<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La grande stratégie de la Grèce

4 mai 2025

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Photo : Guerres médiques

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La grande stratégie de la Grèce

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Y a-t-il une, deux ou trois Grèce ? Cette question est plus sérieuse que son apparence saugrenue. En effet, cherchez une « Histoire de la Grèce » et vous n’aurez que trois types de résultats : soit une « Histoire de la Grèce antique » qui s’arrête à l’arrivée des Romains, soit une histoire de Byzance, soit une « Histoire de la Grèce moderne » qui débute en 1821[1]. Ce n’est plus une interruption chronologique, mais un trou, un gouffre, un précipice, que dis-je : un abîme !

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Et pourtant, voici une même terre, une même langue, et à bien des égards, un même peuple. Quel est donc le destin de cette péninsule qui constituait jadis toute l’Europe face à une Asie dominante et qui n’est plus aujourd’hui qu’un bout négligé de cette même Europe face à un Orient compliqué ?

La Grèce a-t-elle des limites ?

La Grèce est située au sud de la péninsule des Balkans : elle constitue une des trois péninsules qui encadrent la rive nord de la Méditerranée, avec l’Italie à l’ouest et l’Asie Mineure à l’est. Vers le nord, la Grèce continentale inclut la Macédoine traditionnelle, sans que la limite soit exactement marquée ; d’ailleurs, la Grèce a longtemps refusé l’admission de la « République de Macédoine du Nord », auparavant une des républiques de Yougoslavie, afin d’éviter toute revendication sur la Macédoine grecque. La Grèce inclut aussi les îles de la mer Égée, y compris Rhodes et la Crète. En revanche, des zones qui furent longtemps grecques, au moins culturellement, ne le sont plus : ainsi des établissements grecs sur la côte occidentale de l’Asie Mineure (Éphèse, Pergame, Smyrne…) sans même parler de Constantinople ou Trébizonde. Chypre, de culture grecque, a été divisée en deux. Enfin, la Grèce a pu s’étendre beaucoup plus loin : à l’ouest (la grande Grèce comprenait de nombreux établissements en Méditerranée occidentale : Syracuse, Massilia, etc.) ou surtout à l’est avec les conquêtes d’Alexandre le Grand qui ont durablement installé l’influence grecque en Asie occidentale, pendant de longs siècles.

La Grèce d’aujourd’hui paraît donc bien plus petite qu’elle ne fut. Son aura dépasse de beaucoup son enveloppe. Et pourtant, voici une des rares structures politiques de l’Antiquité à conserver sous le même nom une existence contemporaine[2], signe d’une grande stratégie plurimillénaire. Analysons son évolution à travers quatre grandes périodes : l’Antiquité, l’ère byzantine, la période moderne (après la fondation de l’État grec en 1830) et l’époque contemporaine.

La grande stratégie de la Grèce antique

La Grèce antique peut se décomposer en quatre grandes périodes : archaïque, classique, hellénistique et romaine.

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Si la Grèce se réfère encore à de grandes peuplades anciennes, comme les Achéens chantés par Homère, tout débuta au iiie millénaire avec la civilisation cycladique, suivi de la civilisation minoenne en Crète (- 2700 à – 1200), enfin Mycènes (- 1650 à – 1150) qui s’étend jusqu’en Asie Mineure. La légendaire guerre de Troie aurait eu lieu à ce moment, sans que cela fasse consensus. Retenons pourtant l’idée d’un affrontement précoce avec la puissance installée de l’autre côté de la mer Égée. Suit une phase creuse (les siècles obscurs) avant qu’au ixe siècle, une nouvelle civilisation grecque renaisse. Les hommes se regroupent en cités qui vont devenir des cités-États : cette invention marquera durablement la civilisation grecque et permettra sa persistance à travers les âges.

Stratégie classique

L’époque classique dure de – 510 à – 320. Les cités-États (Athènes, Sparte, Corinthe) vont devoir faire face à une triple contrainte : leur affrontement intra-grec, l’opposition au rival perse et l’expansion hors de la péninsule. Malgré leurs différends, les cités grecques réussissent à s’unir contre l’Empire perse (guerres médiques) au début du ve siècle (batailles de Marathon et de Salamine). Cette unité vient d’une conscience commune qui dépasse les rivalités. Il faut ici rappeler l’existence des Jeux olympiques dès – 776 qui démontre un substrat civilisationnel partagé. Il constitue l’élément essentiel de la pérennité grecque à travers l’histoire, quels que soient les ressorts temporaires de puissance politique, économique ou militaire.

Rapidement, les rivalités reprennent notamment entre la ligue de Délos (conduite par Athènes) et la ligue du Péloponnèse (menée par Sparte). Elles aboutissent à la guerre du Péloponnèse (- 480 à – 430) racontée par Thucydide et Xénophon, archétype de l’opposition entre puissance terrestre et puissance maritime, à l’origine de bien des conceptions géopolitiques modernes (McKinder, Spykman). Si Sparte, avec sa stratégie principalement terrestre, est vainqueur à la fin (grâce à l’appui perse) et que la ligue athénienne est démantelée (la cité évite la destruction), la cité spartiate ne parvient pas à imposer son ordre en Grèce, car les autres cités s’y opposent (Corinthe, Thèbes et bien sûr Athènes). La cité, à la base de la supériorité grecque, l’empêche paradoxalement de parvenir à l’unité. Un acteur périphérique le fera, la Macédoine de Philippe, qui a réussi à agrandir son territoire au nord de la péninsule jusqu’à la Thrace. D’ailleurs, la Macédoine n’est plus une cité, mais un royaume. Il vainc en – 339 à la bataille de Chéronée la coalition entre Athéniens et Thébains et fonde la ligue de Corinthe qui s’oppose aux Perses, à nouveau désignés comme l’ennemi commun qui domine toute l’Asie Mineure. L’affrontement avec l’autre riverain de la mer Égée constitue une permanence de la grande stratégie grecque à travers les siècles. Déjà l’Europe s’oppose à l’Asie.

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Or, la civilisation grecque a simultanément réussi à sortir de la péninsule : outre la cité, elle a mis en place une économie de marché qui la pousse à multiplier les échanges et donc les implantations pour favoriser un commerce au loin. Athènes, puissance thalassocratique par excellence, a poussé au maximum ce système grâce à une marine forte et le contrôle des routes commerciales. Il fallait non seulement influencer, mais aussi garantir un approvisionnement stable en ressources, en particulier en céréales. Cette stratégie s’appuie sur des colonisations débutées dès l’époque archaïque avec l’implantation de cités autour de la mer Noire, en Italie (grande Grèce et Sicile), en Afrique du Nord (Cyrénaïque) et en Méditerranée occidentale (sud de la France et nord de l’Espagne) et bien sûr les îles de la mer Égée et l’Asie Mineure. Si ces cités vivent leur vie propre, elles partagent le référentiel grec et la formidable floraison culturelle du siècle de Périclès. L’idéal grec devient la référence politique internationale qui perdurera malgré les vicissitudes.

Stratégie hellénistique

Une nouvelle phase débute alors, celle de la période hellénistique, à la fois politique et culturelle. Le fils de Philippe II, Alexandre le Grand, réoriente la stratégie grecque vers une conquête presque universelle. Après avoir maté les cités grecques (- 336), il lance une campagne qui va se transformer en une conquête gigantesque. Après avoir défait les Peres (bataille d’Issos) et conquis l’Asie Mineure, il s’empare de la Phénicie (- 333) puis de l’Égypte (- 331) : il a privé les Perses de leur façade maritime. Il se dirige vers le cœur du pouvoir perse, la Mésopotamie, et remporte la bataille de Gaugamèles (- 331). Il va poursuivre Darius jusqu’en Perse et prendre Persépolis. Darius meurt un peu plus tard. Alexandre, « roi d’Asie », décide de s’enfoncer encore plus à l’est malgré les réticences de son entourage jusqu’en Bactriane et Sogdiane (vers l’actuel Tadjikistan). Il poursuit jusqu’en Inde (vallée de l’Indus, – 325). Le retour vers Babylone est difficile et éprouvant tandis que les rébellions se déclarent dans les provinces conquises. Malgré sa volonté d’apaisement et d’unification des peuples, malgré une mansuétude réelle et le maintien de traditions locales, la direction d’un empire aussi vaste paraît impossible. Il meurt en – 323. Alexandre a utilisé la culture grecque comme un outil de consolidation, fondant des cités grecques dans l’ensemble de son empire pour diffuser les valeurs et les institutions grecques. La stratégie grecque passe par une culture dominante qui va marquer les terres et l’histoire pendant des siècles, malgré les vicissitudes politiques.

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Ses principaux officiers, les diadoques, se disputent la succession pendant quarante ans. La Macédoine échoit aux Antigonides, l’Égypte aux Lagides et l’Asie Mineure, la Mésopotamie et l’Iran aux Séleucides. Ce dernier empire, le plus vaste, mais le moins homogène, se dissout peu à peu. Lagides et Séleucides se disputent la Cœlé-Syrie.

Comment survivre à Rome ?

À la fin du iiie siècle, Rome (qui a vaincu Carthage et pris le contrôle des colonies de Grande Grèce en Méditerranée occidentale) commence à intervenir dans le monde grec, d’abord sur les côtes illyriennes puis en Macédoine. Rhodes et Pergame font alliance avec elle et les Séleucides doivent abandonner le contrôle de l’Asie Mineure après la bataille de Magnésie (- 189). Un peu plus tard, la Judée et l’Iran trouvent leur indépendance face aux Séleucides. Mithridate du Pont entre en conflit avec Rome (- 88) jusqu’aux campagnes de Sylla puis de Pompée. De nouvelles provinces romaines sont créées, mais Rome doit désormais faire face aux Parthes, à l’est. Quant à l’Égypte lagide, elle est sous protectorat romain. La reine Cléopâtre VII décide de s’allier à Pompée puis à Marc Antoine, mais la bataille d’Actium (- 31) donne le pouvoir à Octave Auguste. Cléopâtre et Antoine se suicident et l’Égypte est annexée. Tout le monde grec, qu’il s’agisse de celui d’origine ou des royaumes hellénistiques, est désormais sous contrôle romain.

Guerres médiques

Malgré cette conquête politique, le colonisé prend le pas sur le maître. Selon Horace, « la Grèce vaincue s’empara de son farouche vainqueur et fit pénétrer les arts dans le Latium sauvage ». En arrivant en Grèce à partir du iiie siècle, les Romains tombèrent sous le charme et la fascination du pays au point d’en importer la culture. La philosophie, les arts, la science, la manière : tout plaisait aux Romains. La douceur de vivre grecque s’imposait à l’austérité romaine. Ce ne sont pas seulement des statues ou des ouvrages que les Romains rapportent de Grèce, mais aussi des précepteurs, des pédagogues, des architectes, des médecins, serviles ou libres. Les hommes politiques se formèrent à la rhétorique grecque, tel Cicéron formé à Rhodes. Les croyances elles-mêmes sont copiées. Outre le panthéon olympien, ce sont les philosophies grecques qui dominent : pythagorisme, épicurisme ou stoïcisme, ce dernier trouvant en Sénèque ou Marc Aurèle de grands adeptes. Ainsi, alors que l’hellénisme avait triomphé en Orient par la politique d’Alexandre, il triompha en Occident par la seule force de son influence. Désormais, tout le monde antique serait gréco-romain permettant à Rome de développer son impérialisme jusqu’aux confins de l’Orient.

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Car l’Empire romain créé par Auguste qui organise les provinces (- 27) continua de s’étendre : contrôlant sous Trajan (117) la Mésopotamie, l’Asie Mineure, le Caucase, la côte occidentale de la mer Noire, il couvrait une grande partie de la zone d’influence hellénistique. Mais les poussées barbares à partir du iie siècle puis la grande crise du iiie siècle forcèrent l’empire à s’adapter avec Dioclétien (qui déjà sépare l’empire en deux) puis Constantin qui fonde en 330 Constantinople, prélude à la fondation ultérieure (395) d’un empire romain d’Orient, distinct de celui d’Occident. Si Théodose réunit brièvement l’empire (394), la logique centrifuge s’exerce : l’empire d’Occident se dissout face aux Barbares, laissant l’ouest de l’Europe dans l’obscurité pour plusieurs siècles, malgré les sursauts de Charlemagne ou des Ottoniens. Rome se perpétue à Constantinople dans ce qui devient l’empire byzantin, romain de nom, grec de fait. Ainsi, l’hellénisme a non seulement triomphé de l’envahisseur, mais l’a suffisamment transformé pour reprendre peu à peu le véritable pouvoir au point de se métamorphoser en un nouvel empire. Cette capacité d’adaptation aux conditions politiques pour en tirer avantage constitue une permanence de la grande stratégie grecque.

La grande stratégie de l’Empire byzantin

L’Empire byzantin est de droit romain, de religion chrétienne et de langue grecque : construction originale qui va dominer à son apogée (sous Justinien, 565) la Méditerranée orientale (mais aussi l’Italie, l’Afrique du Nord et le sud de l’Espagne). Il perpétue l’universalisme gréco-romain. La crise iconoclaste au viie siècle entraîne une rétractation, suivie d’une nouvelle expansion jusqu’à l’apogée de Basile II (976-1025) : Byzance contrôle l’Asie Mineure, la péninsule grecque, les Balkans, la côte dalmate, la Palestine, les sources de la Mésopotamie. Mais la guerre civile l’affaiblit et malgré la relance de la dynastie des Comnènes, il subit la prise de Constantinople par les croisés occidentaux de la 4e croisade en 1204. Il survit difficilement et fait face à la poussée ottomane qui parvient à prendre Constantinople en 1453 : l’Empire romain bimillénaire a alors sombré, Byzance proprement dit ayant duré mille ans.

Se durée ne s’explique que par une remarquable capacité d’adaptation et à l’usage adroit de la négociation et de la force, des alliances et des mariages voire des manipulations pour diviser l’ennemi. Il sait user de sa position géographique remarquable, au carrefour de l’Orient, de l’Occident et de la mer Noire, tout en favorisant une imprécision des frontières. Il met en œuvre une économie dynamique, déjà économie de marché qui règne sur toute la Méditerranée orientale et lui apporte une prospérité enviée : il faut observer la fascination des guerriers francs en 1204 devant l’architecture de Sainte-Sophie et leur éblouissement devant l’opulence de la cité (et les convois d’objets volés, rapatriés en Occident), pour en prendre conscience. Cette domination est fondée sur une culture triomphante et l’existence d’une classe supérieure très éduquée, avec d’ailleurs la participation de l’Église. Le Patriarcat de Constantinople constitue l’autre pouvoir, assez intégré au civil tout en conservant sa propre autonomie. Rappelons que la langue quotidienne, mais aussi celle de la liturgie était le grec, la koinè des anciens, déjà en vigueur au temps de Jésus.

Cependant, être un carrefour possède aussi des inconvénients : la multiplicité des fronts. Au viie siècle, les Avars au nord du Danube et les Perses à l’est poussent et assiègent Constantinople dès 623. La marine byzantine sauve la capitale. Si les Avars occupent le sud du Danube (contribuant à la distanciation entre Occident et Orient puisque les populations latines de l’empire quittent son contrôle), Byzance réussit à vaincre les Perses en 627, mais elle sort épuisée de la lutte : voici le contexte qui explique le triomphe fulgurant de la conquête musulmane à partir de la péninsule arabique, d’abord avec l’Égypte, la Syrie, la Mésopotamie et la Perse, puis l’Afrique du Nord, enfin l’Espagne, assiégeant Constantinople en 718.

Le regain de puissance à partir du xie siècle passe aussi par une initiative révolutionnaire : l’envoi de deux lettrés, Cyrille et Méthode, pour convertir les populations slaves du nord. Ils inventent un nouvel alphabet, abandonnant le grec liturgique au profit d’une nouvelle langue mieux adaptée. Le résultat est évident puisque tout ce que nous appelons aujourd’hui l’Europe de l’Est, mais aussi la Russie, devient orthodoxe et accède à l’influence byzantine. Une fois encore, le destin grec passe par la diffusion de sa culture qui lui ménagera par la suite de nouveaux alliés.

Ce sont pourtant les chrétiens occidentaux qui vont durablement fragiliser l’empire. Plusieurs facteurs expliquent la différenciation : le système politique (royaumes barbares puis féodalité), économique (Salerne, Venise) et même religieux (montée en puissance de Rome et de l’Église catholique) construisent peu à peu une opposition entre les deux parties. Si de grandes querelles religieuses ont traversé l’histoire (primauté du siège de Rome et rôle du siège de Constantinople, question du monophysisme dès le ve siècle, question des images, querelle du filioque), c’est bien le rôle croissant de la papauté qui est au cœur de la dispute. Aussi le schisme de 1054 est-il l’aboutissement d’une longue séparation. Cependant, sur le moment, la portée de l’événement est mineure : le sac de Constantinople, cent cinquante ans plus tard, marque beaucoup plus les esprits avec notamment l’institution d’une Église latine d’Orient.

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Cependant, Byzance léguera à l’Occident tout le corpus intellectuel gréco-latin : soit directement au travers d’une diaspora grecque à partir du xiiie siècle, notamment en Italie, soit indirectement au travers de l’islam, les Arabes ayant traduit tout le fonds documentaire antique grec en arabe et l’ayant apporté à Cordoue d’où il diffusera vers l’Europe occidentale. Ainsi, une grande partie de la Renaissance italienne (puis européenne) doit beaucoup aux lettrés grecs venus s’établir dans la péninsule pour échapper à la domination ottomane, ce qui est largement omis par l’historiographie usuelle. La Renaissance occidentale doit beaucoup à Byzance.

Quelle stratégie sous la domination ottomane ?

Les Ottomans conquièrent les Balkans dès 1353, Constantinople chute en 1453. Du xve au xviie siècle, c’est un empire transcontinental qui domine toutes les zones hellénophones (Chypre est prise en 1571, la Crète en 1670). Pour les Grecs, la question se pose : comment survivre ? Si beaucoup (parmi les pauvres) se convertissent pour ne plus payer l’impôt, si une grande partie des notables fuient en Russie ou en Occident (contribuant à la Renaissance), d’autres s’adaptent. C’est le cas notamment des phanariotes, cette aristocratie grecque de Constantinople qui peu à peu, s’alliant à d’autres Grecs ottomans (ceux de la péninsule achéenne), forment une classe dominante utilisée par les sultans. Plurilinguisme, culture, réseaux et entregent leur permettent de diriger la politique étrangère de la Porte ou de gouverner les principautés de Valachie et de Moldavie. À partir du xviiie siècle, ils encouragent les Lumières grecque, bulgare et roumaine.

Le lent déclin ottoman à partir de l’échec du siège de Vienne (1683) réveille les ambitions grecques. L’Église et la commune (les archontes) sont les ferments de la résistance grecque, conduisant à plusieurs reprises à des insurrections, toujours matées. Catherine II stimule le sentiment national grec, espérant qu’un royaume indépendant se séparera de son rival turc. Cette ambition rejoint la prétention de Moscou à s’afficher comme troisième Rome. Le traité de Koutchouk-Kaïnardji (1774) conféra à la Russie le droit de protéger les sujets orthodoxes du sultan.

Vers l’indépendance

La Révolution française diffusa les idées nouvelles dans toute l’Europe, y compris en Grèce qui sort peu à peu de son isolement et intéresse de plus en plus les puissances européennes. Des artistes philhellènes (Lord Byron, Delacroix, Chateaubriand, Palmerston, Pouchkine) visitent le pays et se mobilisent en sa faveur. La Grèce devient à la mode. La géopolitique n’est pas loin puisque la France, la Russie et la Porte s’intéressent au sud des Balkans. En 1821, les Grecs se révoltent contre l’occupation ottomane : l’indépendance proclamée ne dure guère, le Péloponnèse est repris dès 1825. Mais le mouvement philhellène forme les esprits : au traité de Londres en 1827, la France, la Grande-Bretagne et la Russie reconnaissent l’autonomie grecque. Le « berceau de la civilisation, avant-garde chrétienne en Orient » recèle bien sûr un profond intérêt stratégique face à l’homme malade de l’Europe. Une flotte est envoyée qui bat les Ottomans (bataille de Navarin, 1827) et l’expédition de Morée (1828-1832) chasse les troupes ottomanes. En 1832, l’Empire ottoman reconnaît l’indépendance de la Grèce.

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Mais il reste de multiples Grecs sous l’emprise de la Porte. La « Grande idée » constitue le projet de réunir tous les Grecs dans un même pays (sorte de panhellénisme). Révoltes et conflits se succèdent. Le congrès de Berlin donne la Thessalie en 1878, le traité de Bucarest (1913) accorde l’Épire et la Macédoine, la Bulgarie cède la Thrace occidentale en 1923. Le plus important demeure la guerre gréco-turque (1919-1922). La Thrace orientale et l’Ionie, accordées au traité de Sèvres (1920), sont données à la Turquie par le traité de Lausanne trois ans plus tard. Il se conclut par un grand échange de populations, connu sous le nom de Grande catastrophe : 1,3 M de Grecs quittent l’Asie Mineure, 400 000 Turcs quittent le territoire grec.

Ainsi, l’indépendance a été acquise grâce à l’aide extérieure mobilisée aussi bien pour des intérêts géopolitiques que culturels : une fois encore, l’influence civilisationnelle permet à la Grèce de se perpétuer. Si un premier État grec naît dès 1832, il faut près d’un siècle et une ultime guerre pour fixer ses limites territoriales. Il en résulte une opposition durable au voisin turc, lui-même héritier du sultan ottoman qui régna sur les Grecs pendant près de cinq siècles.

Garantir les alliances

La stratégie grecque, inaugurée dès l’époque moderne, se poursuit au xxe siècle par la recherche permanente d’alliances. Si au moment de la Première Guerre mondiale la Grèce est très divisée, ne sachant qui soutenir (Schisme national), elle rejoint finalement l’Entente. Elle reste alliée à la Grande-Bretagne et la France pendant l’entre-deux-guerres. En 1941, l’Allemagne envahit la Grèce et rencontre une résistance bien plus vigoureuse qu’attendue. L’occupation est particulièrement dure. Une guerre civile éclate à la sortie de la guerre (1946-1949) et aboutit à la victoire des pro-occidentaux (grâce au soutien britannique et américain). Une fois encore, l’indépendance grecque est obtenue grâce aux alliés.

La Grèce rejoint l’Alliance atlantique en 1952 (en même temps que la Turquie, ce qui est un moyen d’empêcher toute guerre entre les deux frères ennemis). Les tensions avec la Turquie se sont exacerbées autour de la question de Chypre (division de l’île en 1974), des frontières maritimes en mer Égée ou des ressources énergétiques potentielles.

La Grèce a cherché à contenir les ambitions turques en renforçant ses alliances avec les États-Unis et l’Union européenne. Elle rejoint celle-ci en 1981, ce qui lui permet d’obtenir des soutiens économiques et politiques, en particulier lors de la crise de la dette dans les années 2010. Plus récemment, la Grèce a cherché à jouer un rôle central dans l’acheminement du gaz naturel en Europe à travers la Méditerranée orientale, en collaborant avec des pays comme Chypre, Israël et l’Égypte.

Conclusion

La Grèce a donc parcouru un chemin incroyable, passant de quelques cités du Péloponnèse à un empire très vaste, passant sous le contrôle d’un maître romain qu’elle réussit à subjuguer, puis étant dominée par un Empire ottoman dont elle prend son indépendance. Plusieurs traits expliquent ce parcours : une culture riche fondée sur la philosophie et une invention politique à la source de la démocratie, la transformation du message chrétien en une annonce universelle, un goût pour le libre-échange économique, l’opposition durable à l’Asie qu’elle influence, mais ne parvient pas à dominer durablement. La Grèce constitue la vraie matrice de l’Occident européen, toujours à l’avant-poste de par son originalité, sans cesse prête à influencer, mais aussi à se distinguer d’un Orient compliqué.

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[1] Une seule exception, touffue, mais intelligente : G. Contogeorgis, Histoire de la Grèce, Hatier, 1992.

[2] Avec la Chine, l’Égypte, la Perse et dans une certaine mesure l’Inde.

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À propos de l’auteur
Olivier Kempf

Olivier Kempf

Le général (2S) Olivier Kempf est docteur en science politique et chercheur associé à la FRS. Il est directeur associé du cabinet stratégique La Vigie. Il travaille notamment sur les questions de sécurité en Europe et en Afrique du Nord et sur les questions de stratégie cyber et digitale.

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