Le franc CFA, la dernière monnaie coloniale ou post-coloniale, franc de la Françafrique, a connu bien des appellations, pourtant ses initiales sont restées les mêmes. Loin des raccourcis et des accusations simplistes, ce système mérite une approche d’intelligence économique dégageant les motivations qui le sous-tendent. Cette monnaie, commune à quatorze pays africains, unique en son genre, perdure plus de soixante ans après les indépendances.
L’épopée du franc CFA débute le 26 décembre 1945, jour où Charles de Gaulle, alors à la tête du Gouvernement provisoire, entérine les accords de Bretton Woods et crée cette monnaie (décret n°45-0136). Initialement baptisé « franc des Colonies Françaises d’Afrique », il visait à restaurer un moyen de paiement stable dans les territoires coloniaux et à sécuriser l’approvisionnement de la métropole en matières premières, tout en contrôlant les flux de capitaux. Cette décision n’était pas purement technique, mais stratégique, ancrée dans l’ambition gaullienne de redonner un coup d’éclat au franc français et d’affirmer la puissance économique de la France après la guerre. Elle est dès lors une monnaie personnifiée par cette ambition, agissant comme un levier d’influence et de sécurité nationale pour la France. Cette persistance d’un système monétaire hérité de l’ère coloniale est une singularité française, contrastant notamment avec le démantèlement progressif de l’aire sterling par le Royaume-Uni.
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Les intérêts africains
Pour les nations africaines membres de la zone franc, l’un des principaux attraits du CFA réside dans la stabilité monétaire qu’il procure. Indexé à l’euro (1 euro = 655,957 francs CFA depuis 1999, autrement dit, on dépense de l’euro en zone CFA) et garanti en convertibilité par la France, le franc CFA offre une relative protection contre l’inflation et la dépréciation des devises, phénomènes courants dans d’autres pays de la sous-région.
En 2024, le Nigéria a par exemple enregistré un taux d’inflation supérieur à 30 %, tandis que le naira et le cedi ghanéen s’effondraient, rendant le franc CFA une « devise refuge »¹ pour certains acteurs économiques frontaliers. Cela permet aux zones UEMOA et CEMAC de mieux gérer la crise économique post-COVID-19, affichant des taux de croissance du PIB plus résilients que la moyenne de l’Afrique subsaharienne en 2020 et 2021. Le président ivoirien Alassane Ouattara a, en décembre 2019, défendu la parité fixe, soulignant qu’elle permettait d’éviter la spéculation et la fuite des capitaux, et de sécuriser les emprunts en euros.
Cependant, cette stabilité a un coût élevé : la perte d’autonomie monétaire. L’arrimage à un euro fort pénalise la compétitivité des entreprises exportatrices et favorise les importations au détriment de la production locale et de l’industrialisation. La politique monétaire des Banques centrales (BCEAO et BEAC) est prioritairement axée sur la maîtrise de l’inflation, au détriment des objectifs de croissance et de création d’emplois, une priorité héritée de la Banque Centrale Européenne. Cette situation est d’autant plus étonnante que les réalités économiques de l’Afrique sont très différentes de celles de la zone euro.
Un débat d’opinions
Les débats internes opposent gouvernements et opinions publiques. Cette monnaie a souvent été décrite comme inefficace sur le plan économique, contestable sur le plan politique et inéquitable d’un point de vue social, des critiques que l’on retrouve notamment chez l’économiste togolais Kako Nubukpo².
Des pays comme le Burkina Faso, le Niger, le Mali, et plus récemment le Sénégal avec l’élection de Bassirou Diomaye Faye, expriment un désir de recouvrer leur souveraineté monétaire. L’épisode de la dévaluation de 50 % en 1994, imposée sous la pression du FMI, de la Banque Mondiale et de Paris, reste une plaie béante, perçue comme un « événement brutal et humiliant [qui] a en partie sapé la confiance »³. Des enquêtes récentes (novembre 2024) montrent que près de 95 % des militants ouest-africains sondés souhaitent sortir du franc CFA.
Le caractère archaïque du système ne doit pas occulter l’enjeu de la corruption. L’adoption d’une nouvelle monnaie n’implique pas automatiquement un progrès pour les citoyens. Si les règles de transparence et de contrôle ne sont pas renforcées, la gestion monétaire pourrait au contraire devenir un espace supplémentaire de captation par les élites.
Conséquemment, pour pallier ces accusations, certains dirigeants africains affirment qu’ils ont été « à l’école de la France » et que certains mots, comme corruption, n’existent pas dans leurs langues locales. Mais ce n’est pas parce qu’un mot n’existe pas que le phénomène disparaît.
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Les intérêts français
Du côté français, il s’avère que les bénéfices du franc CFA sont moins d’ordre financier direct que stratégique. Contrairement à une idée reçue, le Trésor français ne tire pas de bénéfice financier direct des réserves de change africaines⁴. Le compte d’opérations est un compte rémunéré pour les banques centrales africaines et coûte même des dizaines de millions d’euros par an à la France du fait de la garantie de convertibilité.
L’importance du franc CFA pour Paris réside davantage dans sa valeur en tant qu’instrument d’influence. Charles de Gaulle, après les indépendances, a cherché à maintenir des liens organiques étroits avec les anciennes colonies, concevant la « Communauté organique » où la France conserverait la maîtrise des domaines régaliens, dont la monnaie.
En décembre 2019, une réforme majeure a été annoncée pour les pays de l’UEMOA. Le nom « franc CFA » devait être remplacé par « Eco ». Le changement le plus significatif fut la suppression de l’obligation de déposer 50 % des réserves de change auprès du Trésor français. Ces mesures visaient à « désamorcer les critiques »⁵ de domination néocoloniale.
Cependant, la parité fixe avec l’euro (1 euro = 655,96 francs CFA) a été maintenue pour ces pays, et la France conserve son rôle de garant financier de la convertibilité.
Une monnaie dans la désinformation
En parallèle, ce franc est l’objet de nombreuses campagnes de désinformation. Des allégations infondées, telles que la France percevrait annuellement 440 milliards d’euros en taxes coloniales, sont régulièrement diffusées. Ces récits sont souvent amplifiés par des mouvements néopanafricanistes et des acteurs étrangers, notamment russes, qui exploitent les réseaux sociaux pour instrumentaliser un « complot français »⁶ et orienter le mécontentement populaire contre Paris.
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Bibliographie et notes
¹ Une devise refuge est une monnaie considérée comme un placement sûr en période d’incertitude économique ou géopolitique.
² Kako Nubukpo, Bruno Tinel, Martial Ze Belinga et Demba Moussa Dembélé (dir.), Sortir l’Afrique de la servitude monétaire. À qui profite le franc CFA ?, Paris, La Dispute, 2016.
³ Séraphin Prao, Le franc CFA : une devise refuge malgré les critiques, L’Économiste du Togo, 22 mai 2024.
⁴ Amath Ndiaye, Franc CFA : le mythe du compte d’opérations comme argent séquestré, Financial Afrik, 10 août 2025.
⁵ Franc CFA : ce qui va changer, Jeune Afrique, 2020.
⁶ Thierry Vircoulon, Alain Antil et François Giovalucchi, Thématiques, acteurs et fonctions du discours anti-français en Afrique francophone, IFRI, juin 2023.