Bhoutan : une utopie factice ?

3 décembre 2018

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Bhoutan : une utopie factice ?

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Le 8 novembre 2018, Lotay Tshering a été investi Premier ministre du Bhoutan suite aux élections du mois d’octobre. Cet événement, passé presque inaperçu dans la presse internationale, est pourtant significatif pour le petit pays de 800 000 habitants. En effet, les bhoutanais ont voté à une majorité écrasante contre le gouvernement sortant du Parti démocratique populaire. Cette volonté de changement politique contraste avec les récits habituels sur le « pays du bonheur », souvent présenté comme une utopie modèle.

Le Bhoutan a fait l’objet de nombreux articles sur son « économie du bonheur » et son engagement écologique. Il est vrai que le pays investit de façon importante dans la préservation de l’environnement. Il détient le record d’arbres plantés en heure : 49 672 et protège avec vigueur les forêts qui couvrent 70% de son territoire. L’état bhoutanais refuse également le développement du tourisme de masse et pratique une politique de visas stricte. De plus, le Bhoutan a fait de la recherche du bonheur un objectif national. Le Bonheur National Brut, un indice créé localement comme une alternative au Produit Intérieur Brut, calcule le niveau de bonheur des habitants en se basant sur quatre paramètres : la croissance et le développement économique responsables, la conservation et la promotion de la culture bhoutanaise, la sauvegarde de l’environnement et la promotion du développement durable et, enfin, la bonne gouvernance responsable. La presse occidentale s’émerveille régulièrement de cette politique originale. Toutefois, la glorification du pays en utopie modèle est réductrice et cache une réalité moins admirable.
Des défis intérieurs

Lors de son investiture, le Premier ministre Thsering a promis de s’attaquer aux problèmes de pauvreté dont souffre le pays. Son prédécesseur regrettait déjà l’oblitération des défis économiques par une focalisation excessive sur le bonheur. Si le taux de chômage ne dépasse pas les 3% du total de la population active, il est de 10% chez les moins de 24 ans. Les jeunes bhoutanais sont surqualifiés pour le marché du travail. Ils ne sont pas intéressés par les secteurs qui recrutent, comme celui du bâtiment, où les emplois sont laissés aux immigrés indiens. L’augmentation de la consommation de drogues inquiète les autorités et l’abus d’alcool est l’une des premières causes de mortalité. La criminalité se développe : les cambriolages et les vols à la sauvette se multiplient, des délits jusque-là très rares. Ces phénomènes sont révélateurs d’un mal-être croissant et d’un lent délitement du tissu social.

Le Bhoutan fait également face à un défi souvent oublié : celui des réfugiés Népalais. Depuis les années 80, plus de 100 000 Lhotshampas ont été chassés de leur pays et ont fui à la frontière bhoutanaise. Ils vivent en majorité dans des camps précaires. Aucun recensement officiel ne permet d’évaluer l’ampleur de cette crise humanitaire. Pour survivre, les réfugiés dépendent de l’aide du Programme Alimentaire Mondial. A l’échelle du pays, les réfugiés représentent une part significative de la population bhoutanaise. Pourtant, ils ne sont pas représentés politiquement et vivent en marge de la société. Leur parti politique a été banni car jugé contraire à l’unité nationale et ils ne disposent pas du droit de vote. Malgré l’action des ONG, la question des réfugiés n’est jamais abordée par les politiques.
Coincé entre l’Inde et la Chine

Sur le plan diplomatique, le Bhoutan entretient des relations privilégiées avec l’Inde. Les pays sont liés par un traité d’amitié signé en 1949. Celui-ci assure les échanges bilatéraux et fait de l’Inde le « conseiller » du Bhoutan en matière de politique étrangère. Ce partenariat est très inégal en raison du rapport de force qu’exerce l’Inde sur le Bhoutan. De fait, un pays de 800 000 habitants ne peut exercer la même pression qu’un pays de plus d’un milliard d’habitants. Sur le plan économique, le Bhoutan est extrêmement dépendant de l’Inde qui représente les trois quarts de ses échanges commerciaux. New Delhi fournit également d’importantes aides et subventions au petit royaume. Nombre de projets de construction n’auraient pas lieu sans l’appui financier indien. De l’autre côté de la frontière se trouve la Chine, avec qui le Bhoutan n’entretient pas de relations. Cela est dû à un différend frontalier qui est discuté chaque année lors de négociations. Plus d’une vingtaine de réunions ont eu lieu et aucune solution n’a été trouvée. Néanmoins, dans sa lutte pour l’influence régionale, la Chine fait quelques pas vers le Bhoutan afin de contrer l’hégémonie indienne. Il y a peu, Pékin a convié une poignée de dirigeants bhoutanais à entreprendre un pèlerinage bouddhiste en Chine. Ces initiatives ne sont pas au goût du gouvernement indien. New Delhi n’hésite pas à exercer des représailles contre le Bhoutan, en cas d’écart de conduite. Ainsi, en 2012, il a suffi que le Premier ministre bhoutanais serre la main de son homologue chinois pour déclencher une crise politique. L’Inde a immédiatement retiré ses subventions sur l’essence bhoutanaise et le Premier ministre a perdu les élections quelques semaines plus tard.

Derrière le voile du bonheur, le Bhoutan cache de nombreux défis économiques et sociaux qui semblent échapper à la médiatisation. Tiraillé entre la Chine et l’Inde, il doit également maîtriser un exercice d’équilibrisme diplomatique. Le conte de fées semble se ternir petit à petit.

Clara Jalabert
Source : les-yeux-du-monde.fr

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Les Yeux du Monde est un collectif de spécialistes et passionnés de géopolitique et de relations internationales. Depuis 2010, ce groupe de réflexion indépendant décrypte l’actualité internationale sur son site internet. Ils ont aussi publié trois livres : Regards géopolitiques (Les Editions du Net, 2015) ; Panorama des ressources mondiales (Les Editions du Net, 2016) ; et le dernier Perspectives diplomatiques (Les Editions du Net, 2017) qui étudie les derniers bouleversements géopolitiques à travers le prisme des politiques étrangères.
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