<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Bienvenue au pays des Akrites. Reportage dans la région de l’Évros

14 décembre 2025

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Bienvenue au pays des Akrites. Reportage dans la région de l’Évros

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Région la plus septentrionale de la Grèce, frontalière de la Turquie, l’Évros voit passer les migrants, les trafics et les tensions. Reportage pour comprendre ce qui se joue dans cette région de l’Europe.


Cet article est issu d’un mémoire de recherche réalisé en reportage à la frontière de l’Évros.

Un article à retrouver dans le N60 de Conflits. Vatican. La puissance du temps long.


« Envoyez-les à Alexandroúpoli. » Ce dicton populaire dans la Grèce des années 1960 destiné aux fonctionnaires dont on souhaitait se débarrasser exprime à lui seul l’idée que se faisait la majorité́ des Grecs du district de l’Évros, à savoir celle d’une contrée inhospitalière et lointaine, représentation qui perdure aujourd’hui. Situé aux confins septentrionaux de la Grèce, ce district est la seule frontière terrestre du pays avec la Turquie, principalement matérialisée par le fleuve Évros. À l’ouest de la plaine fluviale et littorale, où sont concentrées les populations et les activités, se dressent les contreforts orientaux des Balkans, le massif des Rhodopes, fixant la frontière avec la Bulgarie au nord. Avec son port et son aéroport, Alexandroúpoli sert de porte d’entrée du district.

Une périphérie militarisée face à la Turquie

Autrefois carrefour commercial prospère intégré aux Empires romain puis ottoman permettant d’accéder par le fleuve à la mer Égée (axe nord/sud) et par la plaine et l’antique via Egnatia aux détroits (axe ouest/est), l’Évros est devenue depuis le traité de Lausanne (1922) une périphérie à l’échelle de la Grèce. Éloignée des centres politiques et économiques que sont Thessalonique et Athènes, peu peuplée et marquée par une économie rurale, elle a de plus pâti de sa proximité avec le bloc communiste et la Turquie. Au temps de la guerre froide, la région a été incorporée au sein d’une zone de surveillance militaire conférant de larges pouvoirs administratifs à l’armée.

L’accès à ce district, jusque-là intégré à l’économie du pays, fut restreint afin de se prémunir de la Bulgarie communiste au nord, puis de la Turquie après la crise chypriote de 1974. L’Évros devint le type même de la « marche frontière », constituant l’un des premiers lieux de garnison du pays et un camp retranché. Ainsi, la région acheva de se transformer en un véritable cul-de-sac isolé et éloigné́ du cœur économique du pays. Si la zone militaire a disparu en 1996, son empreinte est encore bien visible aujourd’hui. Sur les routes, il n’est pas rare de croiser des convois militaires : camions et voitures de l’armée circulent entre les garnisons citadines (Orestiada, Alexandroúpoli) et les camps de l’armée dans les espaces ruraux (camp Yannouli), transportant souvent les recrues du service militaire particulièrement nombreuses dans ce territoire frontalier. Ces installations et ce personnel militaire marquent le paysage de l’Évros et son économie (sept brigades sont présentes au total).

Avec les tensions gréco-turques, la crainte d’une guerre avec la Turquie est réelle en Grèce et l’Évros n’y échappe pas. À l’entrée ouest d’Alexandroúpoli, un panneau « Remember Cyprus » s’adresse aux passants et illustre cette peur. Celle-ci se fonde notamment sur le caractère ethnico-religieux de l’Évros et des deux autres districts (Xanthi et Komotini) situés à l’ouest, où résident environ 150 000 musulmans, soit 20 % de la population de la région. Ces musulmans sont des Turcs sunnites et des Pomaques alévis (tribus slaves islamisées sous l’Empire ottoman) qui vivent ici depuis des siècles.

Le traité de Lausanne (1922) leur a permis de rester sur ces terres et de vivre selon la charia : il s’agit d’ailleurs de la seule région européenne où elle soit officiellement appliquée. Il n’y a pas eu d’assimilation, ce qui explique pourquoi de nombreux Grecs considèrent ces communautés comme une potentielle cinquième colonne en cas de conflit avec la Turquie, même si la cohabitation, froide mais cordiale, se déroule plutôt bien. C’est dans les montagnes que l’on trouve ces populations, puisque, depuis le traité de Lausanne, les plaines sont habitées par les chrétiens.

En effet, l’Évros a été repeuplée en 1922 par les réfugiés grecs d’Asie Mineure qui se sont massivement installés dans les terres cultivables de la plaine de Thrace. De nombreuses localités de la région portent le nom de leurs anciens foyers, aujourd’hui en Turquie. À l’inverse, dès que l’on s’enfonce dans le massif montagneux des Rhodopes au nord-ouest, les minarets remplacent les clochers et les villages musulmans reconnaissables à leur forme agglomérée supplantent les villages grecs en damier des plaines.

Cette périphérie militarisée s’est de surcroît retrouvée depuis le début des années 2010 face à un afflux de migrants en provenance du Moyen-Orient qui bouleversa la région.

Une frontière de barrières face à la crise migratoire

« Ce sont bien les frontières de l’Europe que l’on garde, alors pourquoi sommes-nous seuls ? », s’exclame Anthoula, tenancière d’un café à Kastanies en 2020. Jusqu’à l’arrivée au pouvoir des conservateurs en 2019, le district de l’Évros était exposé à un afflux croissant de migrants, que la construction d’un mur de 12,5 km en 2012 au niveau d’Orestiada, là où le fleuve ne sert plus de frontière, n’avait que peu limité. En 2015 et 2020 notamment, l’afflux fut tel que de nombreux habitants se portèrent volontaires afin d’aider les gardes-frontières et les militaires déployés le long du fleuve. Des milices se constituèrent même pour les épauler. Dans chaque village, les popes encourageaient les femmes à préparer des repas pour les soldats.

Monseigneur Iéronymos, à la tête de l’Église grecque, était venu en personne en 2020, déclarant notamment : « Nous sommes fiers de notre armée. Les Européens doivent savoir que ces frontières sont leurs frontières. Nous partageons la peine et la douleur de ces migrants, mais ils profitent d’une situation qui pour nous est difficile. » Pour une bonne partie de l’opinion publique, les habitants de l’Évros sont perçus comme les gardiens des frontières du pays face à̀ la Turquie et aux migrants et sont comparés à̀ des Akrites modernes, en référence à ces unités médiévales chargées de la surveillance des frontières orientales de l’Empire romain face aux Arabes, puis aux Turcs. Les représentations grecques n’ont pas changé : mille ans se sont écoulés, les frontières ont évolué, mais l’ennemi est toujours à̀ l’est.

La hausse du mécontentement et le sentiment d’abandon croissant dans la population frontalière poussèrent le gouvernement de Mitsotakis à lancer en 2020 la construction d’un mur le long du fleuve afin d’empêcher les migrants illégaux d’entrer sur le territoire grec, porte de l’Union européenne. C’est en remontant la nationale vers le nord qu’on finit par l’apercevoir. Le mur s’étend à l’heure actuelle sur environ 38,5 des 140 km de frontière commune entre la Grèce et la Turquie, de manière discontinue, mais certaines portions doivent être achevées au cours de l’année 2025 et l’objectif du gouvernement est de protéger complètement l’Évros. Haut de cinq mètres, construit en acier sur des mottes de terre destinées à protéger les fortifications des inondations du fleuve, épaulé par des tours de surveillance sur les hauteurs avoisinantes, il est survolé fréquemment par des drones tandis que son accès est interdit aux visiteurs. Les gardes-frontières se sont montrés satisfaits de sa construction : on est passés de « plusieurs centaines de tentatives d’entrée par jour » à seulement « trois ou quatre tous les trois jours en hiver ».

Frontex coopère avec les forces grecques, notamment au niveau des postes-frontières ; des patrouilles conjointes sont aussi lancées le long des berges du fleuve. Les contrôles policiers pour arrêter les passeurs et les migrants qui auraient réussi à se faufiler sont nombreux sur les routes du district et il n’est pas rare de se faire arrêter pour être contrôlé. Ceux qui sont appréhendés sont internés en attente de leur régularisation ou de leur expulsion dans le centre d’asile et de rétention de Fylakio, vaste structure située à l’orée d’une forêt enneigée dans le nord du district. En quelques années, la politique de construction de mur a entraîné une dynamique de fermeture de la frontière orientale de l’Évros.

Le mur rend la frontière plus concrète que le fleuve et permet de faciliter le tri des flux entrant sur le territoire en les redirigeant vers les postes-frontières (laissez-passer des marchandises et des touristes, fermeture aux migrants illégaux). Comme le note le maire d’Orestiada, la crise migratoire étant ainsi en passe d’être maîtrisée à l’échelle locale, la priorité est désormais mise sur « l’intégration territoriale » afin d’ancrer l’Évros au reste de l’espace national.

Un carrefour logistique depuis la guerre en Ukraine

Ce qui attire l’attention en remontant vers le nord du district, c’est l’empreinte de plus en plus importante de l’agriculture dans le paysage, surtout à partir de Didymotique : les champs ouverts défilent à perte de vue, les silos se succèdent et les machines agricoles sont nombreuses sur les chemins. C’est en parcourant ces étendues que l’on comprend l’importance de l’agriculture pour l’économie locale, mais surtout le sentiment d’abandon qui prédomine chez les habitants. « On nous a oubliés ici », témoigne le patron d’un café à Neochori. Et pour cause : si les voyageurs sont rares, ceux qui s’arrêtent le sont encore plus. En dehors des axes rapides, les routes sont mal entretenues et vides. Les touristes bulgares ou turcs vont à Alexandroúpoli sur le littoral et les flux de marchandises suivent la même direction sans s’arrêter : les retombées économiques sont quasi inexistantes. Ces vastes zones rurales constituent de véritables marges enclavées au sein d’un territoire déjà bien périphérique à l’échelle de la Grèce. La guerre en Ukraine pourrait pourtant changer les choses.

Contrecoup géopolitique de ce conflit, l’Évros est devenue une zone géostratégique majeure pour fournir armes et munitions à l’Ukraine sans avoir à̀ passer par les détroits contrôlés par la Turquie à l’est. Lors du début des combats, celle-ci a fermé les détroits aux navires de guerre, appliquant les règles de la convention de Montreux (1936). Or, les voies de chemin de fer partant du port d’Alexandroúpoli permettent d’atteindre l’Ukraine et la mer Noire en passant par la Bulgarie et la Roumanie en seulement une quinzaine d’heures, là où il faut compter deux jours par la voie maritime, à cause de la congestion du trafic notamment. La fermeture des détroits et ce gain de temps décisif ont transformé Alexandroúpoli en lieu de débarquement et d’acheminement des armes et munitions américaines à destination de l’Ukraine : 60 % y passeraient.

Jusqu’ici mal entretenus, le port et les chemins de fer à destination de la Bulgarie ont donc reçu les subventions financières nécessaires à leur rénovation et on peut dorénavant observer d’importants navires de guerre s’amarrer aux quais et des trains chargés de matériel militaire filer à vive allure vers le nord. Au total, durant ces cinq dernières années, six pays de l’OTAN ont même utilisé le port pour des missions logistiques : les États-Unis, la France, l’Italie, le Royaume-Uni, l’Espagne et le Portugal. Dans le même temps, les installations énergétiques (gazoducs, terminal méthanier au large du port) ont fleuri en Évros afin d’acheminer du gaz naturel liquéfié américain aux pays d’Europe de l’Est, Bulgarie et Roumanie en tête, qui, depuis la fin des livraisons de gaz russe, en ont bien besoin.

L’Évros semble ainsi en passe de redevenir un carrefour, les agriculteurs du nord du district espérant beaucoup de ces lignes rénovées qui leur permettraient d’exporter plus facilement leurs produits vers le littoral. Cependant, ce rôle de carrefour n’est pas gage d’une intégration territoriale plus réussie. La priorité pour les acteurs occidentaux était d’avoir une liaison ferroviaire vers le nord pour atteindre l’Ukraine : une rénovation de la ligne avec Thessalonique n’est absolument pas nécessaire pour eux, alors qu’elle le serait pour les habitants de l’Évros, puisqu’elle intégrerait véritablement le district au centre économique du nord de la Grèce (il est plus rapide, à l’heure actuelle, d’effectuer le trajet Thessalonique – Alexandroúpoli en voiture plutôt qu’en train). De plus, la priorité est accordée aux trains transportant le matériel de l’OTAN plutôt qu’à ceux conduisant des voyageurs. Les occasions ouvertes par la guerre n’ont donc pas favorisé les habitants du district.

Si l’intégration se renforcera certainement à l’avenir, l’Évros, par sa situation géographique et son héritage historique, continuera vraisemblablement d’être une périphérie, le pays des Akrites.

À propos de l’auteur
Christian Gouguenheim

Christian Gouguenheim

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