Doha : un Forum pour compter

11 décembre 2025

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : L'archipel artificiel The Pearl, à Doha (c) Pixabay

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Doha : un Forum pour compter

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La 23ᵉ édition du Forum de Doha s’est tenue le week-end dernier dans la capitale qatarienne, dans un contexte singulièrement révélateur des dynamiques régionales. Le Qatar veut profiter de ce forum pour continuer à compter sur la scène mondiale.

La 23ᵉ édition du Forum de Doha s’est tenue le week-end dernier dans la capitale qatarienne, dans un contexte singulièrement révélateur des dynamiques régionales. Depuis la précédente édition, l’émirat a été frappé à deux reprises par deux puissances qui structurent l’équilibre stratégique du Moyen-Orient. En juin, l’Iran a choisi de viser Al-Udeid, centre névralgique de la présence militaire américaine. En septembre, Israël a ciblé une maison où se réunissait la direction du Hamas, frappant précisément ceux que l’émirat accueillait pour faciliter une proposition américaine de cessez-le-feu.

Frappes au sol

Ces deux attaques, survenues dans un laps de temps réduit, soulignent un paradoxe central de la position qatarienne : acteur indispensable de la médiation régionale, allié des États-Unis et hôte de multiples dispositifs de sécurité, il se retrouve ipso facto exposé à des rivalités qui le dépassent largement. Or, si le Qatar s’est positionné comme une « puissance de médiation », c’est précisément pour sanctuariser son territoire et ses intérêts. Ce n’est donc pas un hasard si ces deux puissances régionales, véritables pôles géopolitiques du Moyen-Orient et de l’Asie de l’Ouest, se sont retrouvées au cœur de la plupart des débats du forum, même si une seule, l’Iran, y était présente officiellement.

Cette situation, que seul le mot anglais « awkward » parvient véritablement à saisir, s’est imposée dès l’ouverture du forum, incarnant parfaitement l’ambivalence d’un Moyen-Orient en quête d’un nouveau modèle d’équilibre au moment où Washington promeut une redistribution du fardeau stratégique (le terme « burden-sharing » a d’ailleurs été constamment répété par les participants américains proches de l’administration Trump). Devenu l’une des principales plateformes mondiales consacrées aux questions de sécurité, et sans doute la plus importante pour la région, le forum a ainsi servi de miroir grossissant aux évolutions de perception et aux rivalités à l’œuvre, tout en laissant entrevoir les contours encore prudents des repositionnements régionaux.

Source d’instabilité

Le ton avait été donné par les propos tenus la veille par le prince Turki al-Fayçal à Abou Dhabi. À la question devenue presque rituelle de savoir si l’Iran ou l’Israël d’aujourd’hui représentait la menace la plus immédiate pour la stabilité régionale, l’ancien chef des renseignements saoudiens répondit sans détour : « Pour le moment, c’est définitivement Israël. » Un mois plus tôt, le ministre omanais des Affaires étrangères, Badr Al Busaidi, avait déjà planté le décor en affirmant qu’Israël, davantage que l’Iran, constituait désormais la principale source d’instabilité dans la région, tout en exhortant les États du Golfe à dialoguer avec Téhéran plutôt qu’à l’isoler. Ainsi, la déclaration du prince Turki fut perçue comme le symptôme d’une évolution profonde des sensibilités stratégiques dans le Golfe. Elle devint, dans les couloirs du forum, le sous-texte de la plupart des échanges, révélant une inquiétude presque palpable face à la volatilité croissante des dynamiques sécuritaires. En son absence, il fut lui aussi très présent dans les conversations du Sheraton Doha.

Assurer l’indépendance

Cependant, un tel virage n’est ni univoque ni linéaire. Les échanges particulièrement vifs, lors d’un débat à accès restreint, entre Mohammad Javad Zarif et le secrétaire général du Conseil de coopération du Golfe, le Koweïtien Jasem Mohamed Albudaiwi, ont mis en lumière la profondeur de la crise stratégique qui traverse aujourd’hui le Moyen-Orient, mais aussi la distance considérable qui sépare les déclarations venues de Mascate ou de Riyad d’une véritable stratégie régionale de sécurité. Entre les ouvertures diplomatiques, souvent théoriques, prônées par certains États du Golfe et les inquiétudes structurelles que suscitent à la fois l’Iran et Israël, le fossé demeure large. La joute entre Zarif et Albudaiwi a rappelé, de manière brutale, que la normalisation des discours n’équivaut pas à la normalisation des rapports de force.

Zarif, seul représentant d’un État ayant directement frappé le territoire qatari cette année, a présenté l’Iran comme une puissance « autonome et robuste », prête à renouer le dialogue avec ses voisins arabes, tout en attribuant la responsabilité de l’escalade régionale aux opérations israéliennes. Un discours qui s’est heurté à une réplique sèche du secrétaire général du CCG, rappelant l’inviolabilité du territoire du Golfe (suivez mon regard…) et dénonçant l’incohérence d’un discours de bon voisinage tenu par un acteur qui, quelques mois plus tôt, avait visé une installation stratégique sur le sol qatari. Awkward. Le moment le plus tendu fut atteint lorsque Zarif accusa — sans broncher, mais en haussant la voix — les monarchies du Golfe de « normaliser avec une puissance qui sème l’instabilité », allusion transparente à Israël. La réponse tomba aussitôt : « Notre sécurité ne sera définie ni par Téhéran, ni par Tel-Aviv, et certainement pas par ceux qui violent nos frontières. » Boum. Cet échange traduisait l’émergence d’une nouvelle logique régionale : un Golfe qui refuse désormais d’être le terrain de jeu des rivalités irano-israéliennes, et une architecture de sécurité vacillante où chaque acteur cherche à imposer son récit. Et, justement, la bataille des récits fut un autre thème important à Doha.

Réchauffer les relations

L’épisode qui attira le plus d’attention fut sans doute l’entretien entre Tucker Carlson et le Premier ministre qatari. La place qu’occupaient jadis Christiane Amanpour et d’autres héritiers de Barbara Walters est désormais investie par des représentants de ce que l’on appelle pudiquement les « nouveaux médias ». Avec des tables rondes où ces acteurs furent nombreux — et les représentants des « legacy media » minoritaires, Doha a entériné le triomphe du Carlsonism, c’est-à-dire l’idée selon laquelle la liberté d’expression se suffit à elle-même pour garantir la vérité. Avec une présence importante des figures MAGA — Donald Trump Jr. en tête, le message fut clair : le soutien américain est contractuel et non plus automatiquement lié à un alignement géopolitique. Les États-Unis tournent leur attention vers le Pacifique, mais Trump est disposé à travailler « au cas par cas ».

Le président syrien Ahmed al-Charra réaffirma pour sa part son engagement envers une feuille de route de transition politique incluant des élections d’ici cinq ans. Il ajouta que « les institutions, et non les individus, garantissent la continuité de l’État ». Affichant une complicité appuyée avec le ministre turc des Affaires étrangères, il sembla inaugurer à Doha les festivités du premier anniversaire de la chute d’Assad.

Le dossier de Gaza était omniprésent, avec comme question centrale la transition de la phase 1, cessez-le-feu, libération des otages, retour des corps, à la phase 2 : désarmement du Hamas, gouvernance, reconstruction et déploiement d’une force internationale de stabilisation. Les obstacles sont multiples, mais le plus difficile réside sans doute dans l’absence de motivation réelle, tant du côté israélien que du côté du Hamas. L’avenir de la milice palestinienne reste le cœur du problème : sans armes, le mouvement risque de tout perdre ; mais ses dirigeants ont publiquement admis qu’ils devraient un jour s’en séparer. Doha tente de « quadrupler le cercle », ce qui est d’autant plus complexe que deux entités censées intervenir, la force internationale et le comité de pilotage, n’existent pas encore et seront difficiles à créer, surtout dans l’urgence.

Le Forum de Doha 2025 a révélé une région profondément fissurée par la guerre Iran-Israël qui l’a redessinée. De Gaza au Liban, de la Syrie au Yémen, la décision prise le 6 octobre 2023 par le Hamas de lancer une opération censée porter un coup fatal à Israël a bouleversé l’équilibre régional. Le Qatar, placé par sa propre volonté au centre de cette équation, incarne la tension qui domine aujourd’hui le Moyen-Orient : médiateur indispensable, allié stratégique, mais aussi cible de représailles. Avec en arrière-plan les traumatismes de 1991, de 2017 et les anciennes, mais toujours vives, tensions entre les deux rives du Golfe, l’émirat cultive son indépendance et sa stratégie singulière de sécurité nationale, dont le Forum est la vitrine.

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À propos de l’auteur
Gil Mihaely

Gil Mihaely

Journaliste. Docteur en histoire

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