Comment le Kremlin exploite les failles idéologiques et politiques de l’Occident

28 mai 2025

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Comment le Kremlin exploite les failles idéologiques et politiques de l’Occident

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L’« opération spéciale » déclenchée par Vladimir Poutine le 24 février 2022 a des répercussions qui dépassent très largement le territoire ukrainien abritant les combats ou les villes subissant les bombardements. Dans une volonté d’affaiblir les principaux soutiens de Kiev, le Kremlin a en effet entrepris une guerre hybride visant à saper leur capacité et leur volonté, politique et sociale, de porter assistance aux forces de Volodymyr Zelensky.

La liste des méthodes utilisées par les services russes en la matière est connue : ingérences, désinformation, révisionnisme historique et géographique… Chacun de ces moyens repose sur un principe de discrétion qui en rend les effets difficilement décelables. Cependant, force est de constater que ces techniques de déstabilisation indirectes ont des résultats concrets qui, même s’ils s’avèrent parfois marginaux, ont une valeur symbolique à ne pas négliger.

En exploitant les errements culturels de l’Occident et les divisions politiques nationales qui en sont souvent le corollaire, le Kremlin entend jouer de ces faiblesses pour amoindrir la capacité des Occidentaux à soutenir la cause ukrainienne.

La Russie : nouvel eldorado des ultra-conservateurs ?

Dans un article en date du 2 novembre 2024, l’hebdomadaire britannique The Spectator partait à la rencontre des Occidentaux ayant décidé de s’installer en Russie[1]. Le reportage s’intéresse à ces ressortissants, majoritairement américains, allemands, français et italiens, et met en lumière leurs motivations. Bien que certains facteurs économiques, comme l’achat d’un logement à des conditions avantageuses ou la demande russe de profils professionnels qualifiés puissent expliquer ces mouvements, les critères idéologiques apparaissent comme le principal moteur. La totalité des personnes concernées semble sensible aux arguments d’un pays qui se pose en dernier bastion du conservatisme.

Contrairement à ses homologues occidentales, la société russe est imperméable au courant LGBT et refuse que ne germent en son sein des mouvances, telles que le wokisme ou la cancel culture. Ces prises de position idéologiques et sociétales sont le reflet du discours du président russe, qui ne cesse de présenter son pays comme garant des traditions familiales et religieuses. Un certain nombre de ressortissants étrangers qui voient dans le wokisme une menace pesant sur l’essence même des sociétés dont ils sont issus sont sensibles à la doctrine du maître du Kremlin. S’ils sont relativement peu nombreux à avoir rejoint la Russie, le reportage en dénombrait 3 500 de 2021 à novembre 2024, leurs motivations ont un poids symbolique qu’il convient de ne pas négliger.

De nombreuses démocraties occidentales sont le théâtre d’un recul de l’héritage chrétien dans la vie publique comme dans la vie privée. Cette situation est illustrée par la laïcité française qui, lorsqu’elle est conçue de manière extensive, laisse craindre à une partie de la communauté chrétienne la disparition des racines religieuses de leur pays. Le contraste est saisissant avec la Russie, dont le leader s’érige fréquemment en défenseur de la chrétienté. On observe par ailleurs, outre-Atlantique, un phénomène de conversion de catholiques et de protestants à l’orthodoxie.

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Un autre élément est révélateur de cette attraction idéologique, il s’agit de la présence de citoyens de pays occidentaux combattant aux côtés des soldats russes. À la fin du mois d’avril dernier, Vladimir Poutine déclarait ainsi que « certains citoyens français combattent sur le front aux côtés de la Russie » mettant en avant un partage des valeurs de la Russie[2].

Adepte du révisionnisme historique et soucieux de raviver l’impérialisme russe, Vladimir Poutine présente ces soldats français comme un écho de la coopération franco-russe destinée à combattre le fascisme lors de la Seconde Guerre mondiale. À ceci près que Poutine considère aujourd’hui que le fascisme est incarné par l’Ukraine.

Un reportage réalisé par Le Figaro explore en détail les motivations des combattants français pour arriver à la conclusion que celles-ci sont d’ordre idéologique. Ces soldats, qui ont baptisé leur unité « Normandie-Niemen » en référence aux aviateurs français ayant combattu avec la Russie pendant la Seconde Guerre mondiale, affichent des convictions similaires à celles des Occidentaux partant s’y installer. Un des soldats interrogés expliquait ainsi : « La guerre en cours se joue entre deux blocs et deux idéologies, le mondialisme d’un côté et la Russie, qui défend les valeurs traditionnelles, de l’autre »[3]. La portée de cet engagement doit être mesurée à l’aune de la cause défendue qui n’est ni territoriale, ni nationale, mais purement idéologique.

L’argument du conservatisme est ainsi utilisé par le Kremlin comme une arme de séduction destinée à s’attirer la sympathie des Occidentaux, qui se voient comme les grands oubliés du libéralisme. En jouant sur un sentiment patriotique que les démocraties occidentales ont parfois du mal à insuffler et en s’adressant à la frange la plus conservatrice de leurs opinions publiques, le pouvoir russe entend accentuer les divisions sociales de ces dernières dans une volonté d’affaiblir le soutien populaire quant à l’assistance apportée à l’Ukraine. Une stratégie qui trouve son prolongement dans les ingérences politiques russes.

Des divisions politiques qui font le jeu du Kremlin

Tout comme le Kremlin ambitionne de profiter des clivages sociaux qui sévissent à l’Ouest, il tente également de tirer profit de la polarisation qui en résulte sur la scène politique. Ces différentes manœuvres ont pour objectif d’entraver la capacité de ces pays à soutenir l’Ukraine. Elles peuvent être d’ordre ponctuel ou avoir pour dessein un effet à plus long terme visant à paralyser certaines institutions.

Les soupçons d’ingérence russe dans les processus électoraux ne sont pas nouveaux, mais ils semblent se démultiplier et avoir des conséquences plus concrètes que par le passé. À l’occasion des élections présidentielles américaines de 2024, Washington avait ainsi accusé certains médias d’État russes de chercher à en influencer le résultat. La chaîne de télévision publique RT était notamment accusée d’avoir versé 10 millions de dollars à une entreprise américaine dans le but de « créer et distribuer du contenu au public américain contenant des messages cachés du gouvernement russe ». La réaction de la chaîne illustre parfaitement le ton généralement employé par Moscou face à ces griefs : « Trois choses sont sûres dans la vie : la mort, les impôts et l’ingérence de RT dans les élections américaines »[4]. Loin d’être anodine, cette déclaration teintée d’ironie vise à faire peser sur les élections occidentales un sentiment de méfiance afin d’instaurer le doute quant à leur tenue et leurs résultats. Bien loin de démentir systématiquement et avec force toute accusation d’ingérence ou d’influence, le Kremlin semble désireux de laisser ces dernières prospérer, gênant d’autant le bon déroulement de la vie politique des pays concernés.

De nombreuses illustrations ont jalonné la vie récente des démocraties européennes, avec parfois des conséquences substantielles. Ce fut notamment le cas de l’élection présidentielle roumaine initialement tenue en novembre 2024. À l’issue du premier tour, Calin Georgescu, candidat se voyant reprocher des positions pro-russes, était arrivé en tête avant de voir sa candidature écartée par la Cour constitutionnelle roumaine, qui invoquait de multiples irrégularités en raison de soupçons d’ingérence russe dans une campagne menée quasi exclusivement via les réseaux sociaux. Que les soupçons soient fondés ou non, une telle décision est de nature à conforter la partie de l’opinion publique qui doute de la neutralité des institutions. Méfiance accentuée par des déclarations comme celles d’Elon Musk ou encore du vice-président américain, J.D. Vance, qui reproche notamment aux dirigeants européens d’annuler les élections dont les résultats leur déplaisent.

Tout cela conduit à un ralentissement du système démocratique visé ainsi qu’à l’émergence de doutes quant à sa légitimité. Ces entraves ponctuelles sont prolongées par une méthode subtile visant à accentuer la polarisation du paysage politique, rendant ainsi la coopération transpartisane quasiment impossible.

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Il est ainsi devenu courant pour les partis politiques de se reprocher mutuellement une prétendue sympathie pour le régime russe dans le but d’ostraciser son adversaire. L’argument a pris une dimension corrosive rendant celui qui en est soupçonné quasiment infréquentable sur la scène politique. Un parti accusé de sentiments pro-russes sera systématiquement exclu de tout projet de coalition. Les électeurs du parti en question seront également stigmatisés et leur vote sera réduit à une supposée affinité russe. Dans ces conditions, les différents clivages qui affectent la vie politique sont renforcés, compliquant encore davantage le fonctionnement des institutions parlementaires.

Une société qui doit composer avec un système à la légitimité contestée et des clivages politiques et sociaux rendant tout compromis difficile à atteindre perd en réactivité et en liberté d’action. À ce titre, la prise de décisions sensibles, comme les initiatives de soutien à l’Ukraine ainsi que leur popularité et leur pérennité sont impactées.

[1] https://www.spectator.co.uk/article/meet-the-western-conservatives-moving-to-russia/

[2] https://www.lejdd.fr/International/il-y-a-toujours-eu-en-france-des-gens-qui-partagent-les-valeurs-de-la-russie-poutine-salue-lengagement-de-volontaires-aux-cotes-de-ses-troupes-en-ukraine-157619

[3] https://www.lefigaro.fr/international/nous-sommes-dans-la-meme-equipe-ces-francais-dont-vladimir-poutine-salue-l-engagement-aux-cotes-de-la-russie-20250502

[4] https://www.bbc.com/afrique/articles/ckg13x0v6m4o

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Edouard Chaplault-Maestracci

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