<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La ville africaine, menace pour le monde ou opportunité ?

13 novembre 2020

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Malgré le confinement, la vie économique continue à Kibera, au sud de Nairobi, au Kenya, le 22 mai 2020. Photo : Donwilson Odhiambo / SOPA/SIPA 00966518_000002
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La ville africaine, menace pour le monde ou opportunité ?

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À l’opposé des grandes métropoles occidentales ou asiatiques, les villes africaines semblent dépourvues de tout pouvoir. Elles concentrent les menaces et, quand ils évoquent la guerre en ville, c’est aux grandes agglomérations africaines que les militaires pensent d’abord. La situation pourrait-elle changer ?

I- Trois données essentielles révèlent un changement radical 

  • Celui de l’urbanisation massive : les Africains vivent de plus en plus en ville.

Il existe peu de villes mondiales en Afrique. Le continent présentait un très fort retard urbain lors des indépendances (moins de 15 % de la population vivait en ville en 1960), mais elle le rattrape rapidement. C’est la loi du doublement : si la population nationale croît d’un facteur x, l’urbanisation croît d’un facteur 2x. Conséquence du retard initial, l’Afrique reste encore sous-urbanisée par rapport au reste du monde (le taux d’urbanisation atteint 35 à 40 % au sud du Sahara)

La ville africaine moderne est née de la colonisation et sa situation est donc littorale (sur la côte, au point de rupture de charge[1]) alors que les villes anciennes sont enclavées. La colonisation a renversé les flux traditionnels, qui passaient des périphéries vers l’intérieur du continent, à une polarisation sur les côtes et un déclassement des pays enclavés – d’où la crise du Sahel et de l’Afrique centrale.

Ainsi les taux d’urbanisation sont-ils très hétérogènes mais augmentent à un rythme très rapide. Dans les pays marqués par l’aridité et les crises climatiques, les taux d’urbanisation sont particulièrement élevés : on parle de « villes refuges », qui grossissent un peu plus à chaque crise alimentaire par sédentarisation des nomades, mais une sédentarisation de la misère.

Sur le littoral se forme une véritable conurbation en Afrique de l’Ouest qui concentre 200 millions de citadins d’Abidjan à Douala !

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  • Celui de l’importance de l’habitat : dans les agglomérations, les Africains vivent surtout en bidonvilles.

Deux tiers de la population africaine se situent dans des bidonvilles. Seule l’Asie du Sud présente un pourcentage supérieur. La croissance des villes africaines s’effectue en effet de trois façons complémentaires :

  • L’extension périphérique en doigts de gant (le long des axes de circulation). Elle provoque des tensions foncières aux périphéries avec les communautés rurales et un problème de congestion urbaine avec embouteillages, pollution ou dangers de la circulation. Les villes africaines évoquent ainsi le modèle urbain nord-américain avec ses banlieues interminables : l’Afrique est entrée dans la périurbanisation.
  • Le comblement des zones interstitielles : il s’agit d’anciennes zones-tampons de la ville coloniale (entre quartiers blancs et noirs), des zones présentant une forte exposition aux risques – inondations, glissements de terrain, insalubrité. Ces quartiers sont envahis d’ordures car l’eau des caniveaux ne s’évacue pas pendant les pluies.
  • La densification des anciens quartiers indigènes (devenus les quartiers populaires) : on construit des pièces supplémentaires dans les anciennes concessions, on ajoute des lits ou des boxes dans chaque bâtiment. Au risque d’aggraver la promiscuité et les problèmes sanitaires.
  • Celui de l’attractivité urbaine : malgré tout on vit mieux en ville que dans les campagnes.

L’attractivité des villes s’explique par le fait qu’elles offrent plus d’opportunités à leurs habitants :

  • L’accès à l’éducation pour les enfants.
  • Un maillage sanitaire plus important : les taux de mortalité infantile sont beaucoup plus faibles car les femmes peuvent accoucher à la maternité ; on vit aussi plus longtemps dans les villes qu’à la campagne.
  • Un meilleur accès aux services de planning familial (contraception, maîtrise de la vie reproductive) et aux traitements contre le sida, une moindre exposition au paludisme.
  • Une multiplicité des emplois de service (gardiennage, employés de maison, jardiniers, chauffeurs) grâce à la proximité des quartiers aisés.
  • La possibilité d’échapper aux pesanteurs du milieu rural traditionnel notamment pour les femmes et les jeunes. La ville attire aussi par sa modernité, ses quartiers « branchés », sa meilleure connectivité au reste du monde.

Le réseau urbain se rééquilibre progressivement. Dans les trois premières décennies après les indépendances, seule la ville la plus importante captait la croissance urbaine ce qui provoquait un phénomène de macrocéphalie urbaine : la plus grande ville était beaucoup plus peuplée que les suivantes. Aujourd’hui les villes petites et moyennes se développement grâce au grossissement des villages et à la jonction des agglomérations le long des principales voies de communication.

La ville africaine explose car elle est un lieu d’opportunités où l’on vit mieux.

II- Trois signaux structurants pour l’avenir

 

  • Dans ces villes jeunes, les jeunes ne trouvent pas d’emploi.

Les villes africaines abritent 200 millions de jeunes chômeurs. Deux tiers des jeunes de moins de 25 ans sont au chômage. Et chaque année, 17 millions de jeunes arrivent sur le marché du travail sur le continent.

Le taux d’abandon dans l’enseignement est énorme (la plupart de ceux qui commencent en primaire n’arrivent pas dans le secondaire). Les diplômés le sont essentiellement en sciences humaines ce qui ne correspond pas aux besoins du marché du travail. Ceux qui étudient les « sciences dures » (médecins, ingénieurs…) sont tentés par l’expatriation. Et les opportunités d’emplois officiels sont très limitées : c’est l’informel qui les absorbe aux deux tiers… Avec tous les risques que cela comporte : de l’informel au criminel, le pas est court.

  • Dans ces villes précaires, les risques naturels et humains sont très élevés.

L’exposition aux risques des villes africaines est très élevée. Il s’agit de risques humains : l’épidémie d’Ebola en Afrique occidentale a montré la fragilité des systèmes de santé. Il s’agit aussi de risques naturels comme le démontre l’ampleur des désastres liés aux catastrophes (incendies, explosions, pollution des eaux et de l’air). C’est que les moyens affectés par la coopération internationale au renforcement des capacités sont détournés, que les normes ne sont pas respectées, que la corruption sévit, que les moyens humains et financiers pour exercer des contrôles et inciter les acteurs économiques à respecter la réglementation manquent.

  • Autour de la ville, la pression des campagnes ne s’est pas amoindrie, au contraire.

Le réservoir rural ne se tarit pas : ce n’est qu’en 2030 que la population urbaine dépassera la population rurale. La croissance des bidonvilles est alimentée par l’échec des campagnes et non par le développement rural comme en Europe pendant la révolution industrielle, lorsque les gains de productivité dans l’agriculture permettaient l’exode rural. Lorsqu’ils arrivent des campagnes, les nouveaux citadins gardent « un pied dedans, un pied dehors ». D’où des allers et retours permanents liés aux migrations de travail notamment en saison des pluies, fréquents dans les villes petites et moyennes.  Ce phénomène s’accompagne d’une dégradation accélérée des campagnes liée à la pression de la ville (par exemple pour la fourniture de bois de feu).

III- Trois éléments qui seront des facteurs de rupture

  • Une rupture croissante entre villes et campagnes

Les élites urbaines ont un pouvoir d’achat considérable, deux fois plus élevé que la moyenne nationale. Le revenu urbain moyen par personne est de 8 200 dollars par an, contre 3 300 dans les campagnes. Les grandes villes peuvent animer la campagne : ce sont les « 4 V » des élites de Bamako – voitures, vacances, voyages, vergers –, ou encore l’apparition d’un entrepreneuriat dynamique pour créer des activités agricoles dans la périphérie proche : les élites urbaines achètent beaucoup de terres et la fameuse « ruée » sur le foncier n’est pas uniquement le fait des Chinois !

Ce phénomène ne touche pourtant que la campagne proche qui vit dans la dépendance étroite des agglomérations. Le reste du pays est de plus en plus déconnecté de la ville. Les gouvernements, faute de moyens et d’intérêt, se concentrent sur le territoire utile, littoral et branché sur l’économie mondiale. Ils se détournent des régions enclavées, périphériques, et voient la campagne comme arriérée, un Moyen Âge qu’ils préfèrent ignorer. Aujourd’hui les jeunes urbains sont issus de la ville, nés en ville, grandis en ville, ils ne connaissent plus les campagnes.

Cette césure est porteuse de dangers : des mouvements comme la LRA en Ouganda (Armée de résistance du Seigneur) ou Boko Haram au Nigeria sont toujours nés dans des régions périphériques délaissées, mais s’ils se développent, ils menacent la sécurité nationale et les pays voisins.

  • La montée des phénomènes d’appartenance fondés sur le religieux, l’ethnie, la nationalité

La frustration des jeunes et l’ampleur des inégalités rendent les citadins africains très vulnérables à tous les mouvements d’endoctrinement et aux explosions de colère. La recherche de boucs émissaires conduit ainsi à des manifestations de rue spontanées et violentes, dirigées soit contre les dirigeants politiques accusés de s’enrichir indûment, soit contre l’Occident rendu responsable des difficultés économiques par son « pillage » supposé, soit contre des minorités allochtones, accusées de voler les emplois des nationaux. Il en résulte des pillages, des règlements de compte, des exécutions arbitraires.

Si certains de ces mouvements sont constructifs (comme « Balai citoyen » au Burkina Faso protestant contre les modifications constitutionnelles de 2014 aboutissant à prolonger indéfiniment les mandats présidentiels), d’autres sont dangereux car ils découragent les investisseurs étrangers et provoquent la fuite des capitaux, uniquement contrecarrée par la mise en place de dictatures.

Le risque est une jonction entre les rébellions périphériques et le mécontentement urbain, provoquant une multiplication des phénomènes de « loups solitaires » et des attentats dans des lieux très fréquentés (marchés, malls, gares routières…). Parallèlement, face au désordre et à l’incertitude, les individus se cherchent des communautés d’appartenance (mouvements évangéliques, islamisme, ethnicité…) qui rompent le pacte national et rendent la gouvernance incertaine. « Quand un homme a faim, ne lui apprends plus à pêcher, mais à prêcher » dit le proverbe.

  • Développer l’Afrique aujourd’hui, c’est rendre durable la ville.

Il faut d’abord produire des richesses accessibles aux nouveaux citadins.

Les marchés africains sont en croissance très rapide. Pour les investisseurs, les opportunités économiques sont considérables grâce à la jeunesse des habitants, à l’ampleur des besoins à satisfaire et à une envie avide de consommer. C’est l’« obsession du manque » qui caractérise les nouvelles bourgeoises africaines (Chimamanda Ngozi Adichie, Americanah). Il faut résoudre le problème de l’accès à l’énergie (carburant et électrification), à l’eau potable, aux transports, à la connectivité électronique…

Il faut ensuite répartir mieux ces richesses en formalisant l’informel.

Actuellement, deux tiers de l’activité économique sont assurés par le secteur informel : il joue le rôle (positif) d’amortisseur social, mais il ne contribue pas au financement public car il ne paye pas d’impôts. De plus, la nuance entre l’informel et le criminel demeure très floue : dès lors contrebande, marché noir, trafics illicites se développent.

Il faut donc permettre aux artisans, aux PME, aux paysans de régulariser leur activité sans subir une imposition décourageante et de bénéficier en retour de la protection des services publics.

« Zero tolerance to corruption » proclame le Rwanda, qui a doublé son PNB depuis dix ans et a vu l’indice de fécondité passer de 8 à 4 enfants par femme

Améliorer l’environnement, c’est aussi pacifier les rapports sociaux

Aujourd’hui, les gouvernements organisent le « déguerpissement » (expulsion) des bidonvilles de façon souvent violente : ils rejettent les pauvres en périphérie pour mener à bien des programmes immobiliers destinés à la classe moyenne supérieure. Cette gentrification accroît les inégalités et débouche sur la construction de gated communities, là aussi. Il faudrait plutôt organiser la mixité sociale, mais ce problème n’est pas propre à la seule Afrique.

L’Afrique aujourd’hui, c’est à la fois un immense chantier, un laboratoire du développement durable, un potentiel à construire et à valoriser. Rater ce défi de villes durables, c’est laisser enfler les poudrières de demain.

  1. Le lieu de rupture de charge est l’endroit où l’on transfère les produits d’un moyen de transport à un autre, ainsi du bateau au camion. Il fixe en général les activités.
À propos de l’auteur
Sylvie Brunel

Sylvie Brunel

Sylvie Brunel est une géographe, économiste et écrivain française.
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