2 février 2025

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Cartels, voyage au pays des narcos. Livre de Frédéric Saliba.

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Dans cet ouvrage, rédigé par un correspondant du journal Le Monde, présent sur le territoire mexicain pendant 15 ans, Frédéric Saliba nous fait véritablement rentrer dans l’intimité de ces organisations que l’on appelle les cartels, et qui ont à leur disposition des moyens considérables pour s’imposer aux États.

Frédéric Saliba, Cartels. Voyage au pays des narcos. Éditions du Rocher – Août 2024.

Les publications sur la criminalité organisée sont devenues particulièrement nombreuses, et s’intéressent aussi bien à leur impact en termes de sécurité publique que dans le domaine économique et financier. La capacité des grands trafiquants à tirer profit de la mondialisation a été très largement documentée. C’est évidemment le cas des organisations criminelles latino-américaines qui ont su parfaitement s’adapter à toutes les contre-mesures que les grands états, à commencer par les États-Unis, ont pu prendre à leur encontre. Bien avant que George Bush ne parle de guerre contre le terrorisme, après le 11 septembre, le président Richard Nixon avait lui aussi déclaré une guerre contre la drogue. Un demi-siècle plus tard, il ne semble pas que cette guerre existentielle soit en passe de se terminer.

Un ouvrage percutant au cœur d’un pays « facilement corruptible ».

L’immense intérêt de cet ouvrage, rédigé par un correspondant présent sur le territoire mexicain pendant 15 ans, c’est qu’il raconte une histoire, au sens que l’on donne à cette expression lorsque l’on parle d’un travail journalistique. Correspondant du journal Le Monde, Frédéric Saliba nous fait véritablement rentrer dans l’intimité de ces organisations que l’on appelle les cartels, et qui disposent de moyens absolument considérables pour s’imposer aux états.

Particularité de cet ouvrage, une évocation également sans concession, de l’affaire Florence Cassez. Cette jeune française, arrêtée dans des conditions pour le moins douteuses en 2005, a passé huit ans dans une prison mexicaine. Le journaliste lui a rendu visite en prison et a pu voir à quel point la machine judiciaire mexicaine a pu s’emballer. Accusée de kidnapping, avec son ami de l’époque, elle a été condamnée à deux reprises, alors qu’elle avait été arrêtée la veille de son arrestation, très largement médiatisée par les autorités mexicaines. Les condamnations sont lourdes, entre 96 et 60 années de prison. Il aura fallu l’obstination de sa famille, la constance des autorités consulaires, pour que la justice mexicaine reconnaisse que les règles du droit n’avaient pas été appliquées, et qu’une manipulation avait été à l’origine de cette longue erreur judiciaire.

Il n’y a pas forcément de rapport direct entre le narcotrafic et cette affaire qui a défrayé la chronique pendant le mandat de Nicolas Sarkozy et en partie de François Hollande. Toutefois elle reste révélatrice des particularités du système judiciaire mexicain, très largement corruptible, dans un pays où les organisations criminelles disposent de moyens financiers illimités.

Une militarisation récente de la lutte contre les narcotrafiquants.

Andrés Manuel López Obrador président du Mexique entre 2018 et 2024, a été l’inspirateur d’une véritable guerre conduite par les forces armées, alors qu’il avait promis le contraire avant son élection. Dans la pratique la militarisation de la lutte contre les narcos s’explique par le niveau de corruption atteint par la police fédérale, largement infiltré par le crime organisé.

Le président a octroyé aux militaires le contrôle des douanes et des ports, mais également la lutte contre l’immigration clandestine avec près de 28 000 hommes. Ce sont également les militaires qui prennent en charge des projets écologiques et sociaux, comme la plantation d’un million d’hectares d’arbres dans le sud du pays.

Dans la pratique cela se traduit par une augmentation considérable du budget militaire, 7,5 milliards d’euros en 2022, ce qui pose tout de même question dans la mesure où les prérogatives de l’armée ne sont pas soumises au contrôle du Parlement.

Il semble difficile de mesurer l’effet de cette lutte contre le crime organisé sous la conduite des militaires, par contre, plusieurs rapports relèvent les nombreux manquements aux droits de l’homme qui ont pu être répertoriés.

D’après l’auteur la stratégie de pacification du président est apparue comme un échec, car les cartels ont été capables, grâce aux millions de dollars générés par les drogues de synthèse, d’atteindre le même niveau d’armement que l’armée et la garde nationale. Dans la pratique, il semblerait que c’est surtout dans le domaine économique que le ministère de la défense mexicain s’est surtout développé, grâce à la gestion militaire de grands projets économiques, ce qui, dans l’esprit du président Obrador, permettait d’éviter la corruption.

Parmi les autres situations embarrassantes pour l’armée, il y a celle du hacking de masse subi par le ministère de la Défense, ce qui a révélé un certain nombre d’opérations spéciales menées par les forces armées contre les narcotrafiquants. Curieusement, le ministre de la Défense, Luis Sandoval n’a pas été contraint de démissionner, même lorsque ces services ont été accusés d’utiliser le logiciel d’espionnage Pegasus, à l’encontre de journalistes et de députés de l’opposition.

Les élections du 2 juin 2024 ont porté au pouvoir la dauphine du président Obrador, Claudia Shainbaum, qui a pu bénéficier tout de même de la popularité atteinte par son prédécesseur.

Le pays a connu plus de 190 000 homicides depuis 2018, la militarisation de la lutte antidrogue a pu fournir des résultats chiffrés qui semblent positifs, même si dans la pratique la spirale de la violence ne semble pas s’arrêter. Le cartel de Jalisco Nueva Generacion (CJNG) s’est très largement développé grâce au trafic du Fentanyl. Le chef du cartel Nemesio Oseguera Cervantès, appelé El Mencho défie toujours le pouvoir.

En 2020 le cartel est en mesure de mener une embuscade à l’arme de guerre et à la grenade contre le convoi qui transporte le chef de la police municipale de Mexico, Omar Garcia Harfuch. Il sera nommé par la nouvelle présidente comme le premier flic du pays en 2024.

Le nouveau parrain, Nemesio Cervantès, est un ancien policier qui a été sous les ordres d’El Chapo, mais qui a su rester particulièrement discret, contrairement à ce dernier, arrêté en 2016. Son cartel est apparu dans les années 2010, et sa carrière criminelle a commencé dans la clandestinité, en Californie dans les années 80. Il parvient après son expulsion des États-Unis à rentrer dans la police locale de Jalisco et il commence à développer un trafic de méthamphétamine. Contrairement au cartel de Sinaloa qui regroupe différentes familles de façon horizontale, le nouveau gang est organisé de façon beaucoup plus militaire, et il est capable de mener une véritable opération d’interdiction contre l’armée en 2015, à Guadalajara. 10 000 soldats seront nécessaires pour rétablir l’ordre dans la ville, tandis que le chef de gang court toujours.

Sa mort est régulièrement annoncée depuis au moins quatre ans, mais jamais véritablement confirmée.

Cet ouvrage est donc très largement documenté, et on appréciera le dernier chapitre consacré au Fentanyl, à la capacité des gangs à corrompre, notamment le gouverneur des différents états, mais également les capacités des cartels mexicains à s’implanter en Europe. Cela passe par des laboratoires qui sont capables de ressortir la cocaïne des produits, le plus souvent textiles, qui servent ainsi à son acheminement.

Cet ouvrage ne se présente pas comme une présentation exhaustive et méthodique du narcotrafic au Mexique. Il s’agit surtout de récits de reportages, qui montrent surtout comment travaillent les journalistes lorsqu’ils sont confrontés à un milieu particulièrement dangereux. Il s’agit de recouper les informations, de susciter des témoignages, tout en conservant le secret absolu sur les sources qui ont été sollicitées.

Le tout dernier chapitre raconte, comment, en 2024, le narcotrafic s’est largement implanté en Europe, à partir des ports de la mer du Nord, de Rotterdam et d’Anvers, mais également le Havre. De façon très concrète, le narcotrafic ferait vivre 240 000 personnes en France, directement ou indirectement, dont 21 000 à temps plein. Parmi les questions qui sont posées, et il est possible de ne pas être forcément d’accord avec l’auteur, la question d’une éventuelle militarisation de la lutte antidrogue se pose. Le Mexique, avec les dérives de l’armée mexicaine, pourrait constituer un contre-exemple, mais, si la question des moyens engagés contre les narcos se pose, il semble difficile de ne pas se poser la question.

À lire aussi :

La France au cœur des trafics de drogue : un regard géopolitique

Mexique. Le Cartel de la Nouvelle Génération de Jalisco (CJNG)

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À propos de l’auteur
Bruno Modica

Bruno Modica

Bruno Modica est professeur agrégé d'Histoire. Il est chargé du cours d'histoire des relations internationales Prépa École militaire interarmes (EMIA). Entre 2001 et 2006, il a été chargé du cours de relations internationales à la section préparatoire de l'ENA. Depuis 2019, il est officier d'instruction préparation des concours - 11e BP. Il a été président des Clionautes de 2013 à 2019.

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