Nouvelles stratégies de la guerre culturelle 

9 novembre 2025

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : (Left) ?:), 2017, by Jacqueline Humphries, estimated $300-400 thousand, (center) Kundry, 2018, by Avery Singer estimated $1.8-2.5 Million and (right) Untitled, 1992/2004 by Albert Oehlen, estimated 1.2-1.8 Million are previewed before auction at Sotheby's in New York, NY on November 4, 2022. (Photo? by Efren Landaos/Sipa USA)/42514325//2211041954

Abonnement Conflits

Nouvelles stratégies de la guerre culturelle 

par

Les rapports de force ont changé dans le monde. La technologie numérique, la mise de l’IA en open source ont enlevé le monopole de la visibilité aux mass média. Ces évolutions ont rendu largement obsolètes les armes de la guerre culturelle pratiquées entre 1947 et 2025.

Mars 2025 – Donald Trump change de stratégie et d’armes culturelles

En mars 2025, il supprime tout l’argent consacré au soft power américain dans le monde. Cela concerne, entre autres, l’arrêt du financement des réseaux d’influence, supports, associatifs, institutionnels, ONG, réseaux intellectuels, artistiques, d’information. Il fait de même à l’intérieur des frontières des USA en supprimant l’argent fédéral destiné à la culture entre autres à travers la NEA[1], National Endowment for the Arts, constatant que les méthodes de manipulation exercées dans le monde par le soft power Américain s’étaient retournées, tel un gaz toxique, contre l’Amérique qui en a été l’émetteur.

Sa politique est un retour aux règles anciennes de la démocratie et du libéralisme américain : Selon le célèbre Premier Amendement, grande fierté de l’identité américaine, aucune pensée, conviction, croyance, ne peut être censurée ! Pour préserver cela, tout ce qui est culturel, intellectuel et artistique est du domaine du privé et concerne le mécénat. L’État ne doit pas le financer. Face à la crise, Donald Trump, formé par le commerce et l’entreprenariat, en revient aux solutions propres au libéralisme américain : protéger la concurrence, l’économie de marché sensé s’autoréguler. Une des mesures prises en 1929 pour sortir de la crise a été de voter des lois anti-trust et ententes.

En supprimant l’argent fédéral alloué au soft power Donald Trump a mis un point final à trois quarts de siècle de stratégies qui ont gagné deux guerres culturelles dont le but était de faire de l’Amérique la référence culturelle mondiale. Leur cible : les intellectuels, artistes et élites cultivées. Pour les contrôler il fallait, grâce à la cooptation, leur enlever toute autre source de légitimité fondée sur l’enthousiasme d’un public, la reconnaissance des pairs, ou par des critères d’excellence compréhensibles et partageables. Pour ce faire il fallait créer un profil, un label de l’artiste, de l’intellectuel « contemporain » afin qu’il soit le moins séduisant possible. Ainsi leur a été assénée la mission humanitaire d’assurer la critique de la société, d’avoir une fonction « révolutionnaire », de perturber, humilier le « regardeur » et ses certitudes. Par ailleurs, toute identité, étant jugée facteur de guerre, sa tâche est de déconstruire la civilisation, le patrimoine, la valeur artistique reconnue.  A l’ère hégémonique une nouvelle mission moraliste, moins négative, lui est rajoutée : la défense des « valeurs sociétales » qui se limitent à quatre thèmes : sexe, genre, climat, racisme.  Ces stratégies d’influence par la cooptation-corruption ont pu opérer parce qu’elles étaient inimaginables au commun des mortels non initié, et de ce fait imperceptible par les élites qui les ont acceptées joyeusement en raison des récompenses attenantes, ou subies sans comprendre par ceux qui ne l’acceptaient pas.

Couper l’argent à ce type de soft power, c’est l’anéantir car son pouvoir découle d’une légitimité venant des institutions données aux arts et aux idées. Leurs côtes ne sont pas le fruit d’une concurrence, d’une comparaison permettant un choix, elles sont créés par cooptation, en réseau fermé, impliquant la collaboration des institutions publiques et privées.

Le Soft power supplanté par le « Deal power »

La nouvelle de la suppression financière a fait peu de bruit médiatique, comme si elle n’avait pas eu lieu. La question n’a pas été posée : par quelle autre arme a-t-elle été remplacée ?

La réponse pourrait bien être une publication de l’administration américaine, de juillet 2025, qui ressemble à une feuille de route : l’America’s AI Action Plan. C’est le projet qui entend tirer parti de toutes les possibilités offertes par l’IA mise en open source en novembre 2022.

On y trouve les principes d’une nouvelle forme d’influence fondée sur une IA dite en « open source », accordée gratuitement, incluant : code, données, méthode de reproduction, proposée au monde avec le moins de censure possible en ce qui concerne le contenu.

L’Amérique a l’avantage en ce domaine sur ses concurrents qui offrent une IA mais en « open-weight », qui ne livre ni code ni reproductibilité et pratique les censures de contenu nécessaires à la protection de leur pouvoir. L’open source est un risque calculé que toutes les puissances ne peuvent s’offrir sans se mettre en danger. C’est sur ce différentiel que se fonde la nouvelle stratégie. Elle tiendra aussi longtemps que l’accès libre et gratuit de l’outil numérique et la confiance fondée sur la non-censure sera maintenue.

Donald Trump abandonne l’arme des mass-médias et celle des intermédiaires d’influence de type ONG. Il mise sur le nouvel outil numérique qui agit d’une façon aussi discrète et douce, mais différemment : elle devient son mode principal de communication. Son but est de ramener vers l’Amérique les talents du monde entier, d’encourager la concurrence, d’attirer des élites créatives. Il abandonne pour cela la cooptation en échange de soumission, d’intellectuels et artistes au profil progressif-déconstructif.

L’Amérique peut s’offrir ce luxe tant qu’elle est en position avantageuse sur le plan de la concurrence mondiale. Avec l’offre de l’intelligence artificielle en open source l’Amérique propose un « deal » à des partenaires moins puissants que lui. L’Amérique peut courir le risque de cette générosité mais elle doit le faire de façon transparente et réaliste. Car si elle n’est plus hégémonique et affronte désormais une concurrence. Elle a le pouvoir de proposer un « deal », qui sera certes asymétrique en sa faveur, mais elle a intérêt à ne pas abuser de ses partenaires en veillant à ce qu’ils y trouvent leur compte.    

L’Amérique a le projet, par ce biais, de rétablir la confiance à son égard dans l’international. L’offre de l’open source fait ainsi d’elle, une puissance plutôt positive qui se fonde sur un rapport de force, « cash », réaliste, entre les partenaires. Pour cela, elle revient aux sources de son identité : le libéralisme fondé sur la concurrence, le rejet des monopoles, des guerres, fidèle au multiculturalisme, opposé au globalisme culturel.

Les avantages que tire l’Amérique de cette nouvelle arme et stratégie sont considérables même si peu perceptibles. L’IA, présente dans les téléphones de toutes les poches et sacs à main sur terre, est en contact direct, avec un public aux multiples identités. Il n’est donc plus nécessaire de recourir aux couteux intermédiaires de l’influence d’avant 2025 : ONG, organismes, institutions publiques et privées, mass médias, etc.[2]

Qui plus est, elle collecte en retour de ses services gratuits, un trésor d’informations précieuses, de données utiles à son économie. Pour les créateurs, entrepreneurs, chercheurs, artistes, intellectuels l’IA est un bienfait.  L’accès gratuit aux archives, économise du temps et accélère explorations et recherches qui ne sont pas ainsi réservées aux cercles endogames de l’intelligentzia qui existe institutionnellement sans public. Le partage des connaissances, le débat intellectuel est aujourd’hui nécessaire à tout homme de pensée, d’action ou de création et ce sur tous les terrains, qu’ils soient militaires, économiques, artistiques, techniques, scientifiques. L’enjeu est de comprendre rapidement, de s’adapter, de trouver des solutions et cela par-dessus les frontières !

Le numérique devient un champ de bataille et d’affrontement entre puissances concurrentes et adversaires à la fois. Celles-ci emploient les ressources du digital de multiples manières. Le pouvoir des algorithmes, si utile à la recherche, à l’échange de compétences, à la collaboration pour un bien commun, peut aussi fournir un vaste arsenal de méthodes de confusion cognitive, de désinformation, manipulations sémantiques, etc. Certaines puissances choisiront le contrôle politique, d’autres le pouvoir d’attraction, elles s’en serviront pour conquérir ou se défendre, chacune selon ses moyens. Toutes utiliseront sans aucun doute les deux à la fois mais selon des dosages très divers.

Nouveau choix pour l’exercice du pouvoir : Agir en réseau ouvert ou réseau fermé ? 

Le pouvoir particulier offert par le numérique est l’usage des réseaux. Il a été démultiplié par l’IA mis en open source. De façon fulgurante des confrontations inédites ont pris une ampleur inattendue.  Elle a mis en concurrence aigue le domaine public et le domaine privé, les identités locales et le monde international, les puissantes institutions établies avec les réseaux plus petits, mais plus ouverts, plus souples, plus rapides, moins couteux, pour apporter des solutions aux problèmes.

Ces réseaux ouverts sont la nouveauté rendue possible par le digital en open source. Ils ont accès aux talents singuliers, désormais visibles du monde entier et  partageables. On s’y assemble par affinité, complémentarité, adhésion au bien commun. Ils ne peuvent fonctionner que si la règle est : transparence, confiance, liberté. Ainsi se met en place une mise en relation de l’offre et la demande. Ces réseaux ouverts on cependant une fragilité : ils sont informels et la liberté de chacun rend le lien de solidarité susceptible d’être remis en cause à chaque instant.

Face à eux les réseaux fermés n’ont pas cette faiblesse car on n’y entre pas toujours pour le talent mais plutôt pour le profil, ce qui rend le coopté dépendant et forcément solidaire. Ses piliers sont la hiérarchie, le secret, l’intérêt commun. Le ciment est fort, il est lié à la naissance, au pouvoir, à l’argent, la connaissance ou même au crime. Leur faiblesse réside en ce que créativité, talent, souci du bien commun passent après la conservation et la solidarité du réseau, toutes choses qui impliquent une lenteur à agir, à s’adapter aux urgences, au tempo fulgurant imposé par les nouvelles technologies de la communication nécessitant une réponse immédiate. On retrouve ici la différence entre le drone et l’avion de chasse.[1] Sur ce sujet des réseaux ouverts et fermés, Christophe Assens décrit bien ce nouveau champ de bataille dans un livre publié ce mois-ci: Réseaux d’influence et souveraineté de la France[3].

Il est bien difficile de voir en l’espace de six mois, les conséquences de la suppression par Donald Trump du financement du soft power concernant le monde culturel, arme essentielle de l’arsenal américain. On ne mesure pas encore l’efficacité de la nouvelle panoplie du « deal power ». Elle est fort ambitieuse car elle doit accepter le risque, est fondé sur un réalisme partagé avec le partenaire, repose sur la confiance qu’exige le respect de la liberté.

Quels seront à l’avenir les proportions de pratique entre les stratégies positives du « deal » et les stratégies de manipulation du « soft », aujourd’hui mieux connues et en cela moins efficaces. L’Amérique pourra-t-elle maintenir à la fois gratuité, transparence, partage en open source de données aussi peu censurées que possible ?

Quelques signes sont néanmoins observables : – en juillet 2025, le patron de Google a déclaré que la stratégie de censure qui a été pratiquée pendant le Covid, ne se reproduira plus à l’avenir. Après avoir constaté le résultat négatif de l’interdit de tout débat au sujet des vaccins, il admet qu’ainsi ont été favorisés des intérêts particuliers, éloignés du bien commun.

– en Octobre 2025, Elon Musk annonce la création d’une concurrence à Wikipédia. Ainsi plusieurs points de vue pourront être comparés sur les mêmes sujets, ce qui est une bonne nouvelle pour la vie intellectuelle, scientifique et artistique qui ne peut se passer pour être féconde de la concurrence des sources d’information, des idées et du savoir.

[1] Dont une partie passe par la NEA, Agence culturelle fédérale vouée à la culture à l’intérieur des USA, crée en 1965

[2] Ainsi en Europe Mistral AI semble s’imposer en silence, en mettant ses ressources à dispositions ainsi que les modèles et labels américains.

[3] Christophe Assens. Réseaux d’influence et souveraineté de la France, Editions VA 2025

Mots-clefs :

Vous venez de lire un article en accès libre

La Revue Conflits ne vit que par ses lecteurs. Pour nous soutenir, achetez la Revue Conflits en kiosque ou abonnez-vous !
À propos de l’auteur
Aude de Kerros

Aude de Kerros

Aude de Kerros est peintre et graveur. Elle est également critique d'art et étudie l'évolution de l'art contemporain.

Voir aussi

L’Art visionnaire au Château de Vascoeuil

Le Château de Vascoeuil accueille une exposition sur l’art Visionnaire, collection d’Hervé Sérane. L’occasion de découvrir cet art méconnu du XXe siècle. Hommage rendu par Laure Papillard à la collection d’art Visionnaire de l’amateur d’art, artiste et galeriste Hervé Sérane Il existe...

L’Art officiel rend hommage à Georges Mathieu

Une exposition remarquable entièrement consacrée à Georges Mathieu connaît ses derniers jours d’ouverture à l’Hôtel de la Monnaie. L’évènement est significatif et marque un tournant dans la politique du Ministère de la Culture et indique une évolution. Exposition Georges Mathieu,...

Gérard Chaliand est mort

Géopolitologue de terrain et de livres, Gérard Chaliand a renouvelé les études stratégiques en France. Penseur des guérillas et des guerres modernes il a, toute sa vie, arpenté le monde pour en comprendre les soubresauts. Il est décédé à l’âge de 91 ans ce mercredi 20 août. C’est...