Ceuta et Melilla sont deux enclaves source de friction entre l’Espagne et le Maroc, ce dernier maintenant des revendications territoriales sur ces territoires. Mais pour l’Espagne, ce sont aussi deux aires par lesquelles transitent les migrants. Le Sud demeure donc une menace pour Madrid.
Passées sous souveraineté espagnole à l’époque moderne, les villes autonomes de Ceuta et Melilla (1), situées dans le nord du Maroc, n’ont jamais cessées d’être revendiquées par le Royaume chérifien, qui y voit une présence coloniale indue (2). Ces deux enclaves ibériques en terre africaine, respectivement peuplées d’environ 85 000 et 86 000 habitants pour une superficie approximative de 18,5 et 12,3 kilomètres carrés, n’ont pourtant jamais été administrées par le Maroc et cette réclamation est donc sujette à caution (3). Contrairement à Gibraltar, elles ne figurent pas dans la liste des territoires à décoloniser établie par l’Organisation des Nations unies (ONU) (4).
Quoi qu’il en soit, l’irrédentisme de Rabat à leur égard n’a jamais cessé, en dépit de l’existence de relations avec Madrid concernant l’administration de la frontière. Les successives visites de dirigeants espagnols, à commencer par celles du couple royal, n’ont pas été en mesure de résoudre ce différend (5). C’est ce qui explique que Philippe vi ne se soit pas encore rendu à Ceuta et Melilla depuis le début de son règne, en juin 2014 (6).
A lire aussi: Entre grand large et continent, la géopolitique espagnole écartelée
L’entente sur la migration
Des conventions ont néanmoins été signées entre les deux pays, dont un traité de voisinage rédigé en 1991 et ratifié en 1993. Dans le domaine migratoire, Rabat reçoit des aides financières de la part de l’Espagne et de l’Union européenne afin de renforcer les mesures de contrôle des clandestins subsahariens qui tentent le passage par la « barrière » (valla) (7) de Ceuta et Melilla. Les entraves légales ou physiques que le Royaume chérifien impose désormais aux mouvements de population dans la zone se double d’un accord avec Madrid concernant le retour immédiat au Maroc de tous les immigrants arrêtés lorsqu’ils tentent de franchir illégalement la limite avec l’Espagne (c’est ce que l’on appelle les devoluciones en caliente) (8).
La « fermeture » de la frontière
Toutefois, les autorités marocaines n’ayant pas renoncé à leur rêve d’incorporer les deux villes autonomes espagnoles, elles ont entamé le 1er août 2018 un processus visant à asphyxier économiquement Ceuta et Melilla. C’est en effet à cette date qu’a été fermée la douane commerciale de Beni Enzar, espace de gestion commune qui avait pourtant été fixé dans les années 1950, ce qui pose de graves problèmes aux échanges de marchandises, mais également aux flux de population. L’on estime en effet que 15 000 Marocains résident légalement à Melilla (16 % de la population totale de la ville) et que 20 000 ressortissants du Royaume chérifien traversent chaque jour la frontière pour des raisons professionnelles (9).
S’ensuivent des files interminables en raison de contrôles accrus ainsi qu’une forme d’asphyxie économique. L’approvisionnement de poissons en provenance du pays maghrébin, crucial pour le marché central de Ceuta, est ainsi bloqué depuis des mois tandis que le port marchand de Melilla souffre de la situation et a perdu une partie non négligeable de son activité de porte-conteneurs (10).
Par ces décisions, les autorités de Rabat cherchent officiellement à juguler le passage des porteadoras, ces Marocaines qui transportent, dans la semi-clandestinité, des marchandises de part et d’autre de la frontière. Il s’agit pour elles et leur famille d’une activité indispensable à la survie tandis que nombre d’entrepreneurs et de commerçants espagnols ont aussi recours à leurs services (11).
Toutefois, ce plan contre la contrebande, qui n’a jamais été communiqué aux autorités espagnoles avant son application, cache d’autres motivations. En premier lieu, la faiblesse des gouvernements ibériques successifs depuis 2018, constamment remis en cause par des partenaires de coalition remuants, donne à Rabat l’espoir d’imposer un état de fait qui rendrait le maintien de Ceuta et Melilla très difficile pour Madrid.
De fait, l’exécutif de Pedro Sánchez a mis plus d’un mois avant de protester publiquement et n’a guère agi depuis lors. Ajoutons que la proposition de Vox, nouvellement entré sur la scène politique nationale, de construire un mur en dur à la frontière avec le Royaume chérifien a déplu à ce dernier. Par ailleurs, le développement du pôle économique de Nador (situé à 35 minutes en voiture à peine de Melilla) est une priorité du gouvernement marocain, qui cherche donc à réduire l’importance de la ville autonome espagnole dans le contrôle des marchandises qui doivent passer le détroit de Gibraltar.
A lire aussi: Vox : raisons du succès de ce nouveau parti
Peur sur les archipels espagnols
Si les revendications marocaines sur Ceuta et Melilla constituent une position constante de Rabat, celles sur les îles Canaries (situées au large du Royaume chérifien, à un peu plus de 1 000 kilomètres à vol d’oiseau pour la plus proche des îles, celle de Lanzarote) sont plus ténues (12). Il existe en revanche un véritable expansionnisme latent de la part du Maroc, qui se traduit dans les archipels et « places de souveraineté » espagnols à intervalle régulier, comme l’ont montré l’incident de l’îlot Persil en juillet 2002 (13) et celui du rocher de Vélez-de-la-Gomera en août 2012.
Dans ce cadre, la faiblesse de l’exécutif espagnol, mais aussi le séparatisme catalan (à peine combattu par une communication internationale déficiente de la part de Madrid) poussent certaines capitales étrangères à relancer leurs réclamations, anciennes ou nouvelles (14).
Or, à la fin de l’année 2019, le Parlement marocain a enclenché un processus d’extension de ses frontières au-delà des 12 milles marins d’eaux territoriales et des 200 milles marins de zone économique exclusive (ZEE). Les autorités du Royaume chérifien ont notamment jeté leur dévolu sur le littoral du Sahara occidental et réclamé en tout et pour tout 350 milles marins (environ 650 kilomètres) auxquels leur donne droit la convention de Montego Bay (15). Problème : la décision a été prise de manière unilatérale, sans consulter Madrid, alors que l’Espagne peut aussi revendiquer 350 milles nautiques au large des Canaries. Au cas où deux extensions territoriales se chevaucheraient de la sorte, il est prévu que les nations concernées négocient les nouvelles limites, mais il n’en a rien été dans le cas qui nous occupe.
Le gouvernement régional canarien, présidé par Ángel Víctor Torres (Parti socialiste ouvrier espagnol), a demandé une réaction ferme de la part de l’exécutif de Pedro Sánchez. Pourtant, la réaction de la ministre des Affaires étrangères, de l’Union européenne et de la Coopération, Arancha González Laya, a été plutôt molle (16).
L’enjeu est loin d’être anodin puisque cette décision marocaine répond à la découverte de gisements de tellure (l’une des « terres rares ») au niveau du mont Tropic, élévation sous-marine de 3 200 mètres de hauteur. Ces réserves sont pour le moment inexploitables d’un point de vue technologique, mais pourraient l’être à terme (17).
Dans le même temps, l’Algérie, en plein réarmement, porte des réclamations similaires en mer Méditerranée, à tel point que le Parc naturel de Cabrera, situé juste au sud des îles Baléares, fait désormais partie d’une zone économique revendiquée par Alger.
Le retour de la Realpolitik ?
De fait, toutes ces menaces qui planent sur la frontière méridionale espagnole rappellent à notre voisin ibérique que la fin de l’histoire n’est sans doute pas encore arrivée.
L’irénisme qui caractérise traditionnellement les autorités espagnoles apparaît en décalage total avec l’attitude beaucoup plus volontariste, voire agressive des pays avoisinants. Peut-être serait-il temps que Madrid considère sérieusement la défense de son pré carré et adopte un comportement plus actif concernant, par exemple, Gibraltar – territoire dont le statut est remis en cause à l’heure du Brexit (18).