Les pays européens s’interrogent aujourd’hui sur leur capacité à assurer leurs défenses nationales dans le contexte d’une menace russe et/ou d’un retrait américain. La question d’investir ou non dans des systèmes d’armement est politique et n’est pas abordée ici en tant que telle. Cet article porte exclusivement sur les effets économiques d’investissements et de recherche et développement (R&D) militaires, aujourd’hui, dans nos pays occidentaux. Elle mobilise d’assez nombreuses références académiques, rédigées et vérifiées par des dizaines d’auteurs de différents pays, ce qui limite le risque d’erreur.
Un article à retrouver dans le N60 de Conflits. Vatican. La puissance du temps long.
Par Frédéric Gonand, professeur d’économie à l’université Paris Dauphine-PSL
Les dépenses militaires représentent chaque année plus de 2 400 Md$ (en dollar constant 2002), dont plus de 900 Md$ pour les États-Unis et plus de 300 Md$ pour la Chine (graphique 1). En pourcentage de PIB, l’effort relatif est là encore élevé aux États-Unis (plus de 4 % du PIB) et aussi en Russie. La France, l’Allemagne ou les pays d’Europe occidentale consacrent généralement moins de 2 % de leur PIB à l’effort de défense (et ces chiffres peuvent inclure les pensions militaires, qui ne participent pas directement à la défense nationale) (graphique 2)¹.
Au sein des dépenses militaires, les investissements ne constituent pas nécessairement un centre de coût improductif financé par l’impôt, car a) ils peuvent favoriser la croissance à court-moyen terme ; b) ils peuvent augmenter la productivité à long terme grâce aux technologies dites duales ; c) ils constituent une assurance contre le risque de déstabilisation, de terrorisme ou de conflit et leurs effets économiques.
1. Les investissements militaires favoriseraient la croissance en Europe aujourd’hui.
La littérature empirique sur le lien entre dépenses militaires en général et croissance est foisonnante et de qualité variable. L’absence de conclusion univoque quant à un lien entre dépenses militaires en général et croissance est souvent liée à l’usage de données de panels avec de nombreux pays aux situations variées (pays les moins avancés, pays développés, etc.). En réalité, le lien entre dépenses militaires et croissance dépend beaucoup du type de pays (pauvre/riche) et de la nature des dépenses étudiées (investissement ou R&D, autres…).
Selon la littérature, les dépenses militaires n’ont pas d’effet favorable sur la croissance des pays pauvres, mais elles favorisent la croissance des pays développé². Sur données françaises, l’effet favorable des investissements militaires sur la croissance est confirmé sur la période 1971-2014³. Un seuil existe au-delà duquel les effets favorables (sur la R&D) sont inférieurs aux effets défavorables (impôts, éviction d’autres dépenses publiques⁴).
Les investissements militaires auraient des effets significatifs sur la croissance avec des multiplicateurs pouvant atteindre 1,2⁵, voire 1,5⁶. Certaines monographies industrielles (comme celle d’Oxford Economics sur BAE) suggère un effet multiplicateur sur le PIB de la R&D militaire de BAE entre 1,4 et 1,7 à terme.

Mission Clémenceau 2025. (C) Marie Bailly/Marine nationale/Défense.
2. Les investissements et la R&D militaires favoriseraient la R&D privée et les gains de productivité à moyen-long terme.
Les technologies dites duales, souvent à la frontière technologique, désignent des technologies employées à la fois par le secteur militaire et le secteur civil. La R&D militaire aurait ainsi un effet favorable significatif sur la productivité globale du secteur privé dans l’OCDE⁷. D’assez nombreuses études ont pu mettre en évidence le niveau élevé du rendement économique et social de la recherche financée par le Small Business Innovation Research (SBIR) du Department of Defense⁸, ou de la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) aux États-Unis.
De façon notable, une étude sur données américaines, publiée dans la prestigieuse revue académique Research Policy en 2023, étudie les liens entre R&D militaire et privée sur la période 1968-2017 (graphique 3⁹). Elle distingue différents effets de la R&D militaire sur la R&D privée. La première peut générer des effets positifs, car une subvention publique stimule la R&D privée si l’entreprise manquait de ressources financières pour ses projets. L’effet certification apparaît quand la subvention fournit des signaux sur la qualité de l’entreprise, notamment pour des investisseurs¹⁰. L’effet financement permet de démontrer la viabilité d’un projet de R&D et facilite l’accès au crédit¹¹. Un effet défavorable peut aussi exister si la R&D évince les ressources financières disponibles et/ou si des entreprises pouvaient profiter de la R&D des entreprises adjudicataires et réduire leur R&D¹². Au total, cette étude de 2023 conclut que « 1 $ de dépenses publiques en R&D militaire génère entre 0,6 $ et 0,7 $ de R&D privée supplémentaire », et donc une hausse de la R&D totale de 1,7 $. L’ordre de grandeur est confirmé par une autre étude récente sur données françaises¹³.

Juin 2025, le « groupe Jeanne d’Arc » navigue dans les eaux du Groënland. (C) Cyril Davesne. (C) Marine nationale/Défense.
3. Les investissements et la R&D militaires comme assurance contre une atteinte coûteuse à la sécurité nationale.
Un contrat d’assurance organise un échange entre une dépense limitée et connue (la prime), et une perte incertaine, future, d’un montant inconnu, mais potentiellement très élevé en cas de survenance d’un sinistre. Les investissements militaires peuvent être analysés comme une couverture contre une perte économique future élevée, associée à des atteintes à la sécurité nationale (déstabilisation, terrorisme, conflit ouvert…).
Des économistes ont appliqué une méthode coûts/avantages en calculant le coût associé à un sinistre, sa probabilité, et le niveau optimal de dépenses militaires pour s’en prémunir – e. g., pour des investissements dans la protection d’avions civils contre des missiles sol-air terroristes¹⁴. Des travaux étudient la corrélation positive entre les dépenses militaires et le PIB, les premières protégeant le second de la destruction¹⁵. Enfin, la dépense publique militaire limite la dépense des agents privés pour leur sécurité individuelle¹⁶. Des investissements publics antiterroristes peuvent donc contenir la dépense privée de sécurité¹⁷.
En conclusion, il est peu douteux que des investissements et de la R&D militaires augmenteraient aujourd’hui significativement la croissance des pays européens. En particulier, la R&D militaire entraîne la R&D privée grâce aux technologies duales. C’est encore plus vrai si la collaboration public-privé porte sur des process plutôt que des produits¹⁸. Par ailleurs, les investissements militaires limitent les dépenses privées de protection. Le financement de ces investissements militaires gagnerait à être assuré par des baisses de dépenses publiques à faible contenu en croissance, plutôt que par de nouvelles hausses d’impôts ou de dette publique.
¹ SIPRI Military expenditures database : SIPRI Military Expenditure Database | SIPRI
2 A. Alptekin, P. Levine, « Military expenditure and economic growth: a meta-analysis », European Journal of Political Economy, no 28, 2012, p. 636-650. Ces résultats ont depuis été confirmés, notamment pour les pays développés, par S. Awaworyi Churchill et S. L. Yew, « The effect of military expenditure on growth: an empirical synthesis », Empirical Econonomics, vol. 55, 2018, p. 1357-1387.
3 J. Malizard, « Does military expenditure crowd out private investment? A disaggregated perspective for the case of France », Economic Modelling, vol. 46, 2015, p. 44-52.
4 M. D. Stroup, J.-C. Heckelman, « Size of the Military Sector and Economic Growth: A Panel Data Analysis of Africa and Latin America », Journal of Applied Economics, vol. 4(2), 2001, p. 329-360.
5 V. Ramey, « Identifying Government spending shocks: it’s all in the timing », The Quarterly Journal of Economics, vol.126, 2011, p. 1-50.
6 J. D. M. Fisher, R. Peters, « Using Stock Returns to Identify Government Spending Shocks », Federal Reserve Bank of Chicago, 2009.
7 T.-P. Wang, S. Shyu, H.-C. Chou, « The impact of defense expenditures on economic productivity in OECD countries », Economic Modelling, 29(6), 2012, p. 2104-2014.
8 D. B Audretsch, J. Weigand, C. Weigand, « The Impact of the Sbir on Creating Entrepreneurial Behavior », University of Illinois at Urbana-Champaign’s Academy for Entrepreneurial Leadership – Historical Research Reference in Entrepreneurship, 2002.
9 G. Pallante, E. Russo, A. Roventini, « Does public R&D funding crowd-in private R&D investment? Evidence from military R&D expenditures for US states », Research Policy, vol .52, 2023, 104807.
¹⁰J. Lerner, « The government as venture capitalist: the long-run impact of the SBIR program », Journal of Private Equity, vol .3(2), 2000, p. 55-78.
¹¹ S. T. Howell, J. Rathje, J. Van Reenen, J. Wong, « Opening up Military Innovation: Causal Effects of “Bottom-Up” Reforms to US Defense Research », Working Paper 28700, National Bureau of Economic Research, 2021.
¹² C. M. Sempere, « What is known about defence research and development spill-overs? » Defence and Peace Economics, vol. 29 (3), 2018, p. 225-246.
¹³ E. Moretti, C. Steinwender, J. Van Reenen, « The Intellectual Spoils of War? Defense R&D, Productivity, and International Spillovers », Review of Economics and Statistics, 2023, p.1-46.
¹⁴ Il a ainsi pu être estimé justifiable de dépenser 45 Md$ sur dix ans si a) la probabilité d’attaque est élevée (40 %), b) le montant est élevé de pertes pour l’ensemble du secteur aérien en cas d’attentats (avions, vies, assurances, ventes…) (75 Md$ ; à comparer aux 210 Md$ liés aux attentats du 11 septembre 2002, c) le coût des contre-mesures est inférieur à 15 Md$ sur dix ans. Cf. D. Von Winterfeldt, T. O’Sullivan, « Should We Protect Commercial Airplanes Against Surface-to-Air Missile Attacks by Terrorists? », Decision Analysis, vol. 3 (2), 2006, p. 63-75.
¹⁵ J. R. Hendrickson, A. W. Salter, B. C. Albrecht , « Preventing plunder: Military technology, capital accumulation, and economic growth », Journal of Macroeconomics, vol. 58, 2018, p. 154-173.
¹⁶ M. Trajtenberg, « Defense R&D in the Anti-terrorist era », Defense and Peace Economics, vol. 17(3), 2006, p. 177-199.
¹⁷ D. Lakdawalla, G. Zanjani, « Insurance, self-protection, and the economics of terrorism », Journal of Public Economics no 89, 2005, 1891-1905.
¹⁸ Voir R. Cowan, D. Foray, « Quandaries in the economics of dual technologies and spillovers from military to civilian research and development », Research Policy, vol .24, 1995, p. 851-868.







