En Écosse, les clans structurent toujours les liens sociaux

1 octobre 2025

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Photo : (c) Conflits

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En Écosse, les clans structurent toujours les liens sociaux

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Les clans écossais ont structuré l’histoire de l’Écosse, entre soutien à la Couronne anglaise et volonté d’autonomie. Aujourd’hui, loin d’être du folklore, ils continuent de structurer les liens sociaux. Entretien avec John Mackenzie

C’est à Gairloch, face à l’Atlantique, sur cette terre des clans, que nous avons rencontré John Mackenzie. Sa famille y habite depuis plusieurs siècles. L’un de ses ancêtres, Osgood Mackenzie, a bâti le jardin d’Inverewe à partir de 1862. Un jardin de plantes et d’arbres du monde entier qui tire profit du climat si particulier de la région. Avec lui, nous évoquons l’Écosse et le rôle des clans. 

Jean-Baptiste Noé (JBN). Vous êtes géopolitologue et descendant d’un ancien clan des Highlands. Avant de parler de l’Écosse d’aujourd’hui, racontez-nous l’histoire des Mackenzie.

John Mackenzie. En gaélique, on dit Clann Choinnich, « les fils de Kenneth ». Nos racines plongent dans le Kintail et le Ross, entre mer et montagnes, avec des places fortes comme Eilean Donan. Le clan s’est imposé à partir de la fin du Moyen Âge par une stratégie assez caractéristique des Highlands : mariages, prises de gages, fidélités fluctuantes mais tenues, et un sens aigu du terrain. Notre devise, Luceo non uro — « je brille, je ne brûle pas » — dit beaucoup de cette ambition d’éclairer sans tout embraser.

Les rivalités entre clans ont souvent nourri l’imaginaire, mais elles répondaient à des logiques très concrètes…

Absolument. Il ne s’agissait pas d’une querelle perpétuelle façon légende. Les conflits tournaient autour de la maîtrise des pâturages, des cols, des routes de bétail et des redevances. Les Mackenzie ont connu des phases de tension avec les MacDonald et les MacLeod, parfois avec les Munro plus à l’est. Le droit coutumier laissait une large place au creach (le raid), mais ces heurts s’inscrivaient dans un jeu d’alliances mouvantes : aujourd’hui adversaires, demain partenaires. À mesure que l’autorité royale écossaise consolidait ses prérogatives, la meilleure assurance pour un chef de clan n’était pas la guerre totale, mais un bon charter (charte) et des otages bien placés à la cour.

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Justement, comment votre clan s’est-il articulé au pouvoir royal, puis au rattachement à la couronne d’Angleterre ?

Il faut distinguer trois temps. D’abord l’Écosse indépendante, où les Mackenzie se rapprochent de la couronne d’Écosse pour sécuriser titres et terres. Ensuite, en 1603, l’Union des Couronnes : Jacques VI d’Écosse devient Jacques Ier d’Angleterre. C’est une union personnelle — deux royaumes, un seul souverain — qui change l’échelle du jeu. Enfin, en 1707, les Actes d’Union créent un Royaume-Uni de Grande-Bretagne.
Pour nous, cela a signifié une intégration progressive à un État plus vaste, avec des phases d’adhésion et de résistance. Une partie des Mackenzie a soutenu les Stuart lors des soulèvements jacobites, notamment en 1715 et 1719, par fidélité dynastique autant que par calcul territorial. Ces choix ont entraîné des confiscations, des exils, puis, au XVIIIᵉ siècle, une réintégration par le service au sein des régiments de la Couronne — les Highlands devenant un vivier militaire. En clair : d’un côté, la tradition locale ; de l’autre, la rationalisation politique d’un royaume composite. Notre histoire tient dans cet équilibre.

Que reste-t-il du monde des clans dans l’Écosse du XXIᵉ siècle ?

Beaucoup moins de pouvoir politique, bien sûr, mais une mémoire structurante. Les clans sont aujourd’hui des communautés culturelles et diasporiques, des réseaux d’identité, d’entraide, de généalogie. Ils irriguent le tourisme, le folklore — tartans, musiques — mais aussi un rapport au territoire fait d’associations, de trusts fonciers, de restauration patrimoniale. On sous-estime souvent le rôle des community trusts dans la gestion durable des terres, des forêts, des îles. Ce n’est plus la féodalité ; c’est du capital social qui pèse sur la façon d’habiter un pays.

Venons-en à l’actualité : comment l’Écosse se situe-t-elle aujourd’hui dans le concert britannique et européen ?

Trois plaques tectoniques se rencontrent.
D’abord, la dévolution a redonné un fort pouvoir au Parlement d’Édimbourg depuis 1999. Cela a fabriqué un espace politique écossais spécifique, avec ses priorités en santé, éducation, environnement.
Ensuite, l’indépendance demeure un horizon disputé. La question ne se réduit pas à un drapeau : c’est un arbitrage entre souveraineté politique et interdépendance économique. Quelle monnaie ? Quel régime budgétaire ? Quelle frontière commerciale avec l’Angleterre, notre premier partenaire ? Ce sont des paramètres lourds, pas de simples symboles.
Enfin, il y a la transition énergétique. La mer du Nord décline côté hydrocarbures mais l’éolien offshore, les réseaux électriques, l’hydrogène et la capture de carbone reconfigurent la carte industrielle. L’Écosse peut devenir un hub d’énergie propre pour le nord-ouest de l’Europe… à condition de régler les goulets d’étranglement : raccordements, coûts de réseau, acceptabilité paysagère et stabilité réglementaire.

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L’identité écossaise balance entre l’Atlantique et l’Europe. Faut-il y voir une réédition de l’« Auld Alliance » avec la France ?

L’Auld Alliance relève surtout du symbole, mais il dit une chose vraie : l’Écosse s’est toujours pensée comme un pont. Entre nord atlantique et mer du Nord, entre Amérique et Europe, entre monde anglo-saxon et héritage gaélique. Dans un monde fragmenté, un petit pays-pont peut peser s’il investit dans la connectivité : données (câbles), énergie (interconnexions), transport (ports profonds), et diplomatie économique. L’identité n’est pas un repli ; c’est une plateforme.

Revenons un instant à la longue durée. La lutte entre clans a-t-elle laissé des traces utiles pour comprendre la politique d’aujourd’hui ?

Oui, si l’on se garde des anachronismes. La culture des clans a appris aux élites écossaises à composer : pactiser avec plus fort que soi, changer d’alliance, absorber des familles, gérer l’incertitude. Cette grammaire de la coalition et du compromis reste très présente. Le débat contemporain sur l’autonomie, la fiscalité, l’énergie n’oppose pas des blocs monolithiques ; il met en scène des cercles d’allégeance emboîtés — local, national, britannique, européen. En ce sens, l’expérience clanique rend l’Écosse à l’aise dans les architectures pluriniveaux.

Votre clan s’est un jour rallié à la Couronne britannique. Y voyez-vous une trahison des origines ?

Non. Les Highlands n’ont jamais été un monde figé. Les Mackenzie ont résisté, puis servi. Ils ont perdu des terres, puis reconquis une place dans l’État par l’armée, le commerce, le droit. C’est une métamorphose, pas une trahison. L’honneur, dans notre tradition, tient moins à l’immobilité qu’à la fidélité à la communauté et à la capacité d’assurer sa pérennité. Si l’on transpose, l’Écosse d’aujourd’hui doit faire la même chose : préserver ce qui la rend singulière tout en s’insérant lucidement dans les circuits du monde.

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Si vous deviez résumer l’héritage des Mackenzie en une leçon pour l’Écosse contemporaine ?

Deux mots : mesure et audace. Mesure, pour ancrer les choix dans des réalités budgétaires, démographiques et techniques. Audace, pour investir de façon contre-cyclique dans la recherche, les réseaux et les industries propres. Luceo non uro : éclairer le chemin, éviter les flammes inutiles.

Un dernier mot personnel ?

Quand je passe devant Eilean Donan au crépuscule, je me dis que la pierre n’a pas la mémoire du sang, mais celle des liens. Nous ne sommes plus des guerriers de col ; nous sommes des tisseurs de continuités. Et, pour un petit pays, c’est peut-être la plus grande des forces.

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À propos de l’auteur
John Mackenzie

John Mackenzie

Géopolitologue et grand reporter, John Mackenzie parcourt de nombreuses zones de guerre.

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