<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Cuba 1898, la guerre de la presse

8 décembre 2020

Temps de lecture : 10 minutes
Photo : Rue typique de La Havane © Pixabay
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Cuba 1898, la guerre de la presse

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Nous nous inquiétons aujourd’hui des possibilités qu’ouvrent les nouveaux outils numériques en matière d’influence sur l’opinion voire de manipulation des esprits. Le problème n’est pas nouveau. Il s’est posé à chaque évolution majeure des moyens de communication. À la fin du xixe siècle, la guerre d’indépendance de Cuba a ainsi permis à une nouvelle génération de journaux de manipuler délibérément l’opinion publique américaine en faveur de l’entrée en guerre des États-Unis contre l’Espagne.

Apparue au xviie siècle, prenant son essor au xviiie, la presse – qu’elle se veuille d’information visant à l’objectivité ou d’opinion liée à un courant politique – exerce au xixe siècle un rôle majeur sur la formation de l’opinion publique. Elle s’adresse toutefois avant tout à l’élite cultivée. Or à la fin du siècle, l’alphabétisation généralisée lui donne la possibilité d’exercer dans les pays occidentaux un impact direct sur toute la société. Deux grands patrons de presse américains, Joseph Pulitzer et William Randolph Hearst, vont alors révolutionner en ce sens la presse quotidienne.

La guerre d’indépendance qui soulève Cuba en 1895 et culmine avec la guerre hispano-américaine de 1898 leur fournit l’occasion d’exercer spectaculairement leur nouveau pouvoir, tout en s’affrontant dans une concurrence sans merci, avec la volonté non tant d’informer que d’influencer – et de manipuler – l’opinion publique américaine.

L’émigré

Joseph Pulitzer, né en Hongrie en 1847, rêve d’une carrière militaire malgré un physique chétif et une très mauvaise vue. N’ayant pu se faire enrôler en Europe, il émigre en 1864 aux États-Unis en pleine guerre civile pour s’y engager dans les rangs de l’Union. Il se tourne ensuite vers le journalisme et y réussit brillamment, finissant par acquérir en 1883 au sein d’une presse new-yorkaise florissante un titre modeste, le New York World, dont son génie va faire un des premiers journaux de la ville.

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Les quotidiens se présentent alors comme d’austères alignements de colonnes, au graphisme uniforme, pas ou peu illustrées. Pulitzer révolutionne tout cela. Les progrès de l’alphabétisation font que la plupart des Américains peuvent désormais lire la presse. Mais pour les y inciter, il faut la rendre attractive. Pulitzer invente alors les grosses manchettes barrant la une. Il priorise les informations, multiplie les illustrations, insiste pour que ses reporters emploient un langage à la portée de tous. S’adressant aux émotions du lecteur plus qu’à sa raison, il parle de crimes, de tragédies, de sexe. Il célèbre les actions de gens modestes et colporte les cancans courant sur les classes supérieures. Aux critiques, il répond : « Que ceux que cela choque s’en prennent aux gens qui sont devant le miroir et pas au miroir, qui ne fait que refléter leurs caractéristiques et leurs actions. »

Le World s’illustre aussi dans la bande dessinée, avec les aventures d’un gamin facétieux, The Yellow Kid (L’enfant en jaune).

Ce faisant, il multiplie ses ventes et peut amener ses prix au niveau des plus modestes tandis que son fort tirage attire les annonceurs. Pour lui : « Tirage signifie publicité, publicité signifie argent, et argent signifie indépendance. »

Non content de cela, le World doit faire parler de lui en embrassant de grandes causes pour attirer toujours plus de lecteurs. Il s’engage dans la vie de la société, faisant notamment campagne contre la corruption. Lorsque la France fait cadeau aux États-Unis d’une statue géante de la Liberté, il lance une grande campagne de souscription pour lui offrir un piédestal digne d’elle. Elle trône depuis à l’entrée de New York.

Siège du quotidien, la tour Pulitzer matérialise alors dans le ciel de la ville le triomphe de l’ancien immigré, dont le nom restera pour l’avenir associé au grand journalisme grâce au prestigieux Prix Pulitzer qu’il créera dans son testament.

L’héritier

Alors que Pulitzer, parti à l’aventure, a dû s’élever au prix d’un travail acharné, William Randolph Hearst, né en 1863, est son antithèse. Archétype du WASP – White Anglo-Saxon Protestant –, héritier d’une famille richissime, il n’a nul besoin de travailler pour vivre. Mais il est irrésistiblement attiré par le journalisme. En 1886, il devient un temps reporter au World, puis, commençant par diriger un petit quotidien possédé par son père, il deviendra le plus grand magnat de presse de la première moitié du xxe siècle et inspirera Citizen Kane, le célèbre film d’Orson Welles.

Joseph Pulitzer © Wikipedia.

Hearst a pris Pulitzer pour modèle. Et son ambition est simple : faire mieux que lui. En 1895, il acquiert le New York Morning Journal qui vivote et, sous le nom de New York Journal, entreprend d’en faire le concurrent direct du World. Puisant sans hésiter dans sa vaste fortune pour parvenir à ses fins, il adopte toutes les techniques de son rival… et en rajoute systématiquement. Ses titres sont plus voyants, ses dessins plus frappants, ses articles plus sensationnels. Il introduit des jeux, des concours. Il fait de son journal non plus seulement un informateur et un commentateur, mais un acteur direct des événements qu’il rapporte. Transformant ses reporters en détectives, il résout ainsi l’énigme Guldensuppe, terrible assassinat que la police avait échoué à élucider. S’affichant comme le défenseur des pauvres et des déshérités, il organise durant le terrible hiver 1896-1897 une campagne de dons et vient directement en aide à des familles nécessiteuses.

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Alors que le World coûte deux cents, le Journal descend à un, obligeant son concurrent à s’aligner. Pulitzer paye bien ses reporters ? Hearst les paye mieux encore, attirant de multiples talents et débauchant ceux du World, tel le dessinateur du Yellow Kid. Pulitzer embauchant un autre dessinateur pour poursuivre la série, les deux rivaux ont alors chacun leur Yellow Kid et on surnomme de ce fait leurs journaux The Yellow Press (La presse jaune).

Leurs caractères se ressemblent. Tous deux ont un ego démesuré. Leurs sautes d’humeur peuvent électriser leurs collaborateurs comme les tyranniser. Plus âgé que Hearst, de constitution fragile, perdant peu à peu la vue, Pulitzer l’emporte au chapitre des troubles nerveux. Mais son rival est comme lui sujet à des dépressions chroniques…

C’est dans cette ambiance de concurrence acharnée que survient la guerre de Cuba.

Une colonie en déshérence

Cuba, où Christophe Colomb a touché en 1492 le sol américain, est la plus ancienne colonie espagnole. Jusqu’au milieu du xixe siècle, les élites cubaines se considèrent comme pleinement espagnoles, au point de ne pas s’associer au mouvement général d’émancipation des colonies américaines.

L’Espagne est de son côté d’autant plus profondément attachée à Cuba –la Perle des Antilles–, que celle-ci est désormais l’ultime vestige de sa grandeur passée. Mais, en proie à de permanentes convulsions politiques, elle ne traite en pratique sa colonie que comme une vache à lait. Ceci lui aliène les élites créoles (1) qui vont peu à peu se convertir à l’idée d’indépendance, inspirées par la réussite des États-Unis voisins. 1868 a vu un premier soulèvement avant une seconde insurrection en 1895, initiée par le grand écrivain et penseur José Marti, qui succombera au début du conflit.

Ne parvenant pas à avoir raison de la guérilla par des moyens militaires classiques, l’Espagne entreprend de priver les rebelles du terreau où ils s’enracinent par une politique dite de reconcentration, consistant à vider les campagnes en regroupant les paysans autour des villes contrôlées par l’armée. Mais l’impossibilité de les nourrir correctement entraîne une hécatombe. On parlera de deux cent mille morts, soit un huitième de la population. C’est alors un double mouvement d’intérêt stratégique et de sympathie qui va conduire les États-Unis à intervenir à Cuba.

 

Énoncée en 1823, la doctrine de Monroe condamnait toute intervention européenne dans les affaires des Amériques comme celle des États-Unis dans les affaires européennes. L’Espagne était toutefois trop faible pour que sa présence à Cuba portât ombrage aux États-Unis. Tant qu’elle maintenait l’île dans la tranquillité, ceux-ci s’en accommodaient fort bien. Mais dès lors que Cuba devient un foyer de troubles, tout change.

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L’île occupe une position stratégique pour les États-Unis, qui y ont de surcroît lourdement investi dans le sucre et le tabac. Si l’Espagne part, que deviendra la fragile république cubaine qui lui succédera ? Ne tombera-t-elle pas sous l’influence de puissances autrement redoutables ? Si la tentative française de creuser un canal dans l’isthme de Panama s’est achevée en fiasco, que fera la Grande-Bretagne qui voit décliner l’influence dominante dont elle jouissait en Amérique latine ? Que fera l’impétueux empereur allemand ? Or il est d’autant plus vital pour les États-Unis de contrôler la région qu’ils se proposent de reprendre le projet de canal transocéanique.

Au-delà de la Realpolitik, c’est portés par une vague d’enthousiasme populaire que les États-Unis vont finir par s’engager aux côtés des insurgés.

Une indignation populaire savamment attisée

La guerre de Cuba, où les mambis – surnom des révolutionnaires cubains – semblent aux Américains un reflet des insurgents de leur propre guerre d’indépendance, offre aux journaux un magnifique sujet pour attirer les lecteurs.

Et pour le World et le Journal, elle est l’occasion de pousser leur rivalité au paroxysme. Tous deux attisent l’indignation contre l’Espagne. Le World titre : « Du sang au bord des routes, du sang dans les champs, du sang au pas des portes, du sang, du sang, du sang. »

Alors que beaucoup de journaux étaient liés aux partis politiques, Hearst et Pulitzer, grâce à leurs ressources, ne sont liés qu’à eux-mêmes : la politique qu’ils défendent est la leur. Mêlant une indignation sincère au plus parfait cynisme, ne tenant compte que des nouvelles provenant des rebelles et jamais du point de vue espagnol, n’hésitant pas à manipuler sciemment l’opinion, c’est de leur propre chef qu’ils vont pousser à la guerre.

Quelles que soient les innovations qu’il y a apportées et même s’il la conçoit comme un moyen de distraction, la presse demeure pour Pulitzer un outil d’information : si la forme doit attirer le lecteur, le fond doit rester irréprochable. Or William Randolph Hearst n’a pas ces scrupules. Il sait que, dans la compétition qui les oppose, l’avantage revient au premier qui annonce une nouvelle. Pour damer le pion au World, il n’hésite pas à publier des informations non vérifiées, quitte à les démentir plus tard. L’important est que ses unes soulèvent l’indignation du public en dénonçant les atrocités espagnoles… réelles ou non !

Ainsi la jeune Clemencia Arango, expulsée de Cuba pour avoir aidé les rebelles, ayant été fouillée à corps par des policiers espagnols lors de son embarquement, un dessin du Journal la montre nue sous les regards lubriques de policiers barbus, soulevant l’indignation d’un public aux mœurs victoriennes. Mais le World révélera bientôt que la fouille avait en réalité été effectuée par des femmes.

Hearst n’en va pas moins obliger son rival à l’imiter, en publiant lui aussi des nouvelles non vérifiées. Si l’un publie une information, l’autre en dit encore plus, quitte à broder… ou même à inventer ! Ainsi, lorsque le Journal annonce la mort d’un colonel autrichien au service de la rébellion, le World reprend aussitôt la nouvelle… et se trouve couvert de ridicule quand son rival révèle que l’officier est imaginaire et qu’il l’a délibérément piégé. Le scrupuleux Pulitzer ne se pardonnera jamais de s’être laissé aller à suivre Hearst dans son mépris de la vérité.

En octobre 1897, le Journal réalise un formidable coup publicitaire en faisant évader de sa prison havanaise par un de ses reporters la jeune Evangelina Cisneros, nièce du président de la République proclamée par les insurgés, pour laquelle il avait préalablement orchestré une puissante campagne d’opinion en décrivant avec beaucoup d’exagération et d’inexactitude les conditions indignes auxquelles elle était réputée soumise. Il l’accueille à New York par de formidables festivités.

La guerre de la presse

À son dessinateur Frederic Remington, qui s’ennuie à La Havane en 1897, Hearst aurait câblé : « Vous prie de rester. Vous fournissez les dessins, je fournirai la guerre. » Ce câble est peut-être apocryphe, mais illustre bien l’atmosphère d’alors. Pour nombre d’Américains, le conflit à venir sera « la guerre de M. Hearst ».

En août 1897, l’assassinat du Premier ministre conservateur espagnol Canovas et son remplacement par le libéral Sagasta conduit à un assouplissement de la politique espagnole. Une large autonomie est accordée à Cuba, trop tard toutefois pour satisfaire les insurgés.

Fin janvier 1898, pour protéger les intérêts américains, les États-Unis envoient en « visite de courtoisie » à La Havane le cuirassé Maine, lequel explose peu après dans la rade. Aussitôt Hearst se déchaîne, assurant sans preuve – on pense souvent aujourd’hui que ce drame était accidentel – que l’explosion est due à une mine espagnole placée délibérément. Il multiplie les titres ravageurs :

« Le cuirassé Maine a été brisé en deux par une machine infernale secrète de l’ennemi. »

« Les vautours se repaissent des corps des héros morts laissés à l’abandon. »

Le World emboîte le pas à son concurrent, leurs ventes s’envolent et leurs excès suscitent l’indignation de la presse « sérieuse », qui prêche quant à elle la prudence.

Mais la frénésie redouble dès lors que la tragédie est attribuée à un engin explosif par une commission d’enquête américaine, alors même que celle-ci ne désigne aucun coupable. Le Journal titre : « Remember the Maine ! To hell with Spain ! » (Souvenez-vous du Maine ! Mort à l’Espagne !)

Les deux rivaux sont toutefois des arbres qui cachent toute une forêt. La cause cubaine a eu dès l’origine la sympathie de toute la presse. Même s’ils ont un style plus sobre et plus posé, et davantage de prétention à l’objectivité, de nombreux journaux poussent désormais à ce que les États-Unis se mêlent des affaires cubaines.

Le 11 avril 1898, le président McKinley – après avoir vainement tenté d’imposer sa médiation dans le conflit cubain – demande au Congrès l’autorisation d’intervenir à Cuba et, le 25, les États-Unis déclarent la guerre à l’Espagne.

Le 9 mai, Hearst demande sans fard à ses lecteurs : « Comment trouvez-vous la guerre du Journal ? »

Tous les grands journaux se mobilisent pour suivre le conflit – au point qu’on le surnommera « la guerre de la presse » –, envoyant sur place des nuées de correspondants qui parfois ne se contentent pas de témoigner mais participent aux opérations. Mais c’est toujours la « presse jaune » qui déploie les plus grands moyens. Hearst affrète un yacht, l’équipe d’une véritable rédaction avec tout le matériel nécessaire, y compris une imprimerie et une chambre noire. Il se rend lui-même sur le front, signant des articles depuis les premières lignes, ce que le souffreteux Pulitzer serait bien en mal de faire.

Concentré sur les mois de juin et juillet 1898 autour de la ville de Santiago, le conflit est bref. Marqué par une victoire terrestre de l’armée américaine suivie du sacrifice délibéré de la flotte espagnole face à l’US Navy, il se conclut sur la défaite de l’Espagne qui renonce définitivement à Cuba. Le secrétaire d’État John Hay la qualifiera de « splendide petite guerre », alors que pour l’Espagne ce sera le « désastre ».

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Ce conflit marque un tournant décisif dans l’histoire des États-Unis, en les propulsant au statut de puissance mondiale. Avec Cuba, les derniers lambeaux de l’empire espagnol – Porto Rico, Guam et les Philippines – tombent en effet sous leur coupe. Leur nouvelle politique impériale va s’incarner dans la personne du président Théodore Roosevelt, lequel, partisan de l’intervention à Cuba, y a personnellement combattu.

La presse a-t-elle provoqué la guerre ?

Gouvernement et Congrès disposaient d’informations autrement plus fiables que celles fournies par la presse. Dès lors qu’ils s’étaient convaincus que l’Espagne ne pourrait plus rétablir son autorité et doutaient de la capacité des Cubains à se gouverner eux-mêmes, ils étaient nécessairement conduits à vouloir contrôler les affaires cubaines.

C’est du reste avec des sentiments mitigés que les insurgés ont accueilli les Américains.

Si l’intervention des États-Unis avait l’intérêt d’accélérer la fin du conflit, elle présentait aussi le risque d’une mise en tutelle de Cuba. De fait, l’indépendance qu’ils lui accordent à cette date est une liberté surveillée : le Congrès a en effet imposé d’intégrer dans la constitution cubaine l’amendement Platt, du nom du sénateur qui l’a présenté, qui autorise les États-Unis à intervenir à Cuba. Il sera aboli en 1934, ce qui n’empêchera pas les Américains de continuer à jouer sur l’île un rôle majeur jusqu’à la révolution castriste de 1959.

La presse, et avant tout la « presse jaune », a indubitablement façonné l’opinion publique. Ce faisant, elle a assurément exercé une influence sur le pouvoir politique, mais elle n’a pas pour autant dicté ses décisions. En contribuant à accélérer les choses, à balayer les hésitations et à éliminer toute velléité isolationniste, elle n’en a pas moins démontré que des médias indépendants étaient désormais en mesure d’orchestrer de spectaculaires manipulations de masse.

 


  1. Blancs nés dans les colonies ; le terme peut englober les métis mais écarte les Européens récemment arrivés, en particulier les fonctionnaires.

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À propos de l’auteur
Patrice Amarger

Patrice Amarger

Ingénieur, diplômé de Sciences-Po, Patrice Amarger a fait carrière dans la banque. Passionné d’histoire et de voyages, il est l’auteur de plusieurs ouvrages à thème historique, parmi lesquels Une splendide petite guerre – Cuba 1898 (Éditions de la Bisquine, 2014).
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