<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’énergie comme arme : l’outil de pression géoéconomique de Trump

24 juin 2025

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L’énergie comme arme : l’outil de pression géoéconomique de Trump

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Le monde découvre que la dépendance économique est le nouveau champ de bataille géopolitique tandis que les États-Unis exercent une pression brutale sur les routes commerciales et les hydrocarbures.

Par : Dr. Glenn Agung Hole

Le président américain Donald Trump marque un tournant : les instruments économiques sont désormais employés comme armes de politique étrangère. Finie l’approche où diplomatie et dissuasion militaire traditionnelle dominaient seules ; place à une stratégie globale de puissance, où droits de douane, énergie et sanctions financières jouent les rôles principaux.
Cette stratégie se comprend à travers le prisme d’Albert O. Hirschman : le commerce et la dépendance économique sont utilisés délibérément pour atteindre des objectifs géopolitiques. La démarche de l’administration Trump reflète le constat de Hirschman selon lequel les États exploitent l’avantage que leur confère une dépendance asymétrique. Nous l’observons sur deux fronts : contre la Chine, via la politique douanière, et au Moyen-Orient, où l’énergie et les prix du pétrole deviennent des pièces maîtresses du grand jeu.

Sous-jacente, une nouvelle doctrine : « La sécurité économique, c’est la sécurité nationale », où la politique énergétique devient un outil actif de la diplomatie américaine. Nous analysons la méthode de Trump en 2025, avec le détroit d’Ormuz et le Moyen-Orient comme étude de cas, et la manière dont celle-ci s’inscrit dans un cadre théorique inspiré de Hirschman.

La théorie de Hirschman en pratique : commerce, puissance et influence

Hirschman soutenait que le commerce crée des relations de pouvoir : la partie dont l’autre dépend le plus peut tirer les ficelles. Trump l’a intuitivement compris et mis en œuvre. Dès son premier mandat, il qualifia les accords de libre-échange d’inéquitables et utilisa les droits de douane comme moyen de pression. Lors de son second mandat, cette approche géoéconomique s’est durcie et systématisée.
Les États-Unis de Trump cherchent à maximiser leur position par des accords bilatéraux plutôt que par le multilatéralisme – Hirschman observait déjà que les nations agissent ainsi pour servir leurs intérêts. Trump, par exemple, se montre sceptique à l’égard de l’OMC et privilégie les négociations en tête-à-tête où le poids américain peut s’imposer plus directement. Cela transparaît dans la politique douanière agressive envers la Chine et d’autres partenaires commerciaux en 2025, que nous examinerons de plus près.

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Parallèlement, Trump rompt avec l’hypothèse de ses prédécesseurs selon laquelle économie et sécurité peuvent être dissociées. Sa ligne suit la devise « America First » – et il est prêt à prendre des mesures unilatérales pour défendre les intérêts économiques américains. En avril 2025, Trump a même déclaré une crise nationale liée au déficit commercial et aux pratiques étrangères, puis instauré un droit de douane général de 10 % sur toutes les importations aux États-Unis. Il a en outre imposé des droits punitifs plus élevés à certains pays affichant de larges excédents commerciaux vis-à-vis des États-Unis.
Une telle mesure est sans précédent moderne : les droits de douane servent ici non seulement à protéger des industries, mais aussi d’arme stratégique pour contraindre les partenaires à modifier leur comportement. L’administration a également signalé que les taux pourraient être relevés ou abaissés selon la réponse des autres pays aux exigences américaines. C’est là du Hirschman pur : exploiter les asymétries (l’immense marché d’importation américain face à la dépendance à l’exportation d’autrui) pour atteindre des objectifs politiques.

Politique douanière et puissance : la Chine dans le viseur de Trump

La montée en puissance économique de la Chine et l’intrication commerciale complexe avec les États-Unis constituent peut-être l’exemple le plus marquant de la doctrine Trump. Dès son premier mandat, il lança une offensive tarifaire contre Pékin ; en 2025, le conflit renaît. Trump « monte la température » en augmentant les tarifs sur les produits chinois et tente de pousser Pékin à des concessions tant commerciales que technologiques ou géopolitiques. En réponse, la Chine déploie ses propres armes économiques : elle restreint l’exportation de matières premières critiques dont dépendent les États-Unis. Cette pression économique réciproque illustre une situation typique de Hirschman : deux grandes puissances testent leur vulnérabilité en manipulant le commerce et les interdépendances.
Trump cherche également à réduire la dépendance américaine envers la Chine. En appliquant des droits de douane élevés et des conditions exigeantes, il incite les entreprises américaines à relocaliser leur production ou à la transférer vers des pays tiers plus sûrs. Cette « découplage » affaiblit progressivement la capacité de Pékin à influencer Washington par des liens économiques – et réciproquement. Les parallèles avec Hirschman sont évidents : en diminuant sa vulnérabilité (en éliminant la dépendance), un État se trouve plus libre d’exercer sa puissance. L’usage des droits de douane comme levier de négociation est devenu doctrinaire ; l’administration a annoncé, en avril 2025, que le taux appliqué aux pays ne traitant pas les États-Unis de manière « équitable » pourrait dépasser le seuil de base de 10 %. Le message est limpide : quiconque ne joue pas selon les règles américaines en pâtira dans son accès au plus grand marché du monde.
Fait notable : c’est précisément ce que Hirschman redoutait historiquement – qu’une puissance économique dicte les conditions en offrant ou refusant l’accès à son marché. Les États-Unis emploient ici leur pouvoir d’importation comme bâton et carotte. Pour les investisseurs et analystes de la politique internationale, les statistiques commerciales doivent désormais être interprétées stratégiquement : un volume élevé d’exportations chinoises vers les États-Unis n’est plus seulement du commerce, mais une vulnérabilité potentielle pour les deux parties.

L’énergie comme outil de politique étrangère

La mutation la plus spectaculaire de la politique américaine est sans doute la transformation de la politique énergétique en instrument explicite de la diplomatie. Sous Trump, en 2025, les États-Unis mettent pleinement à profit leur statut de puissance énergétique. Le président a proclamé, dès son premier jour de retour à la Maison-Blanche, un « état d’urgence énergétique nationale » pour accroître la production intérieure de pétrole et de gaz. L’objectif est double : assurer de bas prix domestiques (tant pour les électeurs que pour la compétitivité industrielle) et renforcer l’influence mondiale des États-Unis en tant que fournisseur d’énergie.
Les États-Unis sont désormais le premier exportateur mondial de gaz naturel liquéfié (GNL), ce qui confère à Washington un nouveau levier géopolitique. Le GNL américain est expédié en volumes croissants vers des alliés européens et asiatiques, réduisant leur dépendance envers des rivaux tels que la Russie. L’exportation énergétique américaine devient ainsi un instrument diplomatique : des pays européens autrefois totalement dépendants du gaz russe disposent désormais d’une alternative américaine.
Cela affaiblit l’arme économique de Moscou et renforce l’influence américaine sur ses alliés, comme le prédit la théorie de Hirschman : réorienter les échanges pour resserrer les partenaires autour de soi et les éloigner des concurrents. Cette stratégie a néanmoins un coût : la hausse des exportations de GNL a légèrement augmenté les prix du gaz aux États-Unis, mais l’administration Trump semble l’accepter en échange d’un poids géopolitique accru.

Au Moyen-Orient, la dimension énergétique est palpable. Trump poursuit la ligne dure contre l’Iran adoptée dès son premier mandat, mais avec un lien pétrolier encore plus fort. En maintenant de sévères sanctions sur l’industrie pétrolière iranienne, il maintient les barils iraniens hors du marché, affaiblit les revenus de Téhéran et donne aux États-Unis (et à des alliés comme l’Arabie saoudite) davantage de contrôle sur l’offre mondiale.

Dans le même temps, Trump a renforcé les liens avec des alliés producteurs traditionnels, tels que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Il attend de ces pays qu’ils contribuent à la stabilité des prix du pétrole afin d’éviter des flambées nuisibles à l’économie. Il doit toutefois ménager les producteurs américains de schiste qui préfèrent un certain prix plancher. Ce réglage fin – influençant les choix de production de l’OPEP+ par diplomatie et accords – constitue une forme d’exercice du pouvoir par l’énergie. Les États-Unis envoient le signal : « Nous pouvons inonder le marché ou l’assécher, selon ce qui sert nos intérêts stratégiques. »
L’idée de Hirschman sur la structure commerciale comme pouvoir s’applique pleinement : les États-Unis, désormais presque autosuffisants en pétrole et gaz et même exportateurs nets, sont moins vulnérables aux troubles du Moyen-Orient et peuvent agir plus librement envers des acteurs comme l’Iran. Les chiffres illustrent ce basculement : les importations américaines de pétrole du Golfe ont été divisées plusieurs fois en dix ans – d’environ 2 millions de barils/jour en 2013 à 0,6 million en 2023 – grâce à l’augmentation de la production nationale. L’économie des États-Unis n’est donc plus otage du pétrole du Golfe, laissant à Washington la latitude de boycotter le brut iranien sans catastrophe intérieure.

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Dans ce contexte, le détroit d’Ormuz devient un point névralgique. L’Iran a périodiquement menacé de le bloquer pour répondre à la pression américaine. Pour Trump, une telle menace est à la fois un défi et l’occasion de démontrer sa puissance : les États-Unis ont accru leur présence navale dans le Golfe pour indiquer qu’ils maintiendront la voie ouverte. Parallèlement, grâce à la politique énergétique décrite plus haut, les États-Unis et leurs partenaires s’efforcent de réduire la dépendance mondiale au pétrole transitant par Ormuz. De nouveaux oléoducs (par exemple de l’Arabie saoudite et des Émirats vers la mer Rouge) et des capacités accrues ailleurs atténuent l’impact d’une éventuelle fermeture.
La théorie de Hirschman postule que celui qui dépend le moins d’une route commerciale est aussi le moins vulnérable à son interruption – et donc mieux placé pour faire pression sur l’adversaire. L’administration Trump semble suivre cette logique : en privant l’Iran de la possibilité de provoquer une crise énergétique mondiale (grâce à une sécurité d’approvisionnement coordonnée), elle affaiblit la main de Téhéran. Il ne fait toutefois aucun doute que les prix de l’énergie dépendent du risque géopolitique : lorsque le conflit entre Israël et des groupes liés à l’Iran s’est ravivé à l’automne 2024, le Brent a bondi au-delà de 80 dollars le baril en quelques jours. Trump veut éviter de tels sauts et utilisera tout, des réserves stratégiques aux négociations de production, pour étouffer les chocs énergétiques qui favoriseraient ses adversaires.

Ton stratégique et conséquences

La stratégie de puissance à long terme de Trump – telle qu’elle se déploie en 2025 – marque un retour à une realpolitik dure aux moyens économiques. Là où les administrations précédentes faisaient l’éloge du libre-échange libéral, Trump considère commerce et énergie comme des leviers au service des intérêts américains. Cette stratégie s’apparente à un « Hirschman inversé » : au lieu de laisser les États-Unis s’enfermer dans la dépendance, il tente d’accroître la dépendance d’autrui envers les États-Unis ou de réduire la capacité d’autrui à peser sur eux. Pour l’observateur intéressé par la sécurité et la politique, cela dessine une doctrine où la guerre économique se banalise. La politique étrangère américaine utilise désormais les droits de douane comme une flotte de blocus et les méthaniers de GNL comme des lettres d’alliance diplomatiques.
Qu’implique cela pour l’équilibre des puissances ? D’abord, des rivaux comme la Chine et la Russie doivent élaborer des contre-stratégies – ils le font en renforçant leur coopération mutuelle et en tentant de contourner la domination du dollar et la technologie occidentale. Le monde pourrait évoluer vers des blocs définis par des sphères économiques, rappelant le modèle bilatéral d’influence qu’Hirschman décrivait dans les années 1930. Ensuite, les petits États se sentiront poussés à choisir camp dans les questions économiques. Nombre de pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine souhaitent à la fois des investissements chinois et un accès maximal au marché américain, mais les deux grandes puissances utilisent leur influence commerciale pour les attirer à elles.

Cette partie se joue clairement au Moyen-Orient : les États pétroliers du Golfe profitent de prix élevés mais doivent composer entre un partenaire sécuritaire traditionnel, les États-Unis, et de nouveaux liens économiques avec la Chine. La diplomatie énergétique active de Trump – des accords d’armement assortis d’engagements pétroliers avec l’Arabie saoudite, aux pressions sur l’Irak pour réduire sa dépendance au gaz iranien – montre la fusion de l’énergie et de la politique étrangère.
En définitive, 2025 confirme que l’économie est l’arène centrale de la rivalité des grandes puissances. Plusieurs médias norvégiens ont rapporté que l’attaque menée par Israël le 13 juin contre l’Iran aurait eu lieu « de son propre chef », sans que Washington en ait été informé. Cela semble peu plausible. Dans une zone aussi stratégique que le Golfe, où les intérêts américains sont fortement engagés, il est hautement improbable qu’une telle opération puisse se produire sans coordination ou assentiment de Washington.
Il est très probable qu’il s’agisse d’une opération orchestrée, le président Trump l’ayant approuvée ou même facilitée, conformément à sa doctrine stratégique globale. Cela s’inscrit dans la logique de sa puissance : l’usage de l’incertitude stratégique et de la pression économique pour exercer une influence mondiale. L’attaque et la réaction du marché qui a suivi contribuent à renforcer le secteur énergétique américain et à affaiblir des acteurs qui contestent les intérêts des États-Unis. Le prix du pétrole fonctionne ici comme un outil de sanction indirect.
L’approche de l’administration Trump, décrite ici en termes stratégiques, souligne que la boîte à outils de la puissance comprend désormais autant les barils de pétrole et les couronnes numériques que les porte-avions. La théorie de Hirschman, vieille de près de 80 ans, éclaire cette évolution : la structure du commerce est la structure du pouvoir. Sous Trump, les États-Unis ont pleinement adopté cette philosophie – érigeant barrières douanières et flux énergétiques en bouclier et glaive – pour consolider l’hégémonie américaine dans un ordre mondial chahuté.

Synthèse

L’usage par Trump des instruments économiques dans une stratégie de puissance à long terme a modifié les règles du jeu en politique internationale. La politique énergétique est désormais partie intégrante de la doctrine de politique extérieure des États-Unis, et la dépendance commerciale est perçue comme quelque chose qu’on peut exploiter ou contrecarrer pour un gain stratégique. Le commerce mondial en devient plus politisé et imprévisible.

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Au Moyen-Orient, cela se traduit par le fait que pétrole et sécurité ne font qu’un : le détroit d’Ormuz est patrouillé non seulement pour des raisons militaires, mais pour garantir la stabilité économique. Pour comprendre la conduite américaine actuelle, il faut examiner le lien entre le dollar et la doctrine : l’argent et la puissance vont de pair. L’avertissement de Hirschman en 1945 – le commerce peut devenir un instrument de rivalité – se matérialise sous nos yeux. Il offre un cadre indispensable pour interpréter la politique de Trump et l’équilibre mondial à venir.

À propos de l’auteur
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Fondée en 2014, Conflits est devenue la principale revue francophone de géopolitique. Elle publie sur tous les supports (magazine, web, podcast, vidéos) et regroupe les auteurs de l'école de géopolitique réaliste et pragmatique.

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