De l’Espagne à l’Ukraine : anatomie d’un aveuglement stratégique

29 décembre 2025

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De l’Espagne à l’Ukraine : anatomie d’un aveuglement stratégique

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L’histoire stratégique européenne ne progresse pas par ruptures soudaines, mais par avertissements successifs que les contemporains peinent à déchiffrer. Certains conflits ne constituent pas des anomalies : ils fonctionnent comme des révélateurs, exposant avec une brutalité anticipatrice les formes de la guerre à venir. La guerre d’Espagne, entre 1936 et 1939, en constitua une illustration magistrale. La guerre en Ukraine l’est aujourd’hui, avec une intensité comparable et des implications stratégiques potentiellement supérieures.

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Loÿs de Pampelonne, consultant en Relations Internationales

L’Espagne comme laboratoire : un précédent insuffisamment médité

Dans les années 1930, les chancelleries européennes perçurent le conflit espagnol comme une tragédie intérieure : idéologique, périphérique et géographiquement contenue. Elles n’y reconnurent pas sa véritable nature : un champ d’expérimentation militaire grandeur nature, où s’élaboraient méthodiquement les doctrines et les technologies de la prochaine guerre. L’aviation y devint une arme décisive plutôt qu’un appendice tactique, la coordination interarmes fut systématiquement éprouvée, le bombardement stratégique des centres urbains entra dans la grammaire opérationnelle moderne. La Légion Condor allemande et l’aviation soviétique testèrent matériels et procédures dans des conditions réelles que nul exercice ne pouvait simuler. Les puissances qui surent observer méthodiquement et intégrer rapidement ces enseignements abordèrent le conflit suivant avec une longueur d’avance doctrinale et technique décisive. Celles qui se contentèrent d’une prudence diplomatique teintée d’aveuglement volontaire découvrirent, entre 1939 et 1940, que la guerre avait changé de nature pendant qu’elles regardaient ailleurs. Le coût de cet apprentissage différé se mesura en millions de vies et en années de domination totalitaire.

Ukraine : révélateur stratégique de la guerre de haute intensité

La guerre en Ukraine joue aujourd’hui un rôle structurellement comparable, mais dans un environnement stratégique infiniment plus dense et technologiquement saturé. Ce conflit ne se réduit pas à une confrontation territoriale ou à une affirmation de souveraineté, aussi légitimes soient ces dimensions. Il constitue d’abord une révélation doctrinale majeure, exposant sans filtre ni médiation théorique les conditions réelles de la guerre de haute intensité contemporaine : une guerre longue, profondément industrielle, saturée technologiquement, dominée par l’attrition et la capacité à durer davantage que par le choc initial ou la manœuvre décisive. Le théâtre ukrainien démontre que la supériorité technologique ponctuelle ne constitue plus un facteur décisif en soi. Les drones commerciaux à bas coût neutralisent des systèmes d’armes complexes coûtant plusieurs millions d’euros, la guerre électronique dégrade en permanence les capacités de commandement numérisées, l’artillerie conventionnelle redevient l’arbitre principal des engagements terrestres, les lignes de front se figent dans des configurations positionnelles que l’on croyait définitivement révolues depuis 1918. La guerre moderne n’a pas supprimé l’importance de la masse : elle l’a rendue plus exigeante, plus coûteuse, plus profondément ancrée dans la capacité industrielle nationale.

Asymétrie d’apprentissage : démocraties et autocraties face au réel 

Comme dans l’Espagne des années 1930, ce sont les régimes les plus autoritaires qui extraient les enseignements opérationnels les plus rapides de ce conflit. Leur rapport structurellement différent à la perte humaine, au temps long et à la mobilisation industrielle totale leur permet d’adapter doctrines militaires et chaînes de production sans le délai politique excessif qu’imposent les cycles électoraux et le débat public. Les démocraties occidentales, à l’inverse, raisonnent encore trop fréquemment en termes d’exceptionnalité ou de singularité du conflit ukrainien, comme si ce dernier ne concernait fondamentalement que l’Ukraine et ses frontières immédiates. C’était déjà l’erreur tragiquement commise face à l’Espagne républicaine. L’enseignement stratégique le plus profond réside peut-être dans cette observation : la guerre contemporaine de haute intensité est redevenue un fait total au sens maussien, engageant simultanément et de manière indissociable les forces armées, l’appareil industriel, les finances publiques, la cohésion sociale et la construction du récit politique. Une armée moderne ne se mesure plus principalement à la qualité intrinsèque de ses équipements ou à l’excellence tactique de ses unités d’élite, mais à la solidité et à la profondeur de son écosystème national. Sans stocks suffisants, sans profondeur industrielle de défense, sans capacité organique de régénération humaine et matérielle, aucune armée ne peut tenir dans la durée face à un adversaire comparable.

Les avions représentent probablement le Heinkel (He) 51, le premier chasseur de la Luftwaffe produit en grande série. Plus de trente He 51 ont servi au sein de la Légion Condor et, au total, plus de cent ont été utilisés en Espagne, sous différentes formes. Le char ressemble au Panzerkampfwagen 11 (Pzl I), dont le canon pouvait tirer des munitions perforantes et explosives. Le Pzl I entra en service début 1936, mais ne participa pas aux combats en Espagne. Date : vers 1937. © SIPA

Circulation accélérée des savoirs, inertie persistante des décisions

La différence majeure avec les années 1930 tient à la vitesse de circulation des enseignements militaires. Aujourd’hui, les retours d’expérience opérationnels sont quasi immédiats, systématiquement documentés par l’image et la donnée, largement accessibles aux observateurs qualifiés. Ne pas les intégrer dans les doctrines, les programmes d’armement et les structures de forces ne peut plus être raisonnablement attribué à l’ignorance ou à l’insuffisance informationnelle, mais révèle un choix stratégique implicite : celui de différer la préparation au réel, soit par inertie institutionnelle, soit par calcul politique de court terme. La guerre d’Espagne n’a pas causé la Seconde Guerre mondiale, mais elle en a révélé avec une précision anticipatrice les formes, les rythmes et la brutalité industrielle. L’Ukraine ne provoquera pas mécaniquement un conflit généralisé en Europe, mais elle en dessine déjà les contours opérationnels possibles : une guerre longue, industriellement coûteuse, sans sanctuaire garanti, où la victoire appartient moins à ceux qui frappent le plus fort initialement qu’à ceux qui tiennent le plus longtemps stratégiquement.

Conclusion : de l’intention à la préparation

La question stratégique centrale pour les démocraties européennes n’est donc pas celle de l’intention belliqueuse, qu’elles n’ont pas, mais celle du niveau de préparation. Les nations ne choisissent pas toujours les guerres qu’elles sont contraintes de mener, mais elles choisissent presque systématiquement, par action ou par omission, le niveau de préparation matérielle, doctrinale et psychologique avec lequel elles y entrent. L’histoire militaire européenne demeure remarquablement constante sur un point : ceux qui refusent d’apprendre méthodiquement pendant les guerres des autres finissent invariablement par apprendre dans les leurs, mais dans des conditions infiniment plus dures, plus coûteuses et plus tragiques. Entre l’Espagne de 1936 et l’Europe de 1939, trois années séparèrent l’avertissement de la catastrophe. L’intervalle dont nous disposons aujourd’hui demeure une inconnue stratégique majeure. Ce qui ne l’est plus, en revanche, c’est la nature de l’avertissement lui-même.

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Loÿs de Pampelonne

Loÿs de Pampelonne

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