<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Antonio le pieux et Javier le libertarien bousculent la politique latino-américaine

15 novembre 2023

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Antonio le pieux et Javier le libertarien bousculent la politique latino-américaine

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Deux pays d’Amérique latine, l’Argentine et le Chili, nous montrent aujourd’hui de nouvelles manières de faire de la politique. L’une, celle du Chilien José Antonio Kast, catholique fervent et nostalgique de la dictature de Pinochet, défend l’ordre et la morale. L’Argentin Javier Milei, quant à lui, prône le désordre libertarien et se dit prêt à dégommer le système politique de son pays.

Article paru dans le numéro 48 de novembre 2023 – Espagne. Fractures politiques, guerre des mémoires, renouveau de la puissance.

Ces deux options radicales promettent des alternances tumultueuses, et ces deux personnages sont candidats aux élections présidentielles à venir dans leur pays. Ni l’un ni l’autre n’ont connu les réalités de l’exercice du pouvoir, mais ils représentent une volonté de rupture inédite de la routine traditionnelle de la vie politique locale, laquelle, depuis le début des années 1990, alterne entre une gauche inopérante et une droite sans idées neuves. Cette médiocrité politique est la mère des malheurs de la région.

Pour remettre ces deux histoires dans leur contexte historique, il faut remonter à la victoire de Fidel Castro à Cuba en 1959 qui suscite la peur du communisme et des « deux ou trois Vietnam » que promet Che Guevara à la région. Et l’on assiste, désolés, à l’effacement des démocraties qui cèdent leur place aux dictatures militaires censées défendre les nations et leur éviter, disait-on à l’époque, de devenir « un nouveau Cuba ». Notons que les deux protagonistes de cet article sont nés dans deux pays frappés par les dictatures. Ils les ont même connues dans leur enfance. Kast avait 7 ans lors du coup d’État au Chili, le 11 septembre 1973, et Milei 6 ans quand les militaires ont pris le pouvoir dans son pays, le 24 mars 1976. Ces deux dictatures et d’autres à la même époque, au Brésil et en Uruguay, ont agi avec une brutalité atroce. Leurs bilans collectifs s’élèvent à plus de 33 000 personnes tuées ou portées disparues, des milliers d’autres ont été forcées à l’exil, des enfants de prisonnières enceintes ont été volés pour être adoptés par des familles, souvent de militaires. Les traumatismes de cette époque sont incommensurables.

Retour de la démocratie ?

La fin de ces années noires marque le retour des démocraties dans les années 1990. Elles n’ont pas bonne mine. Leur soumission n’est oubliée par personne. La gauche a de bonnes raisons de détester la droite et devient au fil de la décennie de plus en plus radicale. La droite, quant à elle, cherche à se sauver en se prétendant libérale, mais l’écrivain Mario Vargas Llosa nous mettait en garde : « la corruption se cache derrière le rideau de fumée des réformes[1] », écrivait-il. Pour lui, « c’est à cause de la corruption que les pays de la région n’ont pas connu le développement et la modernisation qu’ils espéraient[2] ». Un personnage comme Carlos Menem, cleptomane notoire et président péroniste de l’Argentine de 1989 à 1999, incarne de façon flamboyante l’image de la corruption politique. L’idée libérale, cependant, palpite encore dans la région grâce aux succès spectaculaires des « Chicago Boys » qui, sous l’aile de Pinochet, ont impulsé une croissance et un dynamisme exceptionnels à l’économie du Chili. Lequel reste longtemps prospère : son taux de pauvreté passe de 68 % en 1990 à 7 % en 2022. Hélas, les insolents succès du libéralisme sont délibérément entravés par les options socialistes de Michelle Bachelet qui sera deux fois présidente du pays, en 2006 et en 2014.

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En 2019, le monde réalise que le Chili n’est plus ce qu’il était. Rien ne va plus. Des manifestations gigantesques rassemblent des milliers de jeunes gens dénonçant le coût des transports publics, les carences du système de santé et de l’éducation. Ces émeutes, souvent violentes, démarrent sous la présidence de Sebastián Piñera, élu en 2018, entrepreneur milliardaire et homme de droite. Quand il présente son gouvernement, on découvre que trois de ses ministres ont travaillé avec la dictature. Mais il va réussir à dénouer la crise avec la jeunesse par un accord, le 25 octobre 2020, en faveur de l’organisation d’un référendum sur le maintien ou non de la Constitution de 1980 née sous Pinochet à l’occasion d’un plébiscite d’une légalité douteuse[3].

En mai 2021, une élection constituante a lieu dont les élus – la grande majorité très à gauche – forment une Assemblée qui s’accorde sur un texte interminable avec 388 articles et consacre le respect de la parité des genres, de l’écologie, des organisations sociales et des indigènes. Le Chili devient un État « plurinational », et le Sénat, l’institution la plus respectée des Chiliens, est supprimé. Soumis à un référendum le 4 septembre 2022, le texte s’avère un échec cinglant pour la gauche radicale : 61,86 % des votants le rejettent.

Le jeune Gabriel Boric, président du Chili depuis janvier 2022, appuyé par une coalition à laquelle participe le Parti communiste, approuvait la vigueur radicale de l’Assemblée constituante. Humilié, mais pragmatique, il déclare qu’il faut « respecter la voix du peuple » et négocie avec les partis une deuxième chance : élire une nouvelle commission dont les élus formeront une seconde assemblée constituante.

Cette élection a lieu, et le Parti républicain de José Antonio Kast l’emporte très largement. Pour la gauche et pour le président Boric, c’est un désastre. Kast, avocat de 57 ans, catholique fervent et père de neuf enfants, est un homme que la gauche qualifie d’extrême droite. Quand il s’était présenté en 2017 à l’élection présidentielle que gagna haut la main Piñera, il avait déclaré dans un meeting que « si Pinochet était encore vivant, il aurait voté pour moi ».

Au nom de la morale catholique, Kast exprime son aversion du mariage gay, de l’adoption d’enfants mineurs par un couple du même sexe, de l’avortement et de l’éducation sexuelle dans les collèges. Il est soutenu non seulement par les catholiques, mais aussi par les églises évangéliques et devient la grande figure de la droite qui rassemble plusieurs partis, lesquels sont tentés de se rallier à lui pour partager sa probable victoire à l’élection présidentielle prévue en 2024. Plus grave encore pour les envies de réformes de Boric, Kast, en bon pinochetiste, remet en cause ce processus de révision constitutionnelle auquel il est censé participer. Lui et ses fidèles n’ont aucune intention de toucher à la « Constitution de Pinochet ».

Des candidats atypiques qui rebattent les cartes politiques de l’Amérique du Sud.

Argentine : l’éternelle faillite

Agitée et conflictuelle, l’Argentine a d’autres soucis que sa Constitution, notamment le malheur d’être historiquement dominée par les péronistes, une clique populiste et musclée, sans idées ni scrupules. Depuis les années 2000, le pays connaît une inflation tournant autour de 115 % et une pauvreté qui touche désormais 40 % des citoyens. La situation économique et sociale du pays est désastreuse et les pillages de supermarchés récurrents. Ce désastre se déroule sur fond de corruption publique généralisée dénoncée par la population, laquelle, pourtant, a une tendance bizarre à voter pour les auteurs de tous leurs malheurs.

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Dans un tel contexte, on comprend que de jeunes électeurs soient ravis que Javier Milei existe et compte bien gagner la prochaine élection présidentielle dont le second tour aura lieu en novembre 2023. Pour les baby-boomers amateurs de rock’n’roll, notons que ce candidat a la même coiffure que Roy Orbison, auteur de la chanson Only the Lonely. Milei lui aussi vit seul avec ses nombreux chiens, auxquels il donne les prénoms des grandes figures libérales de l’École autrichienne d’économie. Il se dit anarcho-capitaliste et pense, comme jadis Ronald Reagan, que « l’État n’est pas la solution, mais le problème ». Pour lui, les impôts sont « une violence » et les politiciens argentins des « voleurs ». Son programme est simple à énoncer, mais sans doute difficile à mettre en place sans se faire écharper par les bras musclés du péronisme. S’il est élu président, il promet de réduire massivement les dépenses publiques, de fermer la Banque centrale et d’abandonner le peso pour le dollar américain. Rendu célèbre par la télévision, Milei est sans doute un bon économiste, mais un politicien sans grande expérience. Quand il apparaît sur un plateau, souvent vêtu d’un blouson de cuir noir, l’audience de la chaîne bondit. Il injurie ses adversaires et ses remarques iconoclastes ravissent les téléspectateurs. Les Argentins sont si désespérés qu’il n’est pas improbable que ce rocker libertarien devienne un jour prochain président du pays.

Kast au Chili et Milei en Argentine ne se ressemblent pas, leurs combats diffèrent de même que la situation de leurs pays. Mais ils sont tous deux porteurs d’espérance, celle d’une nouvelle histoire adaptée aux besoins de leurs nations respectives. Les Chiliens aiment l’ordre et la sécurité, leur vieille démocratie et leurs traditions, et ils sont souvent catholiques, mais sans doute moins fervents que Kast. Milei, de son côté, promet aux Argentins d’en finir avec l’incurie et la corruption des élites du pays. Il veut renverser la table et fouetter l’économie pour que l’Argentine, jadis très avancée, retrouve sa prospérité perdue. Si ces deux candidats devenaient présidents, leur victoire marquerait un tournant décisif dans la vie politique de la région. Elle sortirait enfin la droite latino-américaine du confort du conservatisme modéré et réveillerait la gauche, mise au défi de réviser ses options keynésiennes qui n’ont jamais apporté d’avantages significatifs à leurs électeurs.

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[1] « Queremos Ser Pobres » (Nous voulons être pauvres), article publié dans El País le 7 juillet 2002.

[2] Entretien avec l’auteur, « Liberté j’écris ton nom », Politique Internationale, n° 101, automne 2023.

[3] La junte militaire avait brûlé les listes électorales, et dès lors, il est probable que certains « pinochétistes » aient voté plusieurs fois dans la même journée. Notons aussi que ce qui restait encore de l’opposition à la dictature n’a pas eu droit à la parole pendant la campagne électorale.

À propos de l’auteur
Michel Faure

Michel Faure

Michel Faure. Journaliste, ancien grand reporter à L’Express, où il a couvert l’Amérique latine. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à cette zone, notamment Une Histoire du Brésil (Perrin, 2016) et Augusto Pinochet (Perrin, 2020).
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