Jean-Gabriel Tarde, né le 12 mars 1843 à Sarlat-la-Canéda et mort le 12 mai 1904 à Paris, est un sociologue et psychologue social français, l’un des premiers penseurs de la criminologie moderne. Pendant plus d’un siècle, Gabriel Tarde est resté relégué au second plan des sciences sociales, éclipsé par l’autorité intellectuelle d’Émile Durkheim (1858-1917). Son œuvre est à redécouvrir aujourd’hui.
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L’environnement sociologique du paysage politique est en pleine réorganisation : viralité, importance des médias mainstream et des réseaux numériques comme vecteurs d’idées, recomposition (décomposition ?) de l’espace public, manipulation, instrumentalisation, saturation…. On parle de peuple, de foule, de masse, d’opinion publique sans savoir parfois quel terme est le plus approprié. Et si, pour essayer de comprendre cet environnement et ces différences sémantiques, on convoquait un sociologue (et criminologue) de la fin du XIXe siècle : Gabriel Tarde.
Jean-Gabriel Tarde, né le 12 mars 1843 à Sarlat-la-Canéda et mort le 12 mai 1904 à Paris, est un sociologue et psychologue social français, l’un des premiers penseurs de la criminologie moderne. Pendant plus d’un siècle, Gabriel Tarde est resté relégué au second plan des sciences sociales, éclipsé par l’autorité intellectuelle d’Émile Durkheim (1858-1917). Aujourd’hui, Gabriel Tarde connaît, depuis plusieurs décennies, un retour d’intérêt considérable dans des domaines très variés au travers de ces ouvrages majeurs : Les Lois de l’imitation (1890), La Logique sociale (1895), L’Opposition universelle (1897) et la Psychologie économique (1902) et sa sociologie des interactions et des flux va offrir une grille de lecture étonnamment moderne sans pour cela éviter les critiques comme nous le verrons par la suite.
La théorie de l’imitation : un modèle dynamique de la diffusion.
Lorsque Tarde publie Les Lois de l’imitation en 1890, il propose une vision radicalement différente du social : non pas une structure imposée par des institutions, mais un tissu de micro-interactions. Pour Tarde, la société est fondée sur l’imitation, non sur des structures collectives abstraites. Pourquoi l’imitation ? Parce que Tarde conçoit les individus comme un grand ensemble de reflets, c’est-à-dire que chacun voit ses semblables et en eux se retrouve lui-même. C’est un jeu de miroirs qui est au cœur de la vie en société. Ce principe peut permettre d’expliquer la propagation des rumeurs, les comportements électoraux et les effets de contagion émotionnelle dans les foules ou les réseaux sociaux. « La société, c’est l’imitation de l’un par l’autre ». Pour lui, le social naît des interactions psychologiques entre individus, pas d’entités supra-individuelles. Il propose une sociologie centrée sur la circulation des croyances (ce que les gens tiennent pour vrai), et des désirs (ce que les gens veulent). Ces deux forces gouvernent les conduites et structurent la vie sociale.
Cette perspective peut inspirer aujourd’hui non seulement l’analyse des mouvements sociaux (grèves) ou des réseaux politiques (élections), où les décisions individuelles s’influencent mutuellement, mais elle préfigure également l’étude des réseaux sociaux et de la diffusion des idées politiques, entre autres. D’autre part, ladite perspective peut également alimenter les recherches sur la diffusion des contenus dans les médias et les réseaux sociaux : viralité des contenus en ligne, propagation rapide des fake news ou des tendances, phénomènes de mimétisme social et d’adhésion à des normes via Internet en analysant, par exemple, comment des comportements ou opinions se répandent comme des “ondes d’imitation”. Mais, l’imitation n’est pas pure répétition : elle est, selon Tarde, dynamisée par l’invention (création d’idées nouvelles, innovations) comme on peut le voir dans le phénomène de Mode (encadré 1).
Gabriel Tarde, « inventeur » du concept d’« opinion publique » ?
Avant Tarde, le concept existe surtout dans la philosophie politique et morale : Montesquieu (1689-1755), Rousseau (1712-1778), Tocqueville (1805-1859) parlent de « l’opinion publique » comme force sociale ou morale, mais souvent de manière abstraite. Gustave Le Bon (1841-1931), dans la Psychologie des foules (1895), s’intéresse au concept, mais plutôt sous l’angle de la psychologie collective et de l’irrationalité. Gabriel tarde va être le premier à théoriser le concept d’opinion publique comme un phénomène dynamique et relationnel.
Dans L’Opinion et la foule (1901) et, encore Les Lois de l’imitation (1890), Gabriel Tarde va distinguer foule et opinion publique : la foule est instantanée et basée sur l’émotion ; l’opinion est diffuse et collective, mais modulable, manipulable et « instrumentalisable ». Tarde va conceptualiser l’opinion comme un phénomène de propagation, d’imitation et d’influence et ne voit pas l’opinion publique comme un « bloc » ni comme la simple somme d’opinions individuelles, mais comme un processus dynamique et relationnel. « L’opinion se forme et se propage par imitation, elle circule, se transforme, et constitue la trame même de la société. ». Les idées ne restent pas isolées ; elles sont “contagieuses”. Ce processus crée ce que Tarde appelle des “vagues d’opinion”, où certaines idées deviennent populaires pendant un temps avant d’être remplacées par d’autres. L’opinion publique établit des normes implicites : ce qui est critiqué ou approuvé par la majorité devient un guide pour les comportements individuels. Elle peut exercer un pouvoir moral et psychologique, car les individus cherchent à se conformer pour éviter le désaccord ou le rejet social. Pour Tarde, l’opinion publique n’a pas besoin de violence ou de coercition pour imposer son influence. Elle peut agir par persuasion et pression sociale. La presse est importante dans ce contexte, car c’est un vecteur fondamental de l’imitation sociale, le support central de l’opinion publique moderne, qui crée une communauté d’esprits à distance et devient un acteur politique majeur dans les sociétés démocratiques. Évidemment, la question se pose : peut-on mettre en relation les concepts de Gabriel Tarde définis ci-dessus et des stratégies ou dynamiques observables chez certains partis et, plus particulièrement, aux extrêmes de l’échiquier politique, d’une manière générale, qui base ladite stratégie sur la « gestion » (manipulation ?) de l’opinion publique dans son sens le plus large. La réponse est affirmative, mais doit être nuancée comme il est explicité dans l’exemple de l’encadré 2.
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Portrait photographique de Gabriel Tarde (1843-1904), 1897.
Critiques
La critique la plus célèbre vient d’Émile Durkheim, qui reproche à Tarde d’expliquer les phénomènes sociaux par les interactions psychologiques entre individus plutôt que par des faits sociaux collectifs. Ensuite, il y a le reproche de s’appuyer davantage sur des intuitions plutôt que sur des méthodes scientifiques, comme la statistique, par exemple. Pour Marcel Mauss (1872-1950), l’imitation n’explique pas la cohésion sociale et la théorie de Tarde donne à l’imitation une portée exagérée. Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939), quant à lui, reproche à la théorie de l’imitation de Tarde de réduire les comportements sociaux à des phénomènes psychiques individuels et ignorer les représentations collectives. En général, Les théories de Tarde ont été jugées difficiles à vérifier expérimentalement à l’époque et il lui a été reproché de trop s’appuyer sur des analogies (entre physique, biologie et sociologie), ce qui rend les démonstrations abstraites. Dans une période plus contemporaine, d’autres critiques sont apparues, notamment le fait que le modèle de Tarde ignore les inégalités structurelles (classe, genre, race, capital) et la notion d’imitation ne suffit pas à expliquer les dynamiques numériques complexes, même si elle inspire la sociologie des réseaux.
Et aujourd’hui ?
Longtemps marginalisé, Gabriel Tarde est réhabilité au XXIᵉ siècle, notamment par Michel Serres (1930-2019) et Gilles Deleuze (1925-1995). Mais, c’est Bruno Latour (1947-2022) qui a explicitement revendiqué Tarde comme précurseur de son concept de l’ANT (Actor Network Theory). Dans son essai intitulé « Gabriel Tarde and the End of the Social », Latour retrace comment la pensée tardienne anticipe l’idée centrale de l’ANT selon laquelle le social n’est pas un fond donné, mais se construit à travers des associations d’acteurs (humains et non-humains). Latour participe à la perspective tardienne selon laquelle la société est faite d’interactions, d’imitation, d’innovation — non d’un “système social” abstrait. Il a remis Tarde au centre du débat sociologique contemporain, estimant que sa vision individualiste, dynamique et “en réseau” du social correspondait mieux à la complexité des sociétés modernes. Alors, Gabriel Tarde avait-il prévu la prépondérance actuelle du phénomène des réseaux sociaux ? Peut-on expliquer une sociologie de l’emprise de ces réseaux au travers d’une analyse tardienne ? Tarde a théorisé la propagation des idées et des comportements par imitation — ce qui peut préfigurer les recherches sur la diffusion des contenus dans les médias et lesdits réseaux sociaux.
Il analyse comment une idée se diffuse d’un individu à l’autre, selon une dynamique quantitative et exponentielle dynamique qu’on peut rapprocher aujourd’hui d’une diffusion virale : propagation rapide, imitation en chaîne, effets de seuil, boucles auto-renforçantes. La société devient un réseau d’influences réciproques et l’individu est un nœud qui reçoit et transmet des informations. Aujourd’hui, les chercheurs en communication, médias et opinion utilisent certains de ses concepts pour comprendre la viralité des contenus en ligne, la propagation rapide des fake news (qui peuvent valider le concept d’innovation) ou les phénomènes de mimétisme social et d’adhésion à des normes via Internet. Parmi ceux-ci, Everett Rogers (1931-2004), dans son livre Diffusion of Innovations (1962), reprend explicitement l’idée tardienne de contagion et d’imitation sociale ainsi que Tony D. Sampson (né en 1964) mobilise directement Tarde pour comprendre la viralité numérique dans son ouvrage Virality: Contagion Theory in the Age of Networks (2012).
Malgré ses limites (réduction de la société à l’individu, vision mécaniste, manque de structures), Gabriel Tarde reste très actuel lorsqu’on s’intéresse aux dynamiques d’influence sociale et de propagation des idées, la compréhension des comportements collectifs dans les contextes modernes (réseaux sociaux, consommation, innovation) et l’importance de la maniabilité de l’opinion publique.
Encadré 1 : Gabriel Tarde et le concept de Mode.
Selon Gabriel Tarde, la société est faite d’un réseau d’imitation. Les idées, les comportements, les goûts se diffusent parce que les individus reproduisent ce qu’ils observent chez les autres. La mode peut donc être un cas typique de propagation imitative. L’innovation va jouer un rôle important, car dans la mode, une petite élite (créateurs, personnes influentes) introduit des innovations stylistiques, que les autres adoptent progressivement. Ce schéma ressemble fortement à ce que l’on appelle aujourd’hui trendsetters, influencer, ou early adopters. Tarde observe que l’imitation a une courbe de vie : quelque chose apparaît, se diffuse rapidement, atteint un pic, puis s’essouffle face à de nouvelles innovations, ce qui correspond au cycle des modes et au célèbre Product Life Cycle bien connu des marketeurs. Selon Tarde, les individus imitent parce qu’ils désirent ce que désirent les autres et donc le désir est socialement contagieux. Dans la Mode, ce n’est pas seulement l’objet (vêtement, style) qui attire, mais la valeur sociale (social statut) qu’on pense y rattacher. On peut voir dans cette corrélation imitation/mode une explication précoce de la sociologie des tendances. Les recherches actuelles sur le marketing viral, les tendances “influencer” et les comportements mimétiques des consommateurs s’inspirent de Tarde.
Encadré 2 : Le fascisme italien (1922-1943) au travers de la lentille tardienne.
L’imitation et la diffusion des idées : le fascisme a utilisé des techniques de propagande pour créer un modèle de comportement à suivre et une identité collective : culte du chef, uniformes, rituels fascistes, rassemblements de masse. On peut rapprocher ces comportements de la diffusion par imitation : les citoyens imitent les gestes (salut), slogans et attitudes des leaders par la pression sociale et l’imitation des modèles (Mussolini).
L’innovation et le leadership charismatique : Mussolini peut être vu comme un innovateur tardien : il introduit une nouvelle forme de pouvoir et de mobilisation des masses par son style, ses discours et ses idées innovantes dans la manière de contrôler la société par la propagande de masse. Les foules fascistes peuvent être vues comme un réseau d’imitation amplifié par la propagande et le spectacle politique. Une minorité d’innovateurs fascistes inspire ensuite une majorité de suiveurs par imitation.
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