<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Du désert à l’Amazonie : l’urgence environnementale latino-américaine

18 mai 2022

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Les Andes au Pérou

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Du désert à l’Amazonie : l’urgence environnementale latino-américaine

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Début janvier 2022, la nouvelle fait l’effet d’une bombe : un jeune défenseur de l’environnement, Breiner David Cucuñame, est assassiné dans un parc naturel du département de Cauca (ouest de la Colombie). Âgé d’à peine 14 ans, il accompagnait une garde indigène[1] de l’ethnie nasa lorsque sa route a croisé celle d’individus qui ont ouvert le feu. Le chef de l’État, Iván Duque, a immédiatement fait part de sa tristesse par le biais de ses comptes officiels sur les réseaux sociaux. De son côté, le Conseil régional indigène du Cauca (CRIC) a accusé de ce meurtre des dissidents des anciennes Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), guérilla marxiste dissoute en 2016 après plus d’un demi-siècle de violences. Tous ses membres n’ont en effet pas accepté de s’intégrer à la vie politique colombienne à l’issue des accords de paix signés à Carthagène des Indes avec le président de l’époque, Juan Manuel Santos.

Ce type d’événements est devenu d’une triste banalité dans le pays sud-américain, où 78 militants de l’environnement (ambientalistas) ont été tués dans l’exercice de leur mission en 2021. Les appétits économiques constituent en effet des menaces constantes pour ceux qui cherchent à préserver la nature. S’y ajoutent, dans un cocktail délétère, l’impunité récurrente des criminels, la corruption des forces de l’ordre et des magistrats ou encore le manque de moyens de la justice. Les assassinats d’ambientalistas célèbres se sont multipliés ces dernières décennies dans toute l’Amérique latine.

Parmi les cas ayant eu le plus de résonance, l’on peut citer celui de Javier Chocobar, Indien diaguita qui trouve la mort en octobre 2009 alors qu’il tente de défendre une zone convoitée par des propriétaires terriens de la province de Tucumán (nord-ouest de l’Argentine). Quant à la Hondurienne Berta Cáceres, de l’ethnie lenca, elle est exécutée à son domicile en mars 2016, un crime dont l’entrepreneur David Castillo est reconnu coupable en juillet 2021. Président de la firme énergétique DESA, ce dernier souhaite en effet construire une série de barrages sur la rivière Gualcarque, considérée sacrée par les Lencas. Un groupe d’indigènes fait alors appel à l’organisme cofondé par Cáceres en 1993, le Conseil civique des Organisations populaires et indigènes du Honduras (COPINH), dont le but est de sauvegarder la nature et le mode de vie autochtone.

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Il n’est donc pas surprenant que le prix Goldman ait récompensé au cours de ses trente-deux années d’existence un grand nombre de Latino-Américains, comme Liz Chicaje (Pérou) en 2021 ou encore Marina Silva (Brésil) en 1996. Considérée comme le « prix Nobel de l’environnement », cette récompense met en lumière la situation de vulnérabilité que connaissent ceux qui, dans la région, ont le malheur de s’opposer aux intérêts économiques au nom d’un cadre de vie tout en étant des femmes ou des Amérindiens. Ils cumulent en effet les défauts aux yeux de ceux qui préféreraient voir disparaître tout obstacle à leurs activités lucratives.

Les menaces se multiplient

Au-delà de ces faits divers révélateurs, l’environnement est, en Amérique latine, l’un des enjeux majeurs de ce siècle. Il faut dire que, comme sur le reste de la planète, l’exploitation des ressources fait peser de graves dangers sur les territoires et leurs habitants. À l’été 2019, l’opinion publique mondiale s’émeut ainsi des incendies d’origine criminelle qui ravagent la forêt amazonienne, particulièrement au Brésil – avec plus de 90 000 départs de feu dans ce pays. La pratique n’est pas une nouveauté dans la région, où la déforestation est le fruit du trafic de bois précieux, de la généralisation de l’élevage bovin extensif et de la culture du soja. L’exportation de matières premières connaît un essor sans précédent depuis les années 2000 en raison de la demande chinoise. Et, dans le domaine, les gouvernements de gauche n’ont guère de leçon à donner à ceux de droite. Les reproches qui ont été formulés à l’encontre du président brésilien, Jair Bolsonaro, guère convaincu par la défense de l’environnement, auraient tout aussi bien pu s’adresser à Evo Morales. Dirigeant indigéniste et socialiste de la Bolivie de 2006 à 2019, ce dernier n’a pas non plus freiné la vague d’incendies (environ 20 000) qui a touché sa nation à la même époque. Certains secteurs de la société bolivienne n’ont d’ailleurs pas manqué de signaler le manque de contrôle et de mesures préventives de son gouvernement.

C’est que les pays qui composent l’Amérique latine se retrouvent pris entre des impératifs contradictoires. D’un côté, ils sont légitimement désireux de se développer et de s’enrichir. De l’autre, la mise en valeur des ressources dont ils disposent provoque à intervalle régulier des catastrophes écologiques. Cinquième producteur mondial d’or, le Pérou est ainsi en proie à des attaques sans précédent de la forêt amazonienne dans le département de Madre de Dios. Les mines informelles qui s’y sont constituées sont le résultat d’une politique menée par l’ancien président Alberto Fujimori (1990-2000). À l’époque, le chef de l’État a en effet incité de nombreux citoyens à s’installer sur place, leur promettant qu’ils sortiraient rapidement de la pauvreté grâce au métal précieux. Chaque année, l’on estime que 55 tonnes de mercure, élément polluant indispensable à l’activité minière, sont ainsi rejetées dans les cours d’eau et l’atmosphère de la région.

Plus au sud, au cœur du « triangle du lithium » (Argentine, Chili, Bolivie), l’extraction de ce métal blanc essentiel aux nouvelles technologies menace l’équilibre d’écosystèmes, comme celui du Salar d’Uyuni. Plus vaste désert de sel au monde, puisqu’il s’étend sur environ 10 500 km2, il fait partie de la diagonale aride de l’Amérique du Sud, région au cœur d’autres scandales écologiques. Dans la zone d’Atacama, par exemple, 59 000 tonnes de vêtements usagés arrivent chaque année depuis le port franc d’Iquique, à 1 800 km au nord de Santiago. Seule une partie de cette cargaison peut être recyclée ou revendue, tandis que le reste se décompose lentement, laissant des composés toxiques pénétrer le sol et les nappes phréatiques.

En la matière, la pollution est révélatrice des relations inégales entre Amérique latine et États-Unis, certains allant jusqu’à parler d’« impérialisme des déchets ». En 2021, la première puissance mondiale s’est ainsi débarrassée de près de 90 000 kg de rebuts plastiques en les envoyant plus au sud, dans des pays où leur retraitement et leur stockage coûtent moins cher. Le Mexique en est le principal récepteur, mais les nations concernées sont nombreuses : Argentine, Guatemala, Panamá, République dominicaine, Salvador, etc. Et cet « impérialisme » alimente à son tour un marché plus ou moins légal.

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La colère des populations face à ces ravages environnementaux s’est encore exprimée récemment. Au Pérou, une marée noire est venue s’échouer sur le littoral au mois de janvier 2022, dans les provinces de Lima et de Callao. Une raffinerie de l’entreprise pétrolière espagnole Repsol a en effet déversé par accident au moins 6 000 barils d’or noir dans l’océan en raison de variations du niveau de la mer. Elles semblent avoir été occasionnées par l’éruption du Hunga Tonga quelques semaines auparavant. Certains n’hésitent pas à qualifier l’incident de « pire catastrophe écologique » de l’histoire péruvienne. Pourtant, ces mêmes citoyens sont parfois eux aussi à l’origine de crises liées au pétrole, comme au Mexique, où la pratique du huachicol cause pollution et incendies. À l’origine, le terme désignait la contrebande d’alcool frelaté, mais il s’est étendu au vol et au trafic de carburant, notamment à partir des oléoducs qui traversent le pays. Et lorsque les gouvernements tentent de limiter l’exploitation du pétrole en demandant de l’aide à la communauté internationale, ils se heurtent à son indifférence. C’est ce qui explique l’échec de l’initiative Yasuní-ITT, lancée par le président équatorien Rafael Correa (2007-2017) au début de son premier mandat. Il s’agissait de ne pas forer une zone amazonienne en échange de compensations financières (350 millions de dollars) de la part des pays développés et des organisations internationales. Les sommes reçues par Quito ont cependant été en deçà de ses attentes, ce qui a provoqué la fin du projet en 2013 et l’extraction pétrolière dans une partie du parc national Yasuní.

Vers une pénurie en eau ?

L’Amérique latine est la région du monde avec les plus importantes réserves en eau douce (31 % du total), mais elle n’est épargnée ni par l’activité humaine ni par les bouleversements climatiques. Lors du printemps austral, le Paraná, deuxième plus long fleuve d’Amérique du Sud (4 800 km), a été victime de la sécheresse. Son débit a été réduit à 7 000 m3 par seconde, légèrement au-dessus de son minimum historique (5 800 m3 par seconde). La déforestation de l’Amazonie et la réduction de la pluviométrie ont donc entraîné une crise écologique dans les trois nations (Brésil, Paraguay, Argentine) qui dépendent de cette artère hydrologique pour l’économie et le transport. L’agriculture intensive peut elle aussi être à l’origine du stress hydrique, comme dans l’État du Michoacán (ouest du Mexique). Cette nation est en effet la principale productrice d’avocats au monde, un fruit cultivé dans cette région donnant sur l’océan Pacifique. Ensuite exporté vers les pays développés, ce végétal est très gourmand en ressources hydrauliques, car il faut 700 litres d’eau pour un seul kilo d’avocats. Les agriculteurs doivent alors pomper les nappes phréatiques, qui deviennent les victimes du commerce mondialisé.

Une note d’espoir

Pourtant, en Amérique latine, les gouvernements et la société ne restent pas les bras croisés. Ils tentent de conjuguer le respect de la nature, la préservation des ressources nécessaires à la vie humaine et l’amélioration des conditions d’existence de plus de 650 millions de personnes. En 2018, avec l’accord d’Escazú, les nations concernées se sont engagées à favoriser la protection de l’environnement. Dans ce cadre, une attention toute particulière a été portée à la défense des droits de l’homme et des minorités. C’est le cas des indigènes, pour lesquels la nature est l’incarnation de « notre mère la Terre ».

Néanmoins, le sous-continent ne se contente pas de belles déclarations et agit aussi plus concrètement. Deux nations, le Costa Rica et l’Uruguay, sont ainsi totalement décarbonées dans leur production d’électricité, tandis que le Chili a d’ores et déjà annoncé la conversion de tout son parc de transports en commun à l’électrique. Bien que contestées dans d’autres zones de la planète, les énergies renouvelables connaissent une croissance sans précédent en Amérique latine. À cet égard, l’on peut citer l’Argentine, le Brésil, le Mexique et l’Uruguay, quatre des dix premiers pays au monde avec la plus forte croissance des installations éoliennes et solaires. La question de l’énergie est d’autant plus délicate que les sécheresses à répétition peuvent amoindrir les capacités de génération des barrages hydroélectriques. Le Venezuela, par exemple, se fournit à 70 % grâce à la force du Caroni, affluent de l’Orénoque qui souffre lui aussi de la déforestation amazonienne.

Si le gouvernement costaricain est très en pointe en matière environnementale depuis des années, d’autres capitales ont aussi pris des initiatives saluées. Prenons l’exemple de Santiago, qui a collaboré avec Douglas Tompkins (fondateur de la marque de vêtements The North Face) puis avec sa veuve, Kristine McDivitt, afin de constituer le parc national de Pumalín (plus de 400 000 hectares), dans la région de Los Lagos. C’est la présidente Michelle Bachelet qui a signé en 2018 la loi donnant naissance à la réserve après le don de ces terres par les deux magnats américains, qui en avaient fait l’acquisition dans les années 1990.

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[1] Regroupement d’autochtones dont la mission est de protéger les territoires sauvages et qui ne disposent que de bâtons pour se défendre.

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À propos de l’auteur
Nicolas Klein

Nicolas Klein

Nicolas Klein est agrégé d'espagnol et ancien élève de l'ENS Lyon. Il est professeur en classes préparatoires. Il est l'auteur de Rupture de ban - L'Espagne face à la crise (Perspectives libres, 2017) et de la traduction d'Al-Andalus: l'invention d'un mythe - La réalité historique de l'Espagne des trois cultures, de Serafín Fanjul (L'Artilleur, 2017).

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