Premier anniversaire du président Boric au Chili : l’héritier d’Allende ? Entretien avec Julio Isamit

26 juin 2023

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Photo : Célébration de la victoire de Gabriel Boric à Santiago. Wiki Commons
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Premier anniversaire du président Boric au Chili : l’héritier d’Allende ? Entretien avec Julio Isamit

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Il y a un an, le 11 mars 2022, le monde découvrait le jeune Gabriel Boric, débutant son mandat et succédant à Sebastián Pinera à la présidence du Chili. Les défis pour lui étaient et restent immenses. La presse chilienne a beaucoup parlé de ce premier anniversaire. Nous nous sommes entretenus avec Julio Isamit, ancien ministre de Sebastián Pinera, sur les défis du président Boric et sur d’autres sujets. 

Propos recueillis par Bernard Larrain. 

Julio Isamit et Gabriel Boric ont une histoire politique intéressante et, d’une certaine manière, parallèle. Tous deux sont très jeunes, environ 35 ans, mais ils sont actifs en politique depuis un certain temps, car ils ont été des leaders importants dans leur jeunesse. Tous deux sont passés par les bancs de la faculté de droit. Et tous deux ont occupé des postes à responsabilité. Quant à Julio Isamit, il a été l’un des plus jeunes ministres de l’histoire du Chili. 

Aujourd’hui, Julio Isamit travaille dans une université et un think tank, car il pense que la crise chilienne a besoin de réflexion et de bonnes idées. 

Le gouvernement de Sebastián Pinera, dont vous étiez le ministre, s’est terminé de manière critique, avec des manifestations massives et un processus visant à établir une nouvelle constitution. Comment voyez-vous le gouvernement auquel vous avez participé au fil du temps ? 

Gouverner est un art difficile et peut-être qu’au Chili, l’histoire nous l’a montré, c’est particulièrement le cas. Le président Pinera a fait preuve d’une grande capacité à gouverner en temps de crise : comme il l’a fait en 2010 avec le tremblement de terre, qui a été extrêmement destructeur, avec les incendies, avec le covid et, en fin de compte, avec la crise politique de 2019. Il est normal qu’en pleine crise politique, le gouvernant ne soit pas bien évalué ; mais il faut préciser que tout est relatif quand on compare les choses. Ainsi, par exemple, Sebastián Pinera est aujourd’hui très bien évalué dans les sondages parce que les habitants de notre pays se rendent compte qu’aujourd’hui nous allons plus mal, que les gens vont mal, et que Sebastián Pinera a dû faire face à deux crises énormes en très peu de temps, comme la crise sociale de 2019 et le Covid en 2020. J’ajouterais un autre facteur : notre gouvernement a dû faire face à une opposition peu fidèle à nos lois et à nos traditions républicaines, qui a joué un rôle très peu constructif et dont certains membres du Congrès ont même déclaré que le pays serait gouverné par un système parlementaire de facto. En résumé, le gouvernement de Gabriel Boric est au pouvoir depuis un an et les choses ne s’améliorent pas, les gens en sont conscients, ils demandent plus de sécurité dans les rues, plus de travail, etc. Il n’a pas été à la hauteur.

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Le gouvernement de Sebastián Pinera a été accusé d’avoir violé les droits de l’homme lors des manifestations de 2019. Que répondez-vous à ces accusations ?

Dans notre pays, comme dans beaucoup d’autres marqués par l’histoire récente, une telle accusation est extrêmement grave et imprudente car elle se réfère à une politique d’État qui violerait les droits de l’homme de manière systématique et organisée. Sebastián Pinera a dirigé le Chili avec un attachement inconditionnel aux droits de l’homme, et sa propre histoire le prouve. Il a même été critiqué par une partie de la population pour avoir été trop « mou » dans la gestion de la crise. N’oublions pas qu’en 2019, le Chili a connu la crise politique et sociale la plus grave de son histoire récente, et qu’il y a eu d’énormes désordres, des attentats, des incendies d’églises, de bâtiments publics et du métro. Dans ces circonstances, plusieurs personnes ont été blessées et certains policiers ont outrepassé leurs fonctions, et la justice traite ces affaires que nous regrettons tous. Une partie de l’extrême gauche a délibérément menti, comme l’actuel ambassadeur du Chili au Mexique, qui a affirmé qu’un centre de torture avait été installé dans une station de métro. Tout cela s’est avéré faux, mais cette personne n’a jamais retiré ses affirmations. Certains ont accusé le président Pinera devant la Cour pénale internationale de La Haye, mais la Cour a rejeté l’accusation. Le président s’est toujours montré très ouvert à la coopération avec les organismes internationaux sur cette question. La démocratie a besoin de démocrates et au Chili, la gauche n’a souvent pas toléré de perdre les élections et d’autres de gouverner, se sentant totalement propriétaires de l’État. On en a vu l’expression dans les manifestations radicales de 2011, menées entre autres par Gabriel Boric et Giorgio Jackson (ministre de Gabriel Boric), alors leaders étudiants, contre le président Pinera lors de son premier mandat, et certainement dans la révolution d’octobre 2019 qui a changé tout l’axe politique du pays pendant le second mandat du président Pinera. Quand on dit que la démocratie a besoin de démocrates, il s’agit de personnes qui comprennent que leur rôle est d’être dans l’opposition, que dans la vie politique il y a des adversaires, mais pas d’ennemis, et malheureusement la gauche au Chili semble l’avoir oublié.

Comment évaluez-vous le gouvernement de Gabriel Boric ? 

Le Chili a vécu une « ivresse » institutionnelle depuis l’explosion sociale jusqu’au 4 septembre 2022 et maintenant nous vivons avec la « gueule de bois ». Ce jour-là, 62 % des Chiliens ont rejeté une Constitution proposée par l’extrême gauche antidémocratique chilienne.

Aujourd’hui, les temps sont plus difficiles et la tâche du président Boric n’est pas aisée. Malheureusement, il n’a pas l’expérience nécessaire pour gouverner le Chili en ce moment. Et je ne dis pas cela parce qu’il est jeune, mais à cause de son manque de préparation, de son manque de capacité à faire face aux grands défis auxquels le pays est confronté. Les pays ont besoin d’un bon gouvernement et d’une bonne opposition et, à cet égard, le président Boric a le monde à l’envers : il a un mauvais gouvernement mais une opposition qui s’est montrée beaucoup plus coopérative et engagée envers le Chili que le gouvernement actuel ne l’a été en tant qu’opposition à l’époque.  

Le pire adversaire de Gabriel Boric n’est pas la droite, c’est lui-même, son passé et celui de ses partisans. En tant que député, Gabriel Boric s’est moqué de la mort d’un sénateur assassiné par des terroristes, il a dénigré la police et le système de retraite chilien (très important pour notre marché financier), et aujourd’hui il ne sait pas comment gérer son passé pour faire face à l’insécurité et à l’inflation. Il a perdu sa légitimité et sa crédibilité. Les exemples sont nombreux, mais il me semble surtout que le fait qu’une partie de la gauche s’appelle aujourd’hui « socialisme démocratique » pour se distinguer d’une partie du gouvernement qui n’est ni socialiste ni démocratique, en dit long. 

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Aujourd’hui, la principale préoccupation des Chiliens est la sécurité et le président Boric n’a pas la légitimité pour mettre des limites à la criminalité. Pendant longtemps, certains de ses partisans ont appelé à attaquer la police et ont même créé et promu une image devenue très célèbre du « perro matapacos » (photo d’un chien tuant des policiers). En tant que président, et au milieu des négociations avec l’opposition sur les questions de sécurité, il a gracié plusieurs criminels. 

Que pensez-vous de Gabriel Boric en tant qu’homme politique ? 

Gabriel Boric a un talent et des capacités politiques indéniables : ce n’est pas pour rien qu’il est devenu président du Chili à l’âge de 35 ans. Mais ces qualités ne sont pas les seuls critères pour être président du Chili. Notre pays, peut-être comme la France dans un certain sens, n’est pas un pays facile à gouverner et notre histoire en témoigne. Le Chili a une longue histoire, faite d’ombres et de lumières, dans laquelle des tensions et des forces diverses sont constamment présentes. Et alors qu’il y a un an ou deux, la classe politique pouvait se permettre de critiquer violemment la police, aujourd’hui, avec la criminalité galopante et les morts dans les rues, la population veut de la sécurité et soutient la police. Dans ce contexte, le président Boric doit changer de cap et de discours. Il montre peut-être des signes d’une plus grande modération que beaucoup de membres de sa coalition, mais c’est là que réside le problème. Gabriel Boric pense avec la gauche radicale, c’est là qu’est son cœur, il a appelé à l’approbation d’un projet constitutionnel refondateur pour le Chili qui a été heureusement rejeté par les Chiliens le 4 septembre 2022. Parfois, ce n’est pas clair, mais ce qui est clair, c’est qu’il y a une forte tension au sein du gouvernement entre la gauche démocratique et la gauche radicale. Permettez-moi de vous donner un exemple : le projet de nouvelle constitution que le peuple chilien a catégoriquement rejeté le 4 septembre 2022 était un texte idéologisé, conçu et promu par l’extrême gauche. Le Chili l’a rejeté, mais le Président a déclaré que « nous ne pouvions pas aller plus vite que le peuple ». Ce n’est pas la vitesse qui est en cause, c’est le cap et la direction de ce gouvernement. Gabriel Boric ne veut ni ne peut changer de cap, mais le Chili a dit non au projet de refondation de la gauche. 

Après le gouvernement Boric, y aura-t-il un président de droite au Chili ? 

Il est probable que Gabriel Boric ouvre la voie à la droite, comme Michelle Bachelet l’a fait avec Sebastián Pinera. Je pense qu’au Chili, on ne peut plus parler de « droite », car il me semble qu’il y en a trois : le Parti populaire, Chile Vamos, et le Parti républicain. 

Le Parti populaire est une nouvelle formation, au cadre flou, créée autour de la figure d’un homme politique qui vit aux États-Unis et qui fait campagne sur Internet. Il a bénéficié d’un soutien important au premier tour de la présidentielle (10 %). 

Ma famille politique, Chile Vamos, est la coalition des partis traditionnels de centre-droit qui a déjà gouverné deux fois au cours des dix dernières années. 

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Le Parti républicain, créé par José Antonio Kast (qui était au second tour de l’élection présidentielle et qui est un homme politique très populaire au Chili), partage les idées du centre-droit (protection de la vie et de la famille, marché libre, réduction des impôts, liberté en général), mais il le fait peut-être de manière plus ferme et plus claire, en ayant un cadre très défini. Certains les qualifient d’ « extrême droite », mais je ne partage pas cette appellation car il n’y a pas d’élément extrême en eux. Nous n’avons pas le « cordon sanitaire » qui existe en France, par exemple, avec la droite de José Antonio Kast. En effet, jusqu’à très récemment, Kast participait au centre droit, et a été soutenu au second tour par les autres partis de droite. Si Kast avait gagné les élections, les autres partis de droite auraient rejoint son gouvernement. Je pense qu’il s’agit plutôt d’une différence de style, de mise en avant de certaines idées ou de certains points auxquels le parti républicain attache plus d’importance. Le défi de la droite chilienne est de s’unir pour affronter les prochaines élections présidentielles, que nous pourrions gagner si le président Boric ne change pas de cap. 

Nous voyons l’Amérique latine se tourner de plus en plus vers la gauche et l’instabilité, comment analysez-vous ce phénomène ?  

En résumé et en général, il me semble qu’au cours des cinquante dernières années, l’histoire politique de l’Amérique latine est chronologiquement structurée comme suit : révolutions socialistes et marxistes dans les années 1960, coups d’État et régimes militaires dans les années 1970-1980, et retour à la démocratie à partir des années 1990. La démocratie n’est pas un triomphe permanent et les risques de retour en arrière sont toujours présents, et il me semble aujourd’hui que notre continent régresse vers des gouvernements autoritaires de gauche, les cas les plus extrêmes étant les dictatures du Venezuela et du Nicaragua. 

Après le rejet du premier texte constitutionnel en septembre 2022, que pensez-vous du nouveau processus constituant ? 

En mai dernier, nous, Chiliens, avons été appelés aux urnes pour élire les personnes qui feront partie du conseil constitutionnel dans le cadre d’un nouveau processus de rédaction d’une nouvelle Constitution. Cette élection a été largement remportée par la droite : le Parti républicain et Chile Vamos disposent de deux tiers et de trois cinquièmes au sein de ce conseil, ce qui leur permet de rédiger les règles qu’ils souhaitent et de disposer d’un droit de veto. Je considère que c’est une grande responsabilité envers le pays que de rédiger une constitution qui nous permettra d’en avoir une meilleure, et pas seulement meilleure que le projet rejeté en septembre 2022. 

C’est aussi un grand devoir de notre conscience démocratique : savoir que ces conseillers ont été élus pour rédiger un projet de constitution et non pour gouverner le Chili. Je n’ai pas voté pour le président Boric, mais les Chiliens l’ont élu pour gouverner le Chili et il a la légitimité de gouverner jusqu’à la fin de son mandat. Et les Chiliens ont élu la droite pour rédiger la Constitution, et ces conseillers ont la légitimité de rédiger la Constitution, pas de gouverner le pays. Nous pouvons ici faire preuve de maturité pour présenter au peuple chilien une Constitution qui jette les bases du progrès pour les quarante prochaines années et qui ne prétend pas, comme la gauche a tenté de le faire lors du dernier processus, inscrire ses idées particulières dans le texte constitutionnel. 

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À propos de l’auteur
Bernard Larrain

Bernard Larrain

Bernard Garcia Larrain, juriste franco-chilien, docteur en droit.
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