<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Du bon usage des guillemets

4 novembre 2020

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Du bon usage des guillemets

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En analyse de discours, on a l’habitude de dire que l’usage des guillemets signale une délégation de parole, l’énonciateur n’assumant pas comme siens les termes cités, soit parce qu’il veut s’effacer derrière l’énonciateur réel du propos dans une perspective de valorisation de la formule ainsi délimitée, soit parce qu’il juge les termes cités inadéquats et entend marquer sa distance vis-à-vis d’une prise de position illégitime.

L’Agence France Presse, dans un article repris par de nombreux médias, manifeste ainsi une curieuse réserve sur la définition du terme « menace » quand elle rend compte des actuelles relations entre la Grèce et la Turquie : « Tensions en Méditerranée : Avant toute négociation, la Grèce exige de la Turquie qu’elle cesse ses “menaces”. » Les guillemets qui encadrent le terme « menaces » se justifient, a priori, par le caractère citationnel du mot, qui est extrait d’un propos rapporté, à savoir l’invitation lancée par Kyriakos Mitsotakis à « laiss[er] de côté les menaces pour que des contacts puissent s’établir ». Mais il est étrange de n’isoler qu’un mot et c’est plutôt rare ; on réserve cette pratique aux termes manifestement inadaptés, aux mots relevant d’un niveau de langue inapproprié (vulgarité dans un discours officiel, par exemple) ou aux métaphores originales. Or, en l’occurrence, isoler le mot « menaces » n’a de sens que si l’on considère qu’il ne correspond pas à la réalité des propos d’Erdoğan. En effet, de deux choses l’une : soit il a proféré des menaces, soit il n’en a pas proféré. Or, la teneur de son discours est dépourvue d’ambiguïté : « Nous ne ferons absolument aucune concession sur ce qui nous appartient. Pour cela, nous sommes déterminés à faire tout ce qui est nécessaire sur les plans politique, économique et militaire. » Il s’agit bien là d’une menace.

Pourtant, manifestement, certains médias répugnent à appeler un chat un chat. C’est un phénomène fréquemment noté par quiconque s’intéresse un peu au discours médiatique : bien des journalistes pensent être neutres pour la seule raison qu’ils parlent de « tensions » au lieu de désigner un agresseur. Erreur grave, qui aboutit à une description biaisée du réel. Or, on tient là exactement ce qui se produit actuellement dans le traitement des rapports conflictuels entre la Grèce et la Turquie. Observons encore le titre précédemment cité. « Tensions en Méditerranée » : d’emblée les deux pays sont renvoyés dos à dos dans une responsabilité commune, par la magie aplanissante du mot « tension ». « Avant toute négociation, la Grèce exige » : c’est la Grèce qui est placée dans la position du dominateur hostile, en soumettant des négociations à ses exigences. Si l’on ajoute à cela que ce qu’elle exige, c’est que la Turquie cesse ses « menaces », avec des guillemets qui disqualifient le terme de menaces, on comprend que le rédacteur de l’article a pris le parti de n’être pas défavorable aux Turcs. Ce traitement adouci du discours d’Erdoğan est encore sensible dans la manière de rapporter les récents propos du président turc à l’égard d’Emmanuel Macron, toujours dans les articles de l’AFP : « “Macron, vous n’avez pas fini d’avoir des ennuis avec moi”, prévient Erdoğan » ; « Le président turc Recep Tayyip Erdoğan a averti samedi 12 septembre son homologue français Emmanuel Macron de “ne pas chercher querelle à la Turquie” alors que la tension monte entre les deux pays à propos de la situation en Méditerranée orientale. » L’emploi du verbe « avertir » est ici fautif, car, en bon français, on n’avertit pas quelqu’un de ne pas faire quelque chose ; on l’avertit d’un danger, par exemple. Tout comme le verbe « prévenir » qui, dans sa définition, n’implique pas nécessairement une posture d’hostilité et semble donc suggérer une forme d’inéluctabilité dédouanant Erdoğan, « avertir » permet d’éviter l’utilisation du lexique de la menace. De même « mettre en garde » employé par plusieurs médias (Erdoğan met en garde Emmanuel Macron) n’implique pas nécessairement une confrontation belliqueuse et apparaît comme impropre à désigner une posture qui demeure avant tout, mieux vaut sans doute le dire, menaçante.

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À propos de l’auteur
Ingrid Riocreux

Ingrid Riocreux

Agrégée de lettres modernes et docteur de l'université Paris IV-Sorbonne, Ingrid Riocreux est spécialiste de grammaire, de stylistique et de rhétorique. Elle a publié La langue des médias (L'Artilleur, 2016) et tient un blog consacré à l'étude du discours médiatique.
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