépendance compliquée

Mais ce triomphe va s’accompagner du prix du sang. Craignant une reconquête et hanté par le spectre de l’esclavage, Jean Jacques Dessalines, un des héros de la guerre d’indépendance, fait exécuter plusieurs milliers de colons blancs restés sur place. Les estimations varient entre 3 000 et 5 000 blancs tués, selon l’historien Philippe Girard. Un drame réel et sourcé qui va permettre par la suite à la monarchie restaurée de justifier sa posture punitive. Isolé et sans soutien international, Haïti va s’incliner face à l’armada de Charles X qui contraint Port-au-Prince de signer un accord.

Le montant dû par la nouvelle République sera finalement ramené à 90 millions en 1838. Mais c’est déjà trop. Pour rembourser, Haïti s’endette auprès de banques françaises, notamment la maison Lafitte, puis, plus tard, d’établissements américains ou allemands. C’est le début d’un cycle d’endettement et de dépendance économique qui durera jusqu’au XXe siècle.

Le massacre de son élite coloniale blanche a indubitablement plongé l’île dans une crise sans précédents et par extension, a permis à la société mulâtre de s’élever. Dessalines, proclamé empereur, va exproprier les créoles et remettre leurs biens entre les mains d’une administration qui s’avère incapable de les gérer, un gouvernement qui les redistribue à ses favoris et ces derniers ne vont pas hésiter à réintroduire une forme de servage à travers tout le pays. Une situation qui va également freiner les capitaux étrangers d’investir dans l’île, contribuant à la fragiliser. Haïti va sombrer dans d’interminables guerres civiles, livrée par ses potentats se proclamant tantôt président à vie, tantôt souverains de monarchies ubuesques et sanglantes, proie de familles qui s’occupent plus de leur enrichissement personnel que du bien commun d’une population appauvrie.

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Dans une enquête à charge publiée par le New York Times (2022), une équipe d’investigation a chiffré le coût réel de cette dette sur le développement haïtien. Selon l’économiste Thomas Piketty, si Haïti avait pu investir l’équivalent de cette somme dans son développement, son PIB actuel aurait été au moins multiplié par trois de nos jours.

Une île mise sous tutelle par les États-Unis

Entre 1915 et 1934, Washington a contrôlé principalement toutes les exportations passées entre les mains des Américains, appauvrissant de facto les zones rurales, avec des banques américaines engloutissant les recettes de l’État, contribuant à encore plus endetter l’île. Ce que l’enquête du New York Times précise bien, mais que curieusement « oublie de mentionner » la presse française dans les articles consacrés au sujet. Il est vrai que la Maison-Blanche n’a jamais présenté la moindre excuse à Haïti (qui dépend aujourd’hui entièrement de l’Amérique du Nord pour survivre), pas plus que Port-au-Prince n’a cherché à demander des dommages et intérêts aux Etats-Unis.

« La vérité de l’Histoire ne doit pas constituer de fracture, elle se doit au contraire d’être ce pont qui permet d’unir ce qui est épars. Dans cet esprit et dans ce but, il nous faut désormais ouvrir tous les espaces de dialogue et de compréhension mutuelle » affirme Emmanuel Macron dans son communiqué. La décision a surpris tout le monde, y compris les historiens et politiques eux-mêmes divisés sur la question de cette dette.

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Pour l’ancien Premier ministre Jean-Marc Ayrault, président de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, c’est un pas qui va dans la bonne direction, « le début d’une nouvelle ère, d’une nouvelle étape qui bien évidemment doit être suivie d’autres. ». L’ex-maire de Nantes pense qu’il est « important qu’Emmanuel Macron reconnaisse une injustice » face à cette dette dont Haïti a fini par s’acquitter entre 1947 et 1952. Georges Michel a un autre point de vue plus nuancé. « Ils ont été trahis par leurs propres frères, et ensuite par les puissances étrangères », déclare l’historien qui renvoie dos à dos Haïtiens, Américains et Français. L’enquête rappelle d’ailleurs que le « reliquat de la dette a essentiellement servi à rembourser d’autres dettes, et a disparu dans les poches de fonctionnaires haïtiens véreux qui s’enrichissaient aux dépens du sort de leur pays », citant l’exemple de la dynastie Duvalier qui, à la tête du pays (1957-1986), aurait détourné à « son profit des millions de dollars ».

La demande de réparation (estimée à 21 milliards de dollars) est intervenue sous la présidence autoritaire de Jean-Bertrand Aristide en 2003. Un an avant qu’il ne soit déposé par une rébellion, contraint à l’exil par la pression internationale, laissant soldats américains et français s’installer sur l’île pour rétablir l’ordre.

Ses successeurs, qui ont repris cette demande à leur compte, pointant du doigt la seule responsabilité de la France dans les malheurs de l’île (actuellement en proie à l’anarchie, victime de la loi des gangs), se sont heurtés à un mur de la part de l’Élysée qui a soigneusement refusé de donner suite à leurs demandes.

En 2015, en visite en Guadeloupe, le président François Hollande évoque « cette rançon d’indépendance » et assure qu’il va s’acquitter de cette dette avant que son service de communication n’intervienne et coupe court à tout espoir généré par « cette bourde diplomatique ». Son successeur aura moins de scrupules Au-delà de la démarche de reconstruction mémorielle, Emmanuel Macron tente par cette décision de se réconcilier avec les autorités haïtiennes qui ont boycotté le dernier sommet de l’Organisation internationale de la Francophonie, (OIF) non sans avoir au préalable attaqué la France lors d’une déclaration à la tribune de l’ONU en septembre 2024.

Se rapprocher de Haïti

À deux siècles d’écart, Haïti porte encore les stigmates de « cette injustice fondatrice » pour les décoloniaux de tout poil. Pourtant, à y regarder de plus près, la France a toujours été aux côtés de l’île, au titre de sa coopération et de la Francophonie.

En 2024, la France a alloué plus de 43 millions d’euros à Haïti pour renforcer la sécurité, incluant des formations pour la Police Nationale d’Haïti et la fourniture d’équipements spécialisés, une aide humanitaire conséquente et des projets de développement dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la gouvernance et de l’agriculture, incluant des formations, des équipements et des infrastructures. Par le passé, la France a également apporté une aide significative à l’ancienne Hispanola, notamment après le séisme de 2010, avec un engagement de 326 millions d’euros pour la reconstruction, et en 2015, avec une promesse de 145 millions de dollars pour des projets de développement.

Enfin, l’Agence française de développement (AFD) a instruit trois interventions pour un montant total de 6,2 millions d’euros afin de faire face à la pandémie de COVID-19 (2020-2021). Les échanges commerciaux entre la France et Haïti ont atteint un volume de 60,5 millions d’euros en 2023, profitant à l’île sans que l’on sache comment les recettes ont été redistribuées dans le pays.

On peut donc se poser la légitimité d’une telle commission mise en place par le Président de la République et dont les conclusions pourraient s’avérer désastreuses pour la France à court terme. D’autant que la France n’a aucun enjeu géostratégique lui permettant de s’imposer dans les Caraïbes. Si l’initiative engagée par Emmanuel Macron aboutissait à un ersatz de remboursement de la part de Paris, à l’heure où l’État français est plus qu’endetté, elle pourrait susciter d’autres revendications similaires de la part de ses anciennes colonies et contribuerait à accentuer les divisions identitaires déjà existantes dans l’Hexagone et nos département et territoires d’outremer.

Autant dire que le brasier deviendrait un incendie incontrôlable et difficile à éteindre, mettant en péril la paix civile déjà bien fragile entre communautés coexistant tant bien que mal au sein de la République française.

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Frédéric de Natal

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