<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> « Autonomie stratégique européenne », un slogan très abstrait

16 janvier 2022

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : « Autonomie stratégique européenne », un slogan très abstrait. Credit:Mario FOURMY/SIPA/1907120819
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« Autonomie stratégique européenne », un slogan très abstrait

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Hier, embryon d’émancipation stratégique poussée par la France, « l’Europe de la défense » ronronne dans des missions civilo-militaires, au grand soulagement de nos partenaires.

Ce matin du 15 juin 2021, pour la première fois depuis Bill Clinton, un président américain prend le temps d’assister à un très furtif sommet de l’Union européenne. Flattés, Charles Michel et Ursula von der Leyen ne cachent pas leur satisfaction et leur soulagement : ils peuvent à nouveau se blottir sous le grand parapluie américain. Après quatre années d’un mandat Trump qui a semé le trouble dans leurs esprits, les dirigeants européens retrouvent leur patron. Certes, Joseph Biden a donné la primeur au sommet de l’OTAN et le Royaume-Uni, malgré son Brexit, a eu droit à une visite d’État de plusieurs jours. L’Amérique démocrate, même fatiguée, est bel et bien de retour.

Une trêve est signée dans la guerre commerciale entre Airbus et Boeing, mais les réjouissances sont de courte durée. Dès l’après-midi, Joseph Biden s’envole de Bruxelles pour Genève où il rencontre le lendemain, tout sourire, Vladimir Poutine. Les deux présidents décident de reprendre leur dialogue stratégique, en dépit des sanctions qui demeurent. Poutine a bien noté que la Chine a été désignée, pour la première fois, comme une menace dans le communiqué final de l’alliance atlantique. Inversement, démocrates ukrainiens, biélorusses, moldaves et géorgiens comprennent avec stupeur qu’ils ne sont plus vraiment la priorité, un peu comme si le condominium américano-russe sur l’Europe, si caractéristique des périodes de dégel de la guerre froide, n’était pas mort.

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Polonais et Baltes, Tchèques et Roumains peinent aussi à cacher leurs inquiétudes. Quand le 24 juin, Berlin, et surtout Paris, croient pouvoir profiter de l’exemple donné par Washington, pour manifester leur « autonomie stratégique », et proposent à leur tour une rencontre entre la Russie et l’Union européenne, la proposition est sèchement repoussée par une petite dizaine de leurs partenaires dont les Pays-Bas, la Suède et la Pologne. Malgré ce revers humiliant pour l’ex-« moteur franco-allemand », Paris et Berlin acceptent que Bruxelles vote de nouvelles sanctions contre la Biélorussie, laquelle suspend en représailles sa participation au partenariat oriental de l’UE le 28 juin. Plus surprenant encore, le Conseil européen vote la relance de ses relations avec la Turquie. Et pourtant, le lendemain du sommet de l’OTAN, Reçep Erdogan paradait en Artsakh, pour fêter avec Ilham Aliev, le président azerbaïdjanais, leur victoire militaire contre l’Arménie. À la fin du mois de juillet, il assistait à l’anniversaire de l’invasion turque de Chypre. Alors pourquoi tant de complaisances européennes avec Ankara ? Parce que le reis a habilement proposé à l’alliance atlantique dirigée par les États-Unis de garder l’aéroport de Kaboul, ce qui permettrait aux Occidentaux de garder un pied diplomatique à Kaboul (et aux Turcs de conserver leur influence en Asie centrale).

En réalité, les États-Unis font payer aux Européens la sécurité qu’ils octroient en imposant leurs propres choix stratégiques. Et ces malentendus euro-atlantiques ne sont pas nouveaux. En 1945, après deux guerres mondiales, Britanniques et Français, traumatisés par l’engagement tardif des Américains contre l’Allemagne, font pression pour maintenir une vigilance stratégique américaine en Europe. Dès le 5 mars 1946, dans un discours resté fameux à Fulton, Winston Churchill s’alarme du « rideau de fer descendu à travers le continent, de Stettin dans la Baltique à Trieste sur l’Adriatique ». Suivront en 1947, la doctrine Truman et le plan Marshall, mais aussi le traité franco-britannique de Dunkerque, signé le 4 mars, dans une ville ô combien symbolique. Un an plus tard, à Bruxelles, le traité bilatéral franco-britannique s’élargit au Benelux. Son article 5 prévoit une assistance mutuelle en cas d’agression extérieure. L’Europe de la défense ne va durer qu’un an. En 1949, avec le traité de Washington, les dispositions du traité de Bruxelles sont vidées de leurs substances et mises en sommeil. Washington, qui planifie une guerre imminente contre l’URSS, au vu de ce qui se passe au même moment en Corée, prend directement les commandes.

Bien loin d’être concurrents, les deux projets militaires, OTAN et Europe de la défense apparaissent dès l’origine complémentaires quoique inégaux dans la mesure où la dernière sert de palliatif ou de plan B, pour encourager ou suppléer une puissance américaine parfois hésitante. En 1954, lorsque Jean Monnet échoue de peu à fonder la CED (Communauté européenne de défense), l’Union de l’Europe occidentale (UEO) réactive le traité de Bruxelles et puis sombre à nouveau dans l’oubli.

La roue de secours de l’OTAN

Trente-cinq ans plus tard, la guerre froide s’achève sur une victoire de l’OTAN par abandon des Soviétiques. La paix européenne présuppose la réintégration de la Russie dans le concert européen, mais la chose est impensable pour Washington. Les structures otaniennes diminuent leur empreinte au sol, mais s’élargissent vers l’est. Les Européens, et singulièrement la France, tentent dans le même temps une relance de l’Union de l’Europe occidentale, « troisième pilier du traité de Maastricht ».

Dans les faits, malgré l’implosion yougoslave et l’intervention tardive des États-Unis (accords de Dayton puis occupation du Kosovo), les nations européennes se sont empressées d’« engranger les dividendes de la paix ». Formule prononcée par Laurent Fabius dès le 10 juin 1990 et symptomatique d’une vision économique du monde. La plupart des armées européennes se contentent des missions dites de Petersberg, du nom de la déclaration de l’UEO, faite à l’hôtel éponyme sur les hauteurs de Bonn en 1992. Missions « civilo-militaires » de formation, de coopération ou d’interposition dont les contours politiques s’avèrent assez flous. Il faut « gagner la paix » et non plus « faire la guerre ». Se met en place une « division du travail entre les États-Unis, qui “faisaient le dîner”, et les Européens, qui “faisaient la vaisselle” » ironise Robert Kagan dans un article de Policy Review publié en 2002 et destiné à préparer l’opinion à la guerre en Irak. Cet article sera à l’origine de son ouvrage majeur, La puissance et la faiblesse. Pour Kagan, l’Europe s’apparente à Vénus, déesse de l’Amour, tandis que Mars, dieu de la Guerre, inspire l’Amérique. Autrement dit, l’armée américaine détruit l’ennemi et les Européens réparent les dégâts. Par exemple en Méditerranée, la mission EU NAVFOR MED Irini lancée en 2015 lutte contre le trafic de migrants avec des résultats pour le moins mitigés. La France tente de faire perdurer ses traditionnelles coopérations militaires avec l’aide de ses partenaires européens en République centrafricaine, avec la mission de formation des forces armées EUTM RCA lancée en 2016, ou encore au Mali, avec la mission de formation militaire EUTM lancée en 2013. Au large des côtes somaliennes, l’opération navale NAVFOR ATALANTA lancée en 2008 contre la piraterie constitue un petit succès militaire de l’Union européenne. En Bosnie-Herzégovine, la mission de maintien de la paix EUFOR ALTHEA lancée en 2004 maintient un statu quo dans un conflit gelé.

L’UE mène surtout des missions civiles de police et de soutien aux forces de sécurité ou à l’État de droit, de renforcement capacitaire ou d’assistance aux frontières en Europe (EULEX au Kosovo, EUBAM en Moldavie, EUAM en Ukraine, EUMM en Géorgie), au Moyen-Orient (EUPOL COPPS et EUBAM Rafah dans les Territoires palestiniens et EUAM en Irak) et en Afrique (EUBAM en Libye, EUCAP SAHEL au Mali, EUCAP SAHEL au Niger et EUCAP en Somalie). Mais l’Europe « de la sécurité et de la défense » se contente des miettes, car l’article 43 du traité de l’Union européenne restreint drastiquement le cadre des opérations communes. Leurs missions se réduisent à du désarmement, des opérations humanitaires et d’évacuation, du conseil et de l’assistance, de la prévention des conflits et du maintien de la paix, et enfin des opérations de stabilisation à la fin des conflits. Des domaines où les associations, les agents des ministères de l’Intérieur et de la Justice sont davantage sollicités que les forces spéciales. La task force Takuba, souvent présentée dans les médias comme une opération européenne au Sahel, est en réalité une coalition sous commandement français, qui regroupe 200 soldats est-européens, en compensation du sous-groupement tactique envoyé par la France aux frontières de la Russie.

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La France rêve de grandeur européenne, mais oublie que l’Irlande, la Suède, la Finlande, l’Autriche, Malte et Chypre sont cinq membres de l’Union européenne sur 27 qui réaffirment régulièrement leur statut de pays neutres. Sans doute, leur position géographique et militaire, très convoitée par les grandes puissances, explique pourquoi ces nations européennes persistent, comme la Suisse, à conserver un non-alignement stratégique. Le pacifisme a maintenu ces armées à l’écart de l’alliance atlantique. L’Union européenne a fini par se calquer sur ce modèle de neutralité et de se positionner, non pas comme une alternative de l’OTAN, mais comme une sorte de filiale civilo-militaire de l’alliance transatlantique ou de l’ONU.

Dans les accords de Berlin +, la condition pour que l’UE bénéficie des moyens de l’OTAN est que celle-ci ne soit pas engagée. La mission judiciaire et policière EULEX Kosovo n’a, par exemple, pas d’accord de partenariat avec la KFOR. Cet accord est aujourd’hui verrouillé par la Turquie qui fait payer aux Européens, via l’OTAN, sa non-adhésion à l’UE. Tout est fait pour que la politique européenne de sécurité et de défense, héritière de l’UEO, ne puisse pas se substituer à l’armée américaine en Europe.

Certes, la France et le Royaume-Uni revendiquent une capacité de projection et d’intervention « en premier » sur un théâtre d’opérations. Ce sont les deux « nations-cadres » qui peuvent encore diriger une coalition en Europe. Mais ce discours est de moins en moins tenable. En 1991, l’armée française disposait de 1 349 chars de bataille, de 696 avions de combat et de 41 grands bâtiments de surface ; trente ans après les débuts de la politique européenne et de sécurité commune, elle ne dispose plus que de 222 chars, 254 avions et 19 grands bâtiments. Pour le reste, c’est le désarmement général : les crédits de défense des pays européens dépassent péniblement les 1 % du PIB. Le nombre de soldats et de régiments est divisé par deux ou trois en trente ans.

Avec le Brexit, certains ont cru qu’il n’y avait plus d’obstacles à Bruxelles pour une Europe de la Défense. C’était méconnaître le tropisme atlantiste de nos partenaires. Même la France a très tôt réaffirmé son étroite collaboration militaire avec le Royaume-Uni à l’occasion du sommet de Sandhurst en janvier 2018 puis lors de l’exercice naval Griffin strike en Écosse en octobre 2019. Dans un document de travail confidentiel remis aux experts des États membres, « le service diplomatique européen préconise de rompre avec une certaine prudence et d’avoir une attitude plus proactive dans la coopération sur la politique étrangère commune avec les Britanniques » signale sur son site spécialisé Bruxelles2, Nicolas Gros-Verheyde, le 7 juillet 2021. Techniquement c’est cohérent, la France parle d’« autonomie stratégique européenne », mais ses forces conventionnelles sont intégrées depuis 2009 dans le giron militaire de l’OTAN, à la faveur de la guerre en Afghanistan. Le Fonds européen de défense qu’elle a péniblement obtenu d’Angela Merkel en marge du traité d’Aix-la-Chapelle pourra d’ailleurs servir à l’achat d’équipement militaire non européen, signe de la dépendance américaine de l’Europe de la défense. Autre signe qui ne trompe pas, bien que non-membre de l’Union européenne, mais seulement de l’espace économique européen, la Norvège demande à participer au Fonds européen de défense pour « renforcer la défense transatlantique ». Pour ne rien arranger, le Conseil européen du 21 juillet 2020 a divisé par deux la dotation du Fonds européen de défense dans son budget pluriannuel 2022-2027, s’accordant sur la somme de 7 milliards d’euros, dont près d’un milliard annoncé pour l’année prochaine. Une goutte d’eau dans le plan de relance prévu par l’Union européenne qui a tardé à produire les documents nécessaires aux demandes d’attribution. Ultime coup de Trafalgar pour finir de réduire la proposition française à peau de chagrin, le dernier sommet de l’OTAN du 14 juin 2021 a créé son propre fonds de dotation qui semble définitivement vider de sa substance son équivalent européen.

L’autonomie stratégique européenne, les Européens n’en veulent surtout pas, mais les Français font toujours semblant d’y croire. La présidence française de l’Union européenne au premier semestre 2022 devrait confirmer cette politique de trente ans. Pour maquiller notre renoncement à notre propre autonomie stratégique, au profit de l’OTAN, feignons de pouvoir organiser une alternative européenne.

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À propos de l’auteur
Hadrien Desuin

Hadrien Desuin

Ancien élève de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, Hadrien Desuin est membre du comité de rédaction de Conflits.
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