<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Cuba : la génération « Patria y Vida »

9 janvier 2023

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Cuba : la génération « Patria y Vida »

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Les lumières, récemment – et leur esprit depuis longtemps –, se sont éteintes à Cuba, laissant dans le noir de la nuit s’exprimer la colère d’un peuple envers son gouvernement. À La Havane, mais aussi dans d’autres villes du pays, des citoyens exaspérés par les longues coupures d’électricité après le passage sur l’île de l’ouragan Ilan début octobre 2022 sont descendus le soir par milliers dans les rues, tapant sur des casseroles et criant des slogans contre le régime. Ils ont dénoncé son inaction et réclamé qu’il rétablisse l’électricité, le retour de l’eau potable et le ravitaillement.

Ces Cubains ont reçu la réponse habituelle à leur mécontentement : non pas une aide rapide et efficace pour désamorcer leurs plaintes, mais la bonne vieille répression brutale de toujours, menée par la police, des militants communistes et des soldats armés de bâtons. Ces protestations d’octobre sont remarquables pour trois raisons. La première est leur ampleur dans l’ensemble du pays ; la deuxième, la triste démonstration que les Cubains sont si désespérés qu’ils n’ont plus peur ni de la répression ni de la prison ; la troisième porte sur l’absence d’un encadrement politique de ces manifestations. Leur caractère spontané caractérise une révolte populaire, une « jacquerie » de miséreux qui constituent désormais l’immense majorité des quelques 11 millions de Cubains. Ces désordres signalent que la société cubaine a changé, s’affranchit de la tutelle des autorités, veut plus de liberté et moins d’idéologie. Il s’agit d’un message inquiétant adressé au président Miguel Diaz-Canel, triste apparatchik communiste sans idée nouvelle pour l’avenir de l’île. Lequel s’annonce sombre puisque l’économie s’est effondrée avec la pandémie qui a découragé le tourisme, source importante de revenus pour Cuba.

Entreprise de diversion pour encourager les Cubains à penser à autre chose qu’à leur misère et leurs frustrations, ou mascarade à destination de l’étranger d’un progrès social qui ne coûte rien à l’État ? On ne sait, mais un référendum a été organisé le 25 septembre 2022 sur un nouveau « code des familles » proposant notamment le « mariage pour tous », l’adoption homoparentale et la gestation pour autrui « solidaire », c’est-à-dire non rémunéré. Il a été approuvé à 66 % des voix, avec une participation de 74 % des électeurs, selon le Conseil électoral national dont on ne peut être certain que les chiffres soient fiables et qui a jugé, ce qui n’était pas son rôle, ces nouvelles mesures « irréversibles ».

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Instrumentalisation sociale

Lesquelles ont tout de même suscité un malaise – notamment chez les évangélistes, nombreux dans l’île, et les catholiques fervents –, et de mauvais souvenirs chez les homosexuels. Certains de ces derniers ont exprimé leur réticence à l’égard d’un vote qui leur offre pourtant un droit nouveau, car ils n’ont pas oublié que le régime de Fidel Castro, dans les années 1960 et 1970, avait ostracisé et enfermé les homosexuels et autres « déviants sociaux » dans des camps de concentration, les UMAP (Unités militaires d’aide à la production) censées rééduquer ces personnes non conformes aux critères puritains du castrisme. Ces UMAP étaient en réalité des camps de travail « dont les détenus restaient soumis à une discipline militaire qui dégénèrera rapidement en mauvais traitements, dénutrition et isolement », selon l’écrivain Nicolas Fontaine[1]. Le travail forcé faisait de ces prisonniers des esclaves. Papito Struch, responsable des prisons de la province de l’Oriente, déclarait en 1974 que « les détenus sont la principale force de travail de l’île[2] ». Enfin, certains Cubains ont jugé positives ces réformes, mais ont hésité à voter, ne voulant pas, en mettant leur bulletin dans l’urne, légitimer un pouvoir qu’ils détestent.

Le règne de Fidel Castro avait figé le temps et la société cubaine dans une éternité statique, sans progrès ni espérance. Puis est arrivée, à partir de 2018, avec pétulance et gaité, une nouvelle génération née avec le nouveau siècle, insoucieuse du pouvoir et impatiente de vivre sa vie sans entraves. Il s’agit de la génération « Patria y Vida[3] », titre d’une chanson qui rend aussitôt obsolète la morbide devise du pays, « La patrie ou la mort ».

Cette chanson explique en quelques phrases les sentiments de la jeunesse cubaine :

« Nous sommes des artistes, nous sommes la sensibilité / La véritable histoire, pas celle qu’on nous raconte / Nous sommes la dignité d’un peuple entier piétiné / À la pointe du pistolet et de mots qui ne riment à rien / Plus de mensonges / Mon peuple demande la liberté, pas la doctrine / Maintenant nous ne crions plus la patrie ou la mort, mais la patrie et la vie[4]. »

Patria y Vida connaît un succès considérable. Cette chanson participe à l’influence qu’exerce la jeunesse sur ce que devient la société cubaine d’aujourd’hui, sans révérence envers la révolution et exaspérée par l’incurie de son gouvernement. Elle s’émancipe grâce à sa jeunesse, mais aussi grâce à internet, introduit enfin dans le pays en décembre 2018. Armée de son téléphone portable, la société civile se fait une idée plus précise du monde et des mensonges de son gouvernement. Elle n’est pas dissidente comme le furent les plus courageux de ses aînés. Elle n’aime pas la politique, mais sait défendre ses droits quand ils sont menacés.

C’est ce qui est arrivé en 2018, quand les autorités cubaines ont eu la désolante idée de publier un décret, numéroté 349, instaurant une autorisation préalable du ministère de la Culture avant de produire et d’exposer une œuvre dans un espace public ou privé. Il interdisait également de vendre des livres « préjudiciables à l’éthique et aux valeurs culturelles de Cuba ». Cette censure baroque a suscité un vif émoi chez les artistes, journalistes indépendants, écrivains et certains universitaires qui se sont réunis dans le quartier San Isidro de La Havane et ont donné le nom de ce quartier à leur mouvement. Celui-ci a suscité un élan de solidarité et d’empathie chez les Cubains, les jeunes, mais aussi leurs aînés, qui aimeraient vite vivre autrement.

Ce Mouvement San Isidro a répondu joyeusement aux règlements mortifères du régime par des spectacles et des expositions de rues, une performance du plasticien et performeur Otero Alcántara qui fit un strip-tease tout en dénonçant la surveillance des sites internet par les autorités. Il y eut aussi des concerts dans des espaces privés annoncés comme « sans l’autorisation de la 349 », des débats publics, des récitations poétiques et un festival de cinéma dénommé « Celuloide Quemao » qui suggère, en argot cubain, non pas la brûlure, mais quelque chose de sympathique.

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Honte nationale

De nombreuses arrestations sont opérées, notamment celle du rappeur Denis Solís, condamné à huit mois de prison pour « outrage », le 26 novembre. Le mouvement déclare ce jour celui de « La Honte nationale ». Otero Alcántara, mentionné plus haut, s’était fait connaître en construisant avec des matériaux divers une statue de la liberté qu’il posa sur le Malecón, ce grand boulevard du bord de mer servant de promenade, le soir, aux habitants de La Havane. Il est un habitué des interpellations policières. Selon El País, il fut arrêté une quinzaine de fois en 2018, 20 fois en 2019[5], et sera mis en prison à la suite des manifestations du 11 juillet 2021. Même chose pour Yunoir Garcia, un dramaturge reconnu internationalement qui cherche à créer un mouvement ouvert à tous les Cubains pour une concorde civique qu’il n’arrive pas à cimenter. Lui aussi fut arrêté en 2021, il s’exile ensuite avec sa femme à Madrid.

La jeunesse cubaine ne veut pas faire de politique, elle a juste envie de faire ce qui lui chante. Et cela déconcerte le pouvoir. Lequel est craintif, comme toutes les dictatures, et cultive la peur et la paranoïa. Malgré son habituel usage de la force, il sait être politiquement faible. D’où sa férocité. Pour lui, le désir de liberté mérite la prison.

Tout cela n’impressionne guère, semble-t-il, non seulement les jeunes, mais aussi les plus vieux. Les premiers résistent par l’audace, la gaité, l’énergie juvénile ; les seconds, qui connaissent l’amertume du passé, restent impatients d’un avenir meilleur.

Les nuits sans lumière

Le 11 juillet 2021, la colère des Cubains éclate, colère elle aussi populaire et spontanée, comme le sera un an plus tard celle des nuits sans lumières d’octobre 2022. Elle est également massive. Et sincère. Et peut-être naïve. Les Cubains ont affaire à un pouvoir obtus, retranché dans l’idéal d’un passé pourtant calamiteux. Espérer le convaincre reste une illusion. Cette colère populaire s’exprime sans préavis et tôt le matin à San Antonio de los Baños, une banlieue de La Havane, puis d’autres manifestations s’organisent dans la capitale et plusieurs grandes villes, coordonnées à travers les réseaux sociaux. Le nombre de participants n’est pas connu, ou plutôt, n’a pas été révélé par les autorités, mais des organisations non gouvernementales évoquent plusieurs centaines de personnes. Il s’agirait du plus grand rassemblement depuis le Maleconazo, une émeute spontanée sur le Malecón le 5 mai 1994, durant la crise des « balseros » qui tentaient de fuir l’île et la famine sur des radeaux attachés à des chambres à air. C’était aussi la sinistre « Période spéciale en temps de paix », euphémisme d’un désastre, quand Cuba ne recevait plus l’aide de l’URSS autodissoute en1991. Ce jour-là, le cri de « À bas Fidel » fut entendu pour la première fois dans une rue de La Havane.

En ce mois de juillet 2021, trente ans après ce Maleconazo, les slogans ont changé. Castro est oublié. Les manifestants ne cherchent plus à quitter le pays, mais à le transformer. Et vite. Ils réclament des vaccins, ils disent qu’ils ont faim et demandent, surtout, la liberté. On entend les slogans « À bas la dictature » et « À bas le communisme ».

Les forces armées interviennent, un couvre-feu est ordonné. La nuit, on entend des tirs. Pendant plusieurs jours, des arrestations massives sont opérées, visant notamment les membres du Mouvement San Isidro, mais aussi la présidente des Dames en blanc, Berta Soler et, à Santiago de Cuba, à l’est de l’île, l’un des plus respectés des dissidents cubains, José Daniel Ferrer. On reste, aujourd’hui encore, sans nouvelles de lui.

Une nouvelle fois, le gouvernement s’avère incapable de répondre à la société civile, sinon par la répression. Selon le média de la journaliste indépendante Yoani Sanchez, 14ymedio, on compte le soir du 11 juillet plusieurs morts et blessés, et 130 Cubains emprisonnés ou signalés disparus[6]. Le 13 juillet, le ministère de l’Intérieur cubain n’annonce que la mort d’un seul homme, sans le nommer, qui participait aux « troubles ». Le 25 janvier 2022, le gouvernement cubain indique que 790 personnes, dont 55 âgées de moins de 18 ans, ont été inculpées pour les manifestations de juillet. Le 16 mars, enfin, la Cour suprême annonce la condamnation de 128 accusés à des peines allant de six à trente ans de prison.

Depuis l’époque de Fidel Castro, l’humour des Cubains résume leurs soucis en une phrase : « No es facil. » En l’occurrence, il n’est pas facile d’imaginer que l’impatience populaire puisse émouvoir ses dirigeants. Même si la colère n’est pas bonne conseillère, elle est rarement muette, or toute plainte, toute critique, est jugée par le pouvoir un danger qu’un tribunal aux ordres qualifie d’outrage et condamne à de nombreuses années de prison. Le vieux bastion communiste est imprenable et la nouvelle génération n’a qu’une seule arme : une jolie chanson.

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[1] Pascal Fontaine, auteur du chapitre sur Cuba dans Le Livre noir du communisme, sous la direction de Stéphane Courtois, Robert Laffont, 1997.

[2] Nelson Maica, Cuba, https://www.eastwebside.com/nelson-maica-cuba-4.html

[3] « Patria y Vida » (La patrie et la vie), paru le 16 février 2021, est un clip de six artistes afro-cubains : Yotuel Romero, Descemer Bueno, le duo du groupe Gente de Zona et les rappeurs Maykel Osorbo et El Funky.

[4] Ceci est ma traduction prosaïque. Pour les hispanophones, voici la V.O. :

« Somos artistas, somos sensibilidad

La historia verdadera, no la mal contada

Somos la dignidad de un pueblo entero pisoteada

A punta de pistola y de palabras que aún son nada

No más mentiras

Mi pueblo pide libertad, no más doctrinas

Ya no gritemos patria o muerte sino patria y vida. »

[5] El País, 5 mars 2020.

[6] Muertos, heridos y desaparecidos, el saldo de la represión tras las protestas en Cuba, 14ymedio, La Habana/Madrid, Julio 13, 2021.

À propos de l’auteur
Michel Faure

Michel Faure

Michel Faure. Journaliste, ancien grand reporter à L’Express, où il a couvert l’Amérique latine. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à cette zone, notamment Une Histoire du Brésil (Perrin, 2016) et Augusto Pinochet (Perrin, 2020).
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