<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Avis de tempête en Méditerranée orientale

26 mai 2025

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Avis de tempête en Méditerranée orientale

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Vente de missiles Meteor à la Turquie, tensions autour du gaz chypriote, la Méditerranée orientale est plus que jamais une zone de dangers. Entretien avec Leonidas Chrysanthopoulos

Leonidas Chrysanthopoulos a été secrétaire général de l’Organisation de la coopération économique de la mer Noire de 2006 à 2012. Il est né en 1946 à Athènes, où il a étudié les sciences politiques et économiques à l’université d’Athènes. Il a été représentant de la Grèce aux Nations unies, directeur du cabinet diplomatique du ministère des Affaires étrangères et directeur général des Affaires européennes. Cet ancien diplomate grec a servi au Canada, en Chine, en Pologne, et a été le premier ambassadeur de la Grèce en Arménie, expérience dont il a sorti le livre :  Caucasus Chronicles: Nation-Building and Diplomacy in Armenia, 1993-1994 (2002). Dans cet entretien, il partage son inquiétude sur la stratégie de la Turquie en Méditerranée orientale et la nécessité de dénoncer la livraison des missiles français Meteor à l’armée turque.

Article paru dans le N57 : Ukraine Le monde d’après

En 2021, la France et la Grèce ont signé un accord de défense incluant des clauses d’assistance mutuelle en cas d’attaque par un pays tiers. La Turquie était clairement visée. Comment évalueriez-vous aujourd’hui les relations franco-grecques ?

Les relations entre la Grèce et la France demeurent excellentes, malgré la question délicate des missiles Meteor, qui sera développée ultérieurement. Il convient de rappeler que l’article 2 de l’accord de défense entre la Grèce et la France stipule : « Les parties se porteront assistance mutuelle par tous les moyens appropriés à leur disposition, y compris, si nécessaire, par l’emploi des forces armées, si elles constatent conjointement qu’une agression armée est en cours contre le territoire de l’une des deux, conformément à l’article 51 de la Charte des Nations unies. » Toutefois, la déclaration du ministère français des Armées en octobre 2021 affirmant que l’accord ne couvrait pas la zone économique exclusive (ZEE) – celle-ci n’étant pas considérée par le droit international comme faisant partie du territoire d’un État – n’a guère contribué à renforcer les relations bilatérales. En effet, si un navire turc attaquait un bâtiment grec dans la ZEE, la France ne serait pas tenue d’intervenir aux côtés de la Grèce.

L’accord de défense s’est accompagné d’un contrat d’armement de 3 milliards d’euros, incluant la vente de frégates et de corvettes françaises à la Grèce (trois frégates et trois corvettes). Il est important de souligner que cet accord a été signé à peine deux semaines après la création du pacte de sécurité AUKUS (Australie, Royaume-Uni, États-Unis), qui a conduit l’Australie à annuler un contrat de 35 milliards d’euros portant sur l’achat de 12 sous-marins français. Dans cette optique, l’accord avec la Grèce a permis d’atténuer, dans une certaine mesure, les répercussions de cette rupture pour l’industrie française de l’armement.

Néanmoins, la Grèce n’a pas oublié les tentatives discutables de la France, en 2010, de lui vendre quatre frégates, ni celles de l’Allemagne de lui proposer des avions Eurofighter, alors même qu’Athènes était au bord de l’effondrement économique et que l’Union européenne s’apprêtait à lui imposer des mesures d’austérité draconiennes. Malgré ces épisodes, les relations entre la France et la Grèce demeurent solides.

La Grèce a acquis 24 avions de chasse Rafale et envisage d’en acheter six supplémentaires. Cette acquisition confère-t-elle un avantage à l’aviation grecque face à l’armée de l’air turque, exclue du programme F-35 par Washington en réaction à l’achat par Ankara de systèmes de missiles russes S-400, jugés incompatibles avec les normes de sécurité de l’OTAN ?

L’acquisition par la Grèce de 24 chasseurs Rafale, qui arborent désormais les couleurs helléniques, confère à son armée de l’air un net avantage sur celle de la Turquie. Dotés des technologies les plus avancées, ces appareils surpassent largement les F-16, qui constituent l’épine dorsale de l’aviation turque.

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La Turquie ne pouvant obtenir de Rafale en raison de la clause de défense mutuelle franco-grecque, elle a choisi d’acquérir 40 Eurofighters, fabriqués par un consortium regroupant le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, et équipés de missiles français Meteor.

Quelle a été la réaction de la Grèce face à cette transaction ? Cette vente porte-t-elle atteinte aux relations bilatérales entre Paris et Athènes ?

La vente de missiles Meteor à la Turquie n’a pas encore été confirmée. Face à cette éventualité, la Grèce a vivement réagi : le ministre grec de la Défense a convoqué l’ambassadrice de France afin d’obtenir des explications. Nikos Dendias a exprimé son opposition totale à cette transaction, qu’il juge contraire à l’excellence des relations stratégiques entre les deux nations. Le missile Meteor est produit par un consortium multinational (MBDA), dont la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie, l’Espagne et la Suède sont parties prenantes. La France pourrait donc, si elle le souhaitait, mettre son veto à cette vente. Dans le cas contraire, les relations franco-grecques en pâtiraient, et Paris pourrait se retrouver dans la position paradoxale de devoir assister militairement la Grèce si, renforcée par cette acquisition, la Turquie venait à l’attaquer. Il serait donc dans l’intérêt stratégique de la France d’empêcher la vente des missiles Meteor à Ankara.

Pensez-vous que cette transaction s’inscrit dans le contexte du retour au pouvoir de Donald Trump, qui inciterait l’OTAN à revoir sa stratégie à l’égard de la Turquie ?

Cette transaction éventuelle n’a aucun lien avec l’élection de Donald Trump, puisqu’elle avait été envisagée bien avant le scrutin américain. D’ailleurs, la nouvelle administration américaine n’a pas encore arrêté de position claire vis-à-vis de la Turquie.

Dans quelle mesure les missiles Meteor représentent-ils une menace pour la sécurité nationale de la République hellénique ?

Le missile Meteor est un missile air-air destiné aux combats aériens. Sa vente à la Turquie réduirait considérablement l’avantage actuel de l’armée de l’air grecque, en particulier si la Turquie venait également à se procurer des Eurofighters. Or, l’Allemagne a déjà donné son feu vert, en principe, à cette acquisition. Une telle évolution représenterait une menace directe pour la sécurité de la Grèce. Il revient donc à la France d’empêcher cette vente afin de respecter l’esprit du traité de défense signé avec Athènes.

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Revenons au rôle de la Turquie en Méditerranée orientale. Quelle est la situation actuelle concernant l’exploration gazière offshore en mer Égée ?

La Turquie pose de sérieux problèmes à la Grèce dans la mer Égée, et ce, dans tous les domaines. Avant 1972, aucun différend maritime n’existait entre les deux pays. Les navires turcs circulaient librement pour rejoindre la Méditerranée, comme ils le font encore aujourd’hui. Les tensions sont apparues lorsque la Grèce a découvert du pétrole près de Thasos, dans ses eaux territoriales. Depuis lors, la Turquie n’a eu de cesse de revendiquer une part de ces ressources, cherchant à remettre en question le statu quo territorial établi par le traité de Lausanne et d’autres accords internationaux.

La doctrine de la Mavi Vatan (Patrie Bleue), adoptée en 2023, illustre cette politique expansionniste. Une carte diffusée à cette occasion divisait la mer Égée en deux et revendiquait la souveraineté turque sur plusieurs îles grecques.

Malgré ces tensions, le 7 décembre 2023, la Déclaration d’Athènes sur les relations amicales et le bon voisinage a été signée par le Premier ministre grec et le président turc. Son article 2 engage les parties à s’abstenir de toute déclaration ou action susceptible de compromettre la paix et la stabilité dans la région. Pourtant, la Turquie n’a pas respecté cet engagement, multipliant les provocations. Même Recep Tayyip Erdoğan a récemment évoqué Thessalonique comme une ville d’intérêt turc.

Dans quelle mesure la Turquie tire-t-elle profit du recul de la Russie en Syrie dans cette région stratégique ?

La Turquie profite du recul de la Russie en Syrie pour tenter d’y asseoir son influence. Ankara envoie des fonctionnaires conseiller le gouvernement syrien et ses ministères, projette l’installation d’une base aérienne et cherche à éradiquer la présence kurde en Syrie et au-delà. Le rôle des États-Unis sera décisif pour la protection des Kurdes, qui ont déjà été abandonnés par Washington par le passé. Cette expansion turque, qui s’apparente à une résurgence ottomane, devrait également inquiéter le Premier ministre arménien Nikol Pachinian dans ses discussions en cours avec Ankara.

Quel est l’état actuel du partenariat stratégique entre la Grèce, Chypre et l’Égypte ?

Le partenariat stratégique entre Chypre, l’Égypte et la Grèce prospère. Lors du 10ᵉ sommet tenu au Caire le 8 janvier 2024, les trois pays ont réaffirmé leur engagement en faveur de la stabilité régionale et du respect du droit international en matière de délimitation maritime. Leur déclaration conjointe aborde également la coopération économique, la sécurité énergétique, la protection de l’environnement, le tourisme et l’archéologie. L’accord entre Athènes et Nicosie visant à relier les réseaux électriques des deux pays par des câbles sous-marins est un projet majeur, bien que des interférences turques soient attendues. Par ailleurs, la base aérienne Andreas Papandreou est désormais pleinement opérationnelle, accueillant non seulement des avions grecs, mais aussi des forces américaines, ce qui irrite Ankara.

À lire aussi : La Turquie face à Chypre

Sommes-nous en train d’assister à une annexion progressive du nord de Chypre par Ankara ?

La Turquie cherche à faire reconnaître la partie nord de Chypre comme un État indépendant en multipliant les initiatives, comme son inclusion dans les organisations des pays turcophones et islamiques. Cependant, une telle reconnaissance violerait de nombreuses résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU et compliquerait les relations d’Ankara avec l’Union européenne. Le refus turc de reconnaître la République de Chypre demeure un obstacle majeur à ses négociations d’adhésion à l’UE.

À propos de l’auteur
Tigrane Yégavian

Tigrane Yégavian

Doctorant en histoire, professeur à la Schiller University, Tigrane Yegavian est membre du comité de rédaction de Conflits. Après avoir étudié la question turkmène en Irak et la question des minorités en Syrie et au Liban, il s’est tourné vers le journalisme spécialisé. Il a notamment publié "Arménie à l’ombre de la montagne sacrée", Névicata, 2015, "Mission", (coécrit avec Bernard Kinvi), éd. du Cerf, 2019, "Minorités d'Orient les oubliés de l'Histoire", (Le Rocher, 2019) et "Géopolitique de l'Arménie" (Bibliomonde, 2019).

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