Grande stratégie du Vatican

13 décembre 2025

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Grande stratégie du Vatican

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Chacun connaît la remarque de Staline « Le Vatican, combien de divisions ? ». Elle est souvent citée pour illustrer les diverses formes de la puissance. L’URSS est disparue depuis des décennies et les grands chefs d’État se sont pressés aux obsèques du pape François : signe que le plus petit État du monde compte encore beaucoup alors qu’il ne contrôle que 0,5 km² et ne recense que 764 habitants. Ce nano-État démontre que l’influence stratégique repose sur des facteurs autres que les ressorts quantitatifs de la puissance, qu’ils soient géographiques, économiques ou militaires.

Olivier Kempf dirige le cabinet de synthèse stratégique La Vigie. Il est l’auteur de Géopolitique des Évangiles (à paraître 2026).

Un article à retrouver dans le N60 de Conflits. Vatican. La puissance du temps long.

Une autre singularité tient à ce que le Vatican est constitué de deux formes juridiques : le Saint-Siège, qui est une entité spirituelle, et l’État de la cité du Vatican, qui est une entité temporelle. Ils sont reliés en la personne du pape, chef des deux entités. Stricto sensu, seule la cité du Vatican est un État. Autre particularité, le Vatican est une monarchie de droit divin et élective, seule en son genre. Ces exceptions rendent l’étude de sa grande stratégie passionnante. Nous insisterons sur les premiers siècles, probablement moins connus du lecteur.

Avant le Vatican, un quartier romain

Vers 40 apr. J.-C., les empereurs Caligula puis Néron font construire un nouveau cirque, de l’autre côté du Tibre, dans l’ager vaticanus, jardins qui appartenaient à Agrippine. Il est dévolu aux courses de chars. Caligula fait dresser un obélisque égyptien au centre du cirque (il sera déplacé en 1586 sur la place Saint-Pierre). Vers 67, Saint Pierre y est crucifié, la tête en bas. Son corps est enterré à l’extérieur, au pied du mont Vatican, dans une nécropole séparée du cirque par une petite route. Le cirque perd son usage dès Vespasien, le successeur de Néron, qui fait transformer l’endroit en jardins. À partir du iie siècle, la zone est convertie en cimetière, accueillant urnes funéraires, tombes à fosses et sarcophages. Le cimetière adjacent au nord-est s’étend jusque dans l’arène.

Les chrétiens de Rome prennent l’habitude, à la fin du Ier siècle et au cours du IIe, de se rendre discrètement en pèlerinage sur le lieu du tombeau ainsi que sur celui de Paul, situé plus loin, au sud de la cité. Rome devient la cité des deux apôtres et revêt peu à peu un prestige parmi les différentes églises, selon Ignace d’Antioche ou Irénée de Lyon. Cette église de Rome est alors dirigée par un collège de presbytres. Un mono-épiscopat émerge lentement à la fin du IIe siècle avec Victor Ier (ca 190) et Calixte Ier (ca 217). Précisons que la liste traditionnelle des premiers évêques de Rome semble en partie légendaire.

À partir du milieu du IIIe siècle, la communauté romaine commence à revendiquer sa fondation apostolique et une certaine autorité magistérielle. Alors, le seul titre qui prévaut est celui d’« évêque de Rome ». Le titre de pape pour désigner l’évêque de Rome apparaît avec Marcellin (296-304). C’est seulement en 998 que l’évêque de Rome est le seul à porter ce titre, et il faut attendre Grégoire VII (1073-1085) pour que le titre de pape lui soit réservé.

L’empereur Constantin fait construire une première basilique sur l’emplacement présumé du tombeau de saint Pierre à partir de 324 (achevée en 344). Au cours du IVe siècle, le siège de Rome envoie régulièrement des légats aux différents conciles qui se déroulent en Orient et qui traitent des questions théologiques. En effet, c’est entre l’Asie Mineure et Alexandrie que s’établissent les principales controverses, même si les pères de l’Église d’Occident sont écoutés. L’église de Rome n’exerce alors qu’une influence de prestige. Le concile de Nicée (325) cite quatre sièges métropolites : Alexandrie, Antioche, Jérusalem et Rome. Cette dernière voit d’ailleurs son influence contestée par l’évêché de Milan, lieu de la résidence impériale. Si Constantin a reconnu un certain prestige à Rome avec la construction de la basilique, il conserve cependant le pouvoir temporel. C’est donc d’abord sur le plan spirituel que le Vatican va chercher à imposer sa prépondérance, que l’on désigne par le terme de primauté.

Alors, l’église de Rome a du prestige, mais peu d’influence et certainement aucune primauté.

De la Rome impériale à la Rome papale

Il est vrai que dans ce Bas-Empire, la partie occidentale cède peu à peu le pas politique à la partie orientale. L’empereur a d’ailleurs établi une nouvelle capitale à Constantinople. La péninsule italique décline et la ville de Rome perd son autorité temporelle. En 285, Dioclétien avait divisé l’empire en deux. Les empereurs de la partie occidentale siègent à Milan puis à Ravenne à partir de 402. Rome n’est donc plus une ville impériale : progressivement, les évêques de Rome reprennent le pouvoir temporel local. Rome, redevenue une ville « quelconque » et négligée par les empereurs, peut devenir le siège d’une puissance émergente. Ils vont la relever, dans tous les sens du terme.

En 352, l’évêque Libère utilise l’expression de « siège apostolique ». Le pape Damase Ier réorganise le gouvernement de l’église de Rome et des alentours (Italie suburbicaire, c’est-à-dire les sept diocèses adjacents) et est le premier à revendiquer l’appellation de « successeur de Pierre ». Le concile de Constantinople (381) établit que « l’évêque de Constantinople doit avoir la primauté d’honneur après l’évêque de Rome, car cette ville est la nouvelle Rome ». En 410, le roi wisigoth Alaric prend la ville de Rome. Le pape Innocent Ier négocie avec le chef barbare et tente d’intervenir auprès de l’empereur Flavius Honorius installé à Ravenne. Au cours de son pontificat, il se présente comme l’arbitre général des controverses théologiques de son temps.

En 422, Boniface Ier emploie la notion de principatus, expliquant lors du concile d’Éphèse (430) que « c’est lui qui, dans la personne de ses successeurs [les évêques de Rome], vit et exerce le pouvoir de juger ». En 451, malgré les protestations des Romains, le concile de Chalcédoine fait de Rome et de Constantinople des sièges égaux en dignité. Léon Ier, évêque de Rome, a pourtant revendiqué une primauté universelle du siège romain – en vain. Malgré tout, sa cause recueille une certaine approbation auprès des diocèses d’Occident, au moins sur le plan spirituel. Mais tout cela a peu de portée pratique.

Cependant, l’église de Rome se veut la garante d’une continuité pour vouloir arbitrer les différents conciles régionaux, distinguant les faux et les authentiques. Ici se révèle une de ses caractéristiques : la tendance unitaire et centralisée, monarchique, qui s’oppose à une perception plus décentralisée et collégiale qui anime les églises d’Orient ou d’Afrique. Ainsi, l’axe central de la grande stratégie vaticane apparaît dès le IVe siècle et s’affirme au siècle suivant.

Papauté byzantine

À partir de 476, l’Italie passe sous le contrôle des Ostrogoths. Au début du vie siècle, le patriarche de Constantinople rappelle à l’évêque de Rome que sa primauté n’est qu’honorifique : au moins la reconnaît-il. Dans les années 530, l’empereur Justinien veut réunir les deux parties de l’empire et lutter contre l’hérésie arienne au profit de la foi romaine. Il conquiert l’Italie et chasse les Ostrogoths. Rome passe sous son autorité temporelle : l’empereur démet un pape et impose Pélage Ier en 556. L’affaire entraîne un affaiblissement de l’autorité romaine. Le pape est certes élu par le clergé et le peuple de Rome, mais cela doit être validé par l’empereur. Voici l’exemple le plus manifeste de césaro-papisme : la lutte entre un pouvoir temporel qui veut astreindre la papauté. Celle-ci défendra toujours son indépendance.

“Pépin le Bref signe l’alliance des Francs et des Papes”

Simultanément, le pape noue des liens avec les royaumes barbares. La victoire des Francs (Clovis, fin Ve siècle) affirme la foi romaine contre l’hérésie arienne portée par les Wisigoths, notamment en Espagne. Une mission d’évangélisation est lancée en Grande-Bretagne par Grégoire Ier le Grand (590-604) qui devient le seul détenteur de l’autorité sur la ville de Rome, puis qui étend son influence sur le duché de Rome.

Cette période voit donc l’autorité byzantine se faire de plus en plus lointaine, tandis que le Vatican met en place deux autres traits de sa grande stratégie : d’une part, gagner en influence sur les royaumes barbares nés des décombres de l’empire d’Occident ; il s’agit finalement d’anticiper la chute de l’empire d’Orient, qui interviendra quelques siècles plus tard et qui, pour l’heure, détient encore toute l’autorité. D’autre part, l’église de Rome et son chef développent de premières possessions territoriales et temporelles, qui seront la matrice des futurs États pontificaux. Malgré tout, les papes restent loyaux à Byzance.

Cependant, les deux parties de l’Église catholique se comprennent de moins en moins.

De l’exarchat au patrimoine de Saint-Pierre

Dès 568, l’Italie est envahie par les Lombards. L’empereur Justin II a créé un exarchat d’Italie autour de Ravenne en 569, mais les forces impériales ne réussissent pas à repousser l’envahisseur (576) qui s’établit au nord et au sud de la péninsule. Le littoral ligure, une bande traversant l’Italie centrale et rejoignant la côte istrienne, enfin, les extrémités de la botte et la Sicile restent sous le contrôle de Ravenne.
La situation reste trouble au long de ces années où les Byzantins et les Lombards s’affrontent. Peu à peu, les exarques s’éloignent du pouvoir de Constantinople tandis que les papes tentent de négocier directement avec les Lombards, s’estimant peu soutenus par les Byzantins. Le pape Martin est même arrêté en 653, envoyé à Constantinople où il est condamné à mort (peine commuée en exil définitif). Les affrontements continuent tout au long du viie siècle et, vers 695, l’exarchat est divisé en sept duchés (Rome, Venise, la Calabre, la Lucanie, Naples, Pérouse et la Pentapole). De 734 à 751, Ravenne est définitivement conquise par les Lombards. Le duché de Rome a perdu tout contact direct avec Byzance. Venise, Naples et Gaète chutent également alors que la Sicile est conquise par les Arabes.
Rome est isolée, menacée par les Lombards et sans aide de Constantinople. Elle va trouver un nouvel allié : le royaume franc. Le pape Étienne II rencontre Pépin le Bref en 754 à Ponthion (Champagne). Un traité prévoit la constitution d’un domaine pontifical. En contrepartie, le pape reconnaît la dynastie carolingienne. De 756 à 758, Pépin lance trois campagnes victorieuses contre les Lombards et livre au pape ce qu’on désignera par « le patrimoine de Saint-Pierre », le début des États pontificaux. La donation est confirmée par Charlemagne en 781. La papauté est devenue une puissance terrestre et pas seulement religieuse.

Ainsi, après avoir longtemps prêté allégeance aux dernières formes impériales pendant près de deux siècles, avoir résisté à différents schismes et disputes théologiques (monothélisme, iconoclastie), après un début d’autonomie permis par le duché de Rome, la papauté a franchi le pas : elle s’est directement alliée avec un roi « occidental » pour asseoir un pouvoir temporel face à un environnement géopolitique agressif, obtenant par là une indépendance qui va lui donner un pouvoir réel, appuyant simultanément son influence ecclésiale. Cette rupture avec une histoire multiséculaire et avec le prestige impérial installe la papauté dans une nouvelle dimension. Elle a désormais les moyens et la conscience de la puissance. Elle va en jouer pendant des siècles. Mais cette rupture est aussi une rupture avec l’Orient.

La séparation des églises d’Orient et d’Occident

Sans surprise, la séparation temporelle entraînera la séparation ecclésiale. Alors que Byzance poursuit sa trajectoire politique, Rome invente la sienne. Cela passe tout d’abord par le couronnement de Charlemagne comme empereur d’Occident, en l’an 800. Simultanément, l’expansion de l’islam depuis le VIIe siècle a séparé la rive méridionale de la Méditerranée et l’essentiel de la péninsule ibérique de l’autorité des églises chrétiennes. Le couronnement de Charlemagne reconstitue, pour les Occidentaux, l’unité de l’Église et de l’empire. La première légitime le second.

Mais les différends et querelles avec les Églises d’Orient demeurent. L’effondrement du système carolingien à partir du ixe siècle impose un nouveau défi. La papauté passe sous la coupe des aristocrates romains puis, à partir de 962, sous celle des empereurs ottoniens. Pour autant, la période a aussi vu le développement du monachisme occidental qui se manifeste par la naissance et la croissance de l’ordre clunisien, tandis que les legs à l’Église agrandissent peu à peu possessions et revenus. Rome tente enfin de mettre en place une « Paix de Dieu » afin de pacifier les querelles civiles. Cependant, une nouvelle forme de césaropapisme se met en place, car Otton Ier oblige tout nouveau pape à prêter serment auprès de l’empereur ou de son envoyé avant de recevoir la consécration.

Léon IX (1049-1054) commence à inverser la tendance, tandis que Nicolas II décide que le pape sera élu par les principaux dignitaires ecclésiastiques de la cité, évêques ou cardinaux. Mais c’est Grégoire VII qui, à partir de 1073, sera le plus intransigeant (réforme grégorienne, jusqu’au concile du Latran de 1125) et affirme avec force la primauté pontificale, qui se traduit notamment par la querelle des Investitures (1075-1122) qui oppose Rome à l’empire germanique : l’empereur Henri IV « va à Canossa » en 1077, ce qui manifeste l’inversion de l’autorité par rapport aux premiers Ottoniens, même si l’affaire prend vraiment fin cinquante ans plus tard avec le concordat de Worms.

Entre-temps, la querelle du filioque exacerbe la rivalité entre le patriarcat de Rome et celui de Constantinople. Si l’excommunication du patriarche Michel Cérulaire en 1054 est retenue comme date de la séparation entre les deux églises, l’incident ne reçoit à l’époque aucun retentissement. La séparation est bien plus manifeste en 1204 lors du sac de Constantinople par la quatrième croisade. Le schisme théologique a précédé d’un siècle le schisme géopolitique.

Mais l’observateur constate un trait qui caractérisera la grande stratégie du Vatican pendant des siècles : le recentrage sur un domaine initialement réduit qui se développe pour devenir le cœur d’une plus grande expansion. La séparation de l’Orient grec permet la constitution d’un Occident catholique, pour l’instant assimilé à la seule Europe occidentale.

L’apogée de la chrétienté

Dès lors, la papauté a pris l’ascendant sur un territoire tronqué par rapport à l’antique expansion impériale : il est réduit à l’Europe occidentale. Mais elle y est vraiment dominante avec un élan missionnaire vers la Scandinavie, l’Europe orientale et la Rus’, mais aussi la reconquête de la péninsule ibérique. La prise de Jérusalem par les Turcs en 1076 déclenche l’appel d’Urbain II et ouvre la période des croisades (pas seulement en Terre sainte, mais aussi en Espagne ou vers l’est avec la création des ordres Teutoniques). La chrétienté se met aussi en place avec le développement des universités (école scolastique à la suite de saint Thomas d’Aquin) ou des ordres religieux (cisterciens, franciscains, dominicains), mais aussi la répression d’hérésies localisées (Vaudois, cathares). C’est l’idéal chrétien de la « robe sans couture » et, d’une certaine façon, l’apogée de l’église de Rome qui a réussi une stratégie intégrale à la fois sur les plans géopolitiques, social, théologique et intellectuel. Le Vatican réussit à être l’arbitre des conflits et pèse sur la direction générale de cette Europe chrétienne.

Mais déjà des fêlures apparaissent, comme le grand schisme d’Occident qui voit la coexistence de plusieurs papes entre 1378 et 1418 (papauté d’Avignon). Déjà, certains reprochent à Rome son centralisme et ses abus de puissance (Jean Hus). Le concile de Constance (1419) permet de rétablir l’unité. Mais les XIVe et XVe siècles voient les troubles se multiplier : grande famine, peste noire, guerre de Cent Ans… À l’est, Constantinople est tombée (1454) et la menace turque se fait grandissante, à peine compensée par la fin de la Reconquête espagnole. Il y a une forme de crise occidentale et la papauté la subit de plein fouet.

L’ère des réformes

La réforme protestante, sous l’impulsion de Luther et Calvin, constitue à l’évidence la première manifestation de l’adaptation brutale que doit conduire l’Église. L’Angleterre, puis une grande partie des États allemands ou scandinaves quittent la communion catholique. Les guerres de religion éclatent et aboutissent entre autres à la paix d’Augsbourg (1555) qui consacre le principe Cujus regio, cujus religio. Le Vatican doit abandonner son rêve d’unité et accepter la réalité du protestantisme. La papauté vient d’apprendre que, même sur « ses » terres, elle n’a plus le monopole. L’Église réagit avec le concile de Trente, ouvert à partir de 1549 et organisant la contre-réforme catholique. Les guerres du XVIe au XVIIIe siècle en Europe auront toutes un facteur religieux. Les Pays-Bas espagnols restent catholiques (1648) tout comme la Bohême (bataille de la Montagne blanche, 1620). L’Église reprend son autonomie par rapport aux pouvoirs séculiers et décide d’une renaissance catholique.

Simultanément, les États pontificaux se sont peu à peu agrandis, au gré des legs et des successions. En 1649, ils atteignent leur extension maximale. Depuis 1447, de grands travaux ont lieu à Rome initiés par Nicolas V. Ils vont durer cent cinquante ans, englobant les palais du Vatican (chapelle Sixtine, loges de Raphaël …), la basilique Saint-Pierre (à partir de Jules II, 1505) ou encore la place Saint-Pierre. Tous ces bâtiments constitueront le noyau de la puissance pontificale, l’ultime reste qui formera la cité du Vatican.
Au fond, le recentrage de l’Église sur sa mission passe par l’abandon de la puissance temporelle. Il est notable que le développement urbain de ce qui sera « la cité du Vatican » soit effectué pendant les cent cinquante ans allant de la fin du Moyen Âge à la fin de la Renaissance, ce moment qui ouvre l’époque moderne des historiens. Le visiteur contemporain y voit le signe d’une splendeur antique quand il s’agit en fait de la réponse au défi moderne…

Jules II peint par Raphaël. La puissance des papes par la grandeur et l’art.

Missions et révolutions

L’histoire moderne de la papauté est mieux connue. Elle se partage en deux mouvements : le rétrécissement de l’influence sur les terres traditionnelles, l’expansion de cette même influence à l’ensemble de la planète, selon un trait que nous avons déjà relevé.
Le premier rétrécissement tient évidemment à la réforme protestante : une grande partie de l’Allemagne, la Scandinavie, l’Angleterre et l’Écosse quittent notamment le giron catholique. Un peu plus tard, la Révolution française introduit un nouveau défi laïc, voire anticlérical, d’abord en France (du Concordat aux lois de 1905) puis partout en Europe (printemps des peuples, républiques d’après la Première Guerre mondiale) jusqu’aux systèmes athées du XXe siècle (communisme soviétique, nazisme, fascisme).
De même, la papauté perd sa puissance temporelle : perte d’Avignon en 1815 après l’intermède impérial, puis annexion en 1861 par le royaume d’Italie (sauf le patrimoine de Saint-Pierre), réduction au seul territoire du Vatican en 1870 sanctionnée par les accords du Latran en 1929. Rome n’est plus dans Rome, elle est toute au Vatican.

Pourtant, dans la même période, la papauté lance les missions catholiques d’abord au Nouveau Monde après le traité de Tordesillas (compagnie de Jésus), mais aussi en Asie (Philippines espagnoles, mission de saint François-Xavier). Plus tard, la fondation des missions étrangères et l’élan missionnaire du XIXe siècle poursuivent le mouvement évangélisateur. L’Église suit les mondialisations de son temps.
Le débat est alors celui du rapport à la modernité. Léon XIII publie l’encyclique Rerum novarum (1891) qui pose les bases d’une doctrine sociale. Les conflits mondiaux constituent des crises profondes et les appels à la paix lancés par les papes ne sont pas entendus. Face à l’évolution très rapide des sociétés, Jean XXIII ouvre le concile de Vatican II (1962-1965) qui marque une ouverture au monde moderne. Plus tard, Jean-Paul II inaugure les voyages réguliers à travers le monde et il aura pour successeur deux papes non européens, François et Léon XIV. L’Église, qui s’appelle catholique, n’a pas oublié que l’adjectif veut dire universel. En étant répandue sur toute la surface de la Terre, en réunissant plus d’un milliard de baptisés, elle est la première église chrétienne et elle a répondu, au moins géographiquement, à la consigne de son fondateur : « Allez, faites de toutes les nations des disciples. » (Mt, 28n, 18)

Ainsi, en reprenant l’héritage romain, en affirmant la primauté romaine grâce à ses deux apôtres fondateurs, en tirant profit des circonstances quand l’Occident est délaissé par le pouvoir impérial, l’Église de Rome a su trouver une autonomie qui s’est peu à peu transformée en puissance temporelle, d’abord réduite, puis significative (les États pontificaux). Monarchie centralisée, elle n’a cessé de lutter contre les puissances catholiques, jouant sur le double registre du temporel et du spirituel. Connaissant de multiples divisions (schismes et hérésies), elle a su simultanément développer son influence par un effort missionnaire, d’abord en Europe et à ses alentours, puis au monde entier. D’une certaine façon, le Vatican a toujours su compenser ses pertes locales par des croissances extérieures plus importantes. Ainsi s’explique l’extraordinaire influence qu’elle conserve et qui font que les puissants du monde se massent aux obsèques d’un pape. Si un État pratique le soft power depuis des siècles, c’est bien celui-là.

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À propos de l’auteur
Olivier Kempf

Olivier Kempf

Le général (2S) Olivier Kempf est docteur en science politique et chercheur associé à la FRS. Il est directeur associé du cabinet stratégique La Vigie. Il travaille notamment sur les questions de sécurité en Europe et en Afrique du Nord et sur les questions de stratégie cyber et digitale.

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