À qui appartiennent les poissons ? L’épineuse question de la répartition des quotas de pêche européens

23 décembre 2025

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Pêcheurs sur les bords de la mer de Chine (c) Pixabay

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À qui appartiennent les poissons ? L’épineuse question de la répartition des quotas de pêche européens

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Les poissons de la Manche n’ont pas pu voter au moment du Brexit, ceux de l’Atlantique n’ont pas de visa de l’espace Schengen et pourtant, leur sort a été fixé au sein de l’Union européenne dans les années 1970. Actualiser ces statu quo anciens dans une Europe à 27 où les océans se réchauffent et où bon nombre de poissons tendent à migrer vers le nord à cause de la hausse des températures devient plus que nécessaire. Voici pourquoi.

Sigrid Lehuta, Ifremer et Verena Trenkel, Ifremer


Les populations marines ne connaissent pas de frontières. Tous les océans et toutes les mers du monde sont connectées, permettant la libre circulation des animaux marins. Les seules limitations sont intrinsèques à chaque espèce, dépendantes de sa capacité de déplacement, de ses besoins et tolérances vis-à-vis des températures, des profondeurs et d’autres facteurs.

Les poissons ne connaissent ainsi pas de barrières linéaires ou immuables, mais les États ont, eux, quadrillé les mers en fonction de leurs zones économiques exclusives (ZEE). Des institutions onusiennes, comme l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (Food and Agriculture Organization, FAO), la Commission générale des pêches pour la Méditerranée (CGPM) ou le Conseil international de l’exploitation de la mer, définissent des zones d’évaluation des stocks ou de gestion des pêches dans lesquelles sont régulées les captures ou les activités de pêche.

Dans l’UE : une règle peu révisée depuis plus de quarante ans

Mais à qui sont donc les poissons qui franchissent allégrement les limites des ZEE et des zones de gestion de pêche ? Pour répondre à cette question et éviter la surpêche, des mécanismes de gestion commune et de partage des captures ont été mis en place au sein de l’Union européenne (UE) et avec les pays voisins.

Le tonnage de poisson que l’on peut pêcher est d’abord défini pour chaque espèce et chaque zone de gestion (un stock) afin d’éviter la surpêche. Puis ce tonnage est divisé entre pays, comme les tantièmes dans une copropriété ou les parts dans un héritage. C’est cette répartition entre pays, appelée la « clé de répartition », qui est ici discutée.

Pour la plupart des stocks, la clé de répartition est encore définie sur la base des captures réalisées dans les années 1973-1978 par chacun des neuf États alors membres de l’UE. Cette référence historique a mené à la dénomination de « stabilité relative » qui désigne la méthode de partage des captures annuelles admissibles : la clé est stable, mais la quantité obtenue chaque année varie en fonction de l’état du stock.

Chaque État membre est ensuite libre de distribuer son quota à ses pêcheurs selon des modalités qu’il choisit. En France, chaque navire possède des antériorités de captures propres mais qui ne lui donnent pas automatiquement accès au quota correspondant. Elles déterminent en revanche les sous-quotas attribués à l’organisation de producteurs (OP) à laquelle le navire choisit d’adhérer. L’OP définit en interne les modalités de répartition de ses sous-quotas entre ses adhérents, qui sont différentes entre OP, stocks, flottilles, années…

Échange de quotas pour le merlan bleu entre pays membres de l’UE en 2024.
Fourni par l’auteur

Un partage satisfaisant pour la France mais qui atteint ses limites

La France fait partie des gagnants de ce partage ancien. Le cadre juridique bien établi et la prévisibilité du système facilitent la programmation et évitent d’interminables négociations. Un système assez fluide, avec des échanges parfois systématiques entre États ou entre OP, permet d’éviter d’atteindre les quotas trop tôt dans l’année. Les OP jouent un rôle essentiel pour optimiser l’utilisation et la valorisation des quotas sur l’année, limiter la concurrence entre pêcheurs, ou éviter des crises économiques.

Mais à l’heure du changement climatique, et dans une Europe post-Brexit, ce modèle ancien se frotte à des questionnements nouveaux, qu’ils soient sociétaux ou environnementaux.

Le cas du maquereau est emblématique de cela. Depuis 2010, ce poisson migre de plus en plus vers le nord et atteint les eaux de l’Islande, pays qui n’avait pratiquement pas de quotas pour cette espèce. Faute d’accord avec les pays voisins, la capture annuelle du maquereau dépasse la recommandation scientifique depuis de nombreuses années, menant à la surpêche.

Le Brexit a, quant à lui, provoqué une réduction de la part de l’UE pour les stocks partagés avec le Royaume-Uni, car pêchées dans leur ZEE, avec de lourdes conséquences économiques et sociales : mise à la casse de 90 bateaux français et baisse d’approvisionnement et donc d’activité dans les criées et pour toute la chaîne de transport et de transformation du poisson.

Autre question épineuse : que faire pour les espèces qui sont capturées simultanément par l’engin de pêche alors que leurs niveaux de quota sont très différents ?

C’est le cas par exemple du cabillaud en mer Celtique. Cette espèce est généralement capturée en même temps que le merlu et la baudroie, mais elle fait l’objet d’un quota très faible en raison de l’effondrement du stock. Les pêcheurs qui disposent de quotas pour le merlu ou la baudroie sont donc contraints de cesser leur activité pour éviter de capturer sans le vouloir du cabillaud.

Chaque année, de difficiles négociations sont nécessaires entre l’UE et des pays non membres avec qui des stocks sont partagés, comme la Norvège et le Royaume-Uni, soit des pays qui échappent aux objectifs et critères de répartition définis par la politique commune des pêches.

En France, ce statu quo freine aussi l’installation des jeunes et la transition vers des méthodes de pêche plus vertueuses. En effet, pour s’installer, il ne s’agit pas simplement de pouvoir payer un navire. Le prix de vente d’un navire d’occasion tient en réalité compte des antériorités de pêche qui y restent attachées, ce qui augmente la facture.

Et si l’on veut transitionner vers d’autres techniques ou zones de pêche à des fins de préservation de la biodiversité, d’amélioration du confort ou de la sécurité en mer, ou encore de conciliation des usages avec, par exemple, l’éolien en mer, ce sera nécessairement conditionné à la redistribution des quotas correspondants aux nouvelles espèces pêchées et forcément au détriment d’autres navires qui les exploitent historiquement.

Quelles alternatives au système en place ?

Les atouts et limites du système en place sont bien connus des acteurs de la pêche, mais la réouverture des négociations autour d’une autre clé de répartition promet des débats difficiles entre l’UE et les pays voisins.

L’UE, depuis 2022, incite les États à élargir les critères de répartition du quota national à des considérations environnementales, sociales et économiques. En France, cela s’est traduit en 2024 par de nouveaux critères d’allocation de la réserve nationale de quota. La réserve nationale correspond à une part de quota qui est reprise par l’État à chaque vente et sortie de flotte des navires. Sa répartition favorise désormais les jeunes et la décarbonation des navires.

Cette avancée, même timide, prouve que le choix et l’application de nouveaux critères sont possibles, mais elle reste difficile dans un contexte de faible rentabilité des flottes et de demandes en investissements conséquents pour l’adaptation des bateaux aux transitions écologiques et énergétiques.

En juin 2024, avec un groupe d’une trentaine de scientifiques des pêches, réunis sous l’égide de l’Association française d’halieutique, nous avons mené une réflexion sur les alternatives possibles à la clé actuelle. Parmi les propositions, quatre points ont été saillants pour une pêche durable, équitable et rentable :

  • la nécessaire prise en compte d’une multitude de critères écologiques et halieutiques pour l’attribution de part de quota. Par exemple, l’utilisation d’engins sélectifs, et moins impactants pour la biodiversité ou la proximité des zones de pêche, traduisant un souci de limitation d’empreinte carbone, et d’adaptabilité aux changements de distribution ;
  • la nécessaire prise en compte de critères socio-économiques, comme l’équité entre navires, entre générations, entre sexes… ;
  • la création de récompenses en quota pour la participation à la collecte de données nécessaires pour informer une gestion écosystémique et permettre la mise en place d’un système de répartition fondé sur des critères biologiques (mise en place de caméras à bord, campagnes exploratoires, auto-échantillonnage) ;
  • la nécessaire transparence concernant la répartition nationale et ses critères.

Conscients de la charge réglementaire qui pèse sur les patrons pêcheurs et des difficultés financières, parfois insurmontables, associées aux adaptations (changement d’engins, de pratiques…), certaines propositions reposent davantage sur des incitations que sur des obligations, c’est-à-dire des quotas supplémentaires venant récompenser des adaptations volontaires.

Pour permettre une transition douce vers les nouvelles règles, nous conseillons le maintien temporaire ou partiel des antériorités afin de donner le temps et la visibilité nécessaires aux pêcheurs pour effectuer les adaptations adéquates.

Nous nous accordons sur une mise à jour à intervalle régulier de la clé de répartition entre pays et navires selon un calendrier prédéfini et en application des critères retenus pour améliorer l’adaptabilité des pêcheries aux changements. Les critères pourraient être aussi révisés, tout en évitant une réouverture des négociations trop régulièrement. Nous insistons sur le nécessaire maintien de la flexibilité indispensable aux adaptations dans un contexte environnemental très fluctuant lié au changement global.


Cet article a été écrit sur la base d’un travail collaboratif mené par Arthur Le Bigot, encadré par les autrices (Ifremer), pour lequel une trentaine de scientifiques a été consultée au cours d’un atelier organisé par l’Association française d’halieutique et des acteurs du système pêche interviewés. Le contenu de cet article reflète l’interprétation des autrices sur la base de leurs connaissances et des propos recueillis au cours des entretiens et de l’atelier. Il n’engage pas les participants à l’atelier, les personnes interviewées ni les membres de l’AFH.The Conversation

Sigrid Lehuta, Chercheure en halieutique, Ifremer et Verena Trenkel, Chercheuse en écologie marine quantitative, Ifremer

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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