<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Juger la guerre ?

5 octobre 2019

Temps de lecture : 6 minutes
Photo : Siège de l'Organisation des Nations Unies à Vienne. (©) Pixabay
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Juger la guerre ?

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La création, pendant les années 1990, de nouveaux tribunaux pénaux internationaux ad hoc et, en 2002, de la Cour pénale internationale qui se veut permanente et qui revendique la juridiction universelle, est souvent perçue comme la continuation et même l’accomplissement des précédents créés à Nuremberg et à Tokyo en 1945-1948. En réalité, ces nouveaux tribunaux sont aux antipodes de la jurisprudence de Nuremberg. Ils incarnent et véhiculent le contraire des principes fondateurs du système international d’après-guerre, et ils en inversent la logique.

Aujourd’hui on se souvient du procès de Nuremberg pour sa condamnation des crimes contre l’humanité. En réalité, les crimes contre l’humanité n’étaient ni l’élément central du procès ni le principal élément novateur du Tribunal militaire international. Bien au contraire, la pièce maîtresse de la jurisprudence de Nuremberg (comme de Tokyo) fut le concept de crime contre la paix. Les rédacteurs de la Charte de Londres qui créa le tribunal de Nuremberg mirent celui-ci comme premier chef d’accusation, avec les crimes contre l’humanité seulement en troisième et dernière position (après le complot de commettre le crime contre la paix). De plus, lorsque les juges furent amenés à statuer sur la portée juridictionnelle de leur charte, ils limitèrent celle des crimes contre l’humanité aux seuls crimes commis pendant la guerre et donc faisant partie intégrante du crime contre la paix.

Un crime contre la paix

La centralité du concept de crime contre la paix fut aussi soulignée par le procureur américain Robert Jackson lorsqu’il ouvrit son plaidoyer en évoquant « le privilège d’ouvrir le premier procès de l’histoire pour les crimes contre la paix mondiale ». Les juges reprirent son plaidoyer presque mot pour mot lorsqu’ils rendirent leur jugement en septembre 1946 : « Déclencher une guerre d’agression n’est donc pas seulement un crime d’ordre international ; c’est le crime international suprême, ne différant des autres crimes de guerre que du fait qu’il les contient tous. »

Jackson souligna aussi que le procès de Nuremberg et la création de l’ONU constituèrent un tout : « Ce procès fait partie d’un grand effort pour assurer la paix à l’avenir. Le premier pas fait dans ce sens est l’Organisation des Nations unies qui pourra agir politiquement pour empêcher la guerre et militairement pour s’assurer que celui qui déclenche une guerre la perdra. Cette charte et ce procès constituent un autre pas dans le même sens, agissant juridiquement afin de s’assurer que ceux qui déclenchent une guerre en subissent personnellement les conséquences. » En effet, l’un des premiers actes de la nouvelle assemblée générale de l’ONU, en 1950, fut d’adopter « Les principes de droit international consacrés par le statut du tribunal de Nuremberg et dans le jugement de ce tribunal », document formulé par la Commission du droit international qui reprend aussi les crimes contre la paix comme première règle du nouveau droit international.

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Voilà l’élément révolutionnaire de la jurisprudence de Nuremberg. Les juges devaient d’ailleurs le justifier par peur d’être accusé d’avoir inventé un nouveau principe de droit, ce qui aurait rendu illégal un jugement rétroactif. Ils affirmèrent que le principe de l’illégalité de la guerre d’agression était déjà bien établi dans le droit international, mais cette affirmation ne tient pas vraiment debout. S’il est vrai que de nombreux documents internationaux avaient condamné la guerre d’agression, le principe de la responsabilité pénale des dirigeants n’avait pas été clairement légiféré. En revanche, les juges n’avaient aucune difficulté à justifier l’accusation pour crimes contre l’humanité, car les acti rei étaient illégaux dans toutes les juridictions au monde ; le droit de la guerre (les crimes de guerre classiques) était tout aussi bien établi.

Jugement mondial, respect des souverainetés nationales

Quoique irriguée par une philosophie mondialiste selon laquelle la paix passe par l’internationalisme, la nouvelle jurisprudence de Nuremberg et la charte des Nations unies furent paradoxalement fondées sur un strict respect du principe de souveraineté nationale. Les accusations contre les Allemands furent portées non pas au nom d’une mythique communauté nationale, mais, bien au contraire, au nom de chacune des quatre puissances occupantes de l’Allemagne qui exerçaient provisoirement, et à la suite de la capitulation sans conditions du Reich, la souveraineté allemande. En 1947, dans l’un des procès des juges que les Américains organisèrent, toujours à Nuremberg, mais après le procès principal, les juges arrêtèrent que :

« À l’intérieur des frontières territoriales d’un État disposant d’un gouvernement fonctionnel et reconnu, exerçant le pouvoir souverain sur le territoire en question, un violateur du droit international ne peut être jugé que sous l’autorité des fonctionnaires de cet État. C’est seulement au vu des conditions extraordinaires et temporaires en Allemagne que la procédure ici peut être harmonisée avec les principes acceptés de la souveraineté nationale. En Allemagne, un organe international (le Conseil de contrôle) a assumé et exerce le pouvoir d’établir un système judiciaire pour juger ceux qui ont violé le droit international. Mais aucune autorité nationale ne pourrait assumer ou exercer un tel pouvoir sans le consentement d’un État national en exercice de ses pouvoirs souverains. »

Autrement dit, la juridiction de Nuremberg n’était pas supranationale ou internationale, mais nationale. De même, le concept de crime contre la paix protégeait la souveraineté nationale en interdisant formellement, sous peine de droit pénal, à tout dirigeant de violer la souveraineté d’un autre État par une attaque militaire. Ce principe est clairement énoncé par la charte de l’ONU, qui souligne que « l’Organisation est fondée sur le principe de l’égalité souveraine de tous ses membres » et qu’« aucune disposition de la présente charte n’autorise les Nations unies à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État » (article 2).

Au fil des décennies, le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des États, qui est le développement logique du principe de souveraineté, fut longuement réaffirmé dans diverses résolutions de l’assemblée générale de l’ONU, ainsi que dans des arrêts de la Cour internationale de justice. Dans la première affaire à être plaidée devant la CJI, celle-ci condamna fermement « le prétendu droit d’intervention » comme « la manifestation d’une politique de force qui, dans le passé, a donné lieu aux abus les plus graves et qui ne saurait […] trouver aucune place dans le droit international ». Dans de nombreuses résolutions de l’assemblée générale, par exemple celle sur « l’inadmissibilité de l’intervention dans les affaires intérieures des États » de décembre 1981, ce principe a été explicitement entériné. Il serait fastidieux d’en multiplier les exemples, tellement ce principe a été réaffirmé dans le contexte des décennies de la décolonisation quand la majorité des pays membres de l’ONU fut plus que soucieuse de défendre sa souveraineté fraîchement acquise.

Le TPIY élabore de nouveaux principes

Tous ces principes furent détruits avec la création du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie en mai 1993, ainsi que par celle des autres tribunaux calqués sur celui-ci. La charte du TPIY ne contient aucune référence au crime contre la paix et son procureur refusa d’ouvrir une enquête dans la guerre d’agression menée par l’OTAN contre la Yougoslavie en 1999, sous le prétexte que le crime contre la paix ne relevait pas des compétences de ce tribunal. Il est à rappeler que cette guerre fut lancée sans aucune caution du Conseil de sécurité de l’ONU. Bien au contraire, l’inculpation par le TPI du président yougoslave, Slobodan Milosevic, en mai 1999, pendant les bombardements de son pays par l’OTAN, sembla donner une légitimité légale à ceux-ci ainsi qu’au nouveau « droit d’ingérence » revendiqué par l’Alliance atlantique dans son nouveau « concept stratégique » d’avril 1999.

Pire, la création du TPIY par le Conseil de sécurité déforma radicalement la logique du fonctionnement de cet organe central de l’ONU. Non seulement la création d’un tribunal pénal par un acte exécutif, et non pas par une loi, constitue-t-elle une violation grave des principes fondamentaux de l’État de droit (l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques stipule que tout tribunal doit être établi par la loi), mais aussi l’emploi des pouvoirs du Conseil selon le chapitre VII de la charte pour créer le TPIY en inversa le sens. Désormais, la paix ne consiste plus dans la non-agression, ou dans l’action militaire pour repousser une agression, mais au contraire dans l’ingérence dans les affaires intérieures d’un État pour y garantir la protection des droits de l’homme.

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Le Conseil récidiva en 2011 quand, à deux reprises, il sanctionna des interventions militaires, en Côte d’Ivoire et en Libye, au nom des droits de l’homme. Ces décisions sont fondées sur un renversement radical du sens des concepts de « paix et stabilité internationales » au nom desquels le Conseil doit agir. Les auteurs de la charte entendaient par cette phrase une guerre d’agression (ou « crime contre la paix » pour l’exprimer en termes de droit pénal). Depuis plus de vingt ans, le Conseil de sécurité a abandonné cette interprétation stricte pour se servir du concept de « paix et stabilité internationales » pour justifier des décisions prises sur à peu près n’importe quel sujet au nom des pouvoirs du chapitre VII de la charte.

Une élection contestée en Côte d’Ivoire, même lorsque le conflit tourne à la violence, ne peut en aucun cas être considérée comme une menace à la paix et la sécurité internationales. L’exemple sans doute le plus flagrant de cette déformation du sens de l’expression « la paix et la sécurité internationales » fut la résolution 2177 de 2014 qui proclama le virus Ebola une menace à la paix et la sécurité internationales. En effet, depuis la fin de la guerre froide, le Conseil de sécurité vote chaque année autant de résolutions sous le chapitre VII de la charte qu’il n’y en avait pendant toute la période 1945-1990.

Il est évident qu’une telle inflation de l’emploi des pouvoirs exceptionnels du Conseil de sécurité dévalue fatalement l’action de cet organe, qui désormais est un instrument de l’ingérence internationale des affaires intérieures des États, alors qu’il devait être, au contraire, son plus ferme opposant.

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À propos de l’auteur
John Laughland

John Laughland

John Laughland est docteur en philosophie (Oxford). Auteur notamment de Travesty: the Trial of Slobodan Milosevic and the Corruption of international justice (Pluto Press, 2007) et A History of Political Trials from Charles I to Charles Taylor (2e édition, Peter Lang, 2016).
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