<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Entre liberté et protection : les défis des câbles sous-marins

12 juillet 2022

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Atterissement du câble sous-marin de Google sur la cote francaise.Long de 6600 kms il est le plus important cable transatlantique. //MASTAR_1.0750/2003141300/Credit:Mario FOURMY/SIPA/2003141303
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Entre liberté et protection : les défis des câbles sous-marins

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Les fonds des mers sont maillés de plus de 430 câbles sous-marins à fibre optique qui représentent, dans leur ensemble, plusieurs milliers de kilomètres de circuit et assurent plus de 99 % de la connectivité internationale. Moins important en volume, mais tout aussi stratégique, une partie des flux énergétiques transite par des pipelines en mer qui participent donc totalement aux réflexions sur les câbles sous-marins.

Malgré le caractère parfois anarchique des tracés dû à la libéralisation du marché dans les années 1990, les nouvelles routes numériques suivent, tout en les prolongeant au gré des échanges internationaux, les anciennes routes du cuivre. Trois routes principales (Europe – États-Unis ; Europe – Extrême-Orient ; États-Unis – Asie) alimentent les échanges numériques principaux et sont complétées par d’autres routes secondaires (Europe – Afrique ; États-Unis – Amérique du Sud) sans pour autant atténuer la domination américaine. Afin de s’en prémunir, les Brics ont lancé un projet de câbles destinés à contourner les États-Unis et le Royaume-Uni. La Chine a confirmé dans ce domaine sa politique volontariste par le projet PEACE[1] qui lui offre une voie d’accès à l’Afrique et à l’Europe indépendante de l’Inde. Ces nouvelles routes matérialisées sous les mers sont des cibles potentielles. Elles sont concentrées dans des espaces resserrés (Malacca, Luçon, Suez) et les stations d’atterrissement sont des infrastructures reconnaissables. Par ailleurs, on assiste à un net positionnement des groupes privés (Gafam) sur le marché alors que le droit de la mer laisse aux États la responsabilité de lutter contre les menaces et leurs conséquences. La France bénéficie d’atouts dans ces « routes du fond des mers[2] ». La société française Submarine Networks Solution détient 47 % du marché des systèmes de transmission sous-marins et le quart de la flotte câblière mondiale. Mais d’autres entreprises apparaissent dans ce secteur comme Huawei qui en devient un des acteurs incontournables. Les États sont donc confrontés à différents adversaires alors que la maîtrise des flux de données influence directement la stratégie étatique face à l’internet. À ces câbles sous-marins de télécommunication, il faut donc ajouter les pipelines, infrastructures stratégiques pour les États importateurs d’hydrocarbures comme la France. Ils sont soumis au même régime juridique que les câbles de télécommunication. Cette dualité des fonctions câblières et la double protection nécessaire pour ces infrastructures ont été rappelées utilement dans la toute nouvelle stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins du ministère des Armées.

Initialement empreint de liberté, le régime juridique des fonds marins a dû s’adapter pour faire face à des affrontements géopolitiques plus affirmés. L’importance stratégique de ces infrastructures permet de les envisager en miroir à l’image des sanctions économiques prises durant le conflit russo-ukrainien. Si la Russie a annoncé récemment envisager la rupture des câbles de télécommunication des États occidentaux, les contre-mesures de ces derniers face à l’invasion en Ukraine reposent en partie sur l’arrêt du projet du gazoduc North Stream II dont le tracé passe par la mer Baltique. Les États doivent ainsi se montrer de plus en plus vigilants (I) et sont poussés à mettre en place des réglementations toujours plus contraignantes pour maintenir leurs capacités de décisions dans un monde globalisé (II).

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1/ Liberté et vulnérabilité

Dès 1884, le droit s’est saisi de la question des câbles de télécommunication, présents depuis les années 1850 sur les sous-sols marins. Les États, conscients des enjeux posés par ces nouvelles infrastructures, ont confirmé à l’époque le droit coutumier qui impose, pour les activités maritimes, le principe de liberté. Le régime juridique posé par la Convention internationale pour la protection des câbles sous-marins a été maintenu au xxe siècle par les conventions sur le droit de la mer de 1958 et de 1982. La convention de Montego Bay consacre en effet, en son article 87, la liberté de poser des câbles et des pipelines sous-marins. Cette liberté, essentielle au développement des échanges internationaux, a entraîné une interdépendance accrue à l’échelle internationale, risquant de contraindre l’action souveraine des États en matières économique et stratégique.

Le secteur câblier international a d’abord dû faire face au développement de multinationales qui ont concurrencé directement les entreprises nationales. Si le développement des câbles de télécommunication au xixe siècle était dû à l’économie capitaliste et à la nécessité pour les entreprises privées de développer leurs réseaux de communication, les États ont vite repris l’ascendant sur ce marché porteur. On assiste pourtant depuis les années 1990 à un retour des firmes privées dans l’économie sous-marine sur fond de croissance exponentielle. À titre d’exemple, les Gafam assurent aujourd’hui une part largement majoritaire des investissements dans le secteur en portant 60 ou 70 % des projets chaque année. S’il y a moins de dix ans seulement 5 % des câbles étaient contrôlés par les Gafam, ils sont aujourd’hui 50 % et le câble Dunant reliant les États-Unis à la France appartient en propre à Google. Même si certaines compagnies soutenues par les États résistent bien, à l’image de Submarine Networks Solution (SNS), ce développement exponentiel peut inquiéter les acteurs étatiques. À l’inverse, même si les pipelines sont portés par des acteurs privés, les États restent toutefois dominants dans les décisions stratégiques, ne serait-ce que parce qu’ils détiennent et contrôlent les gisements d’hydrocarbures. Le secteur privé est pourtant bien placé dans la construction des câbles énergétiques à l’image de Gazprom et de ses gazoducs North Stream I et II.

Les États apparaissent ainsi de plus en plus vulnérables. Si seulement 20 % de l’approvisionnement énergétique transite par des pipelines terrestres et maritimes, 99 % des données transitent, elles, par les câbles sous-marins. Dans ce contexte, la nature même des affrontements maritimes visant la rupture des chaînes d’approvisionnement afin de contraindre l’adversaire en l’isolant de ses sources de puissance fragilise encore les sujets dépendants. Les câbles sous-marins ont été naturellement considérés comme des cibles légitimes dès le début du xxe siècle. Au cours de la Première Guerre mondiale, la marine britannique puis, au cours de la Seconde, les États-Unis ont sectionné les réseaux de télécommunication allemands. Ces deux exemples, qui montrent par incidence le basculement de puissance entre les deux « empires », prouvent surtout l’importance stratégique de ces réseaux sous-marins. Ces précédents restent d’une grande actualité. Dans le cadre du conflit russo-ukrainien, la Russie a brandi la menace d’une action sur les câbles européens afin de désorganiser les flux d’information en Europe de l’Ouest. Les pipelines y sont également l’objet des attentions les plus belliqueuses. L’Europe et les États-Unis ont suspendu le projet North Stream II comme contre-mesure à l’invasion russe et Moscou, en réaction, a menacé de rompre les approvisionnements du gazoduc North Stream I, bien réel celui-ci et encore en fonctionnement à l’heure où sont écrites ces lignes. Il est pourtant indispensable à la vie des Européens de l’Ouest et les mesures de diversification vont mettre du temps à s’installer. Mais les menaces conventionnelles ne sont pas les seules à atteindre les réseaux câbliers internationaux. Les cybermenaces étant de plus en plus prégnantes, on ne peut exclure d’éventuelles actions malveillantes sur la couche physique du cyberespace venant d’acteurs non étatiques, voire de mouvements terroristes. De la même façon, les flux énergétiques ayant été spécifiquement visés par des groupes terroristes transnationaux, les pipelines pourraient faire l’objet d’attaques ciblées aux côtés de celle déjà menée sur des pétroliers à l’image de l’attentat contre le Limburg en 2002. Ces vulnérabilités économiques et stratégiques empêchent les États d’agir en pleine capacité souveraine alors même qu’il s’agit de leur indépendance sur la scène internationale. C’est la raison pour laquelle on les voit réagir tant sur les plans juridique que politique à l’échelle interne.

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2/ Protection et souveraineté

Si le régime international des câbles sous-marins est un régime de liberté, les États ont cherché à contrôler toujours davantage ces infrastructures en mer comme ils l’ont fait pour l’ensemble des activités maritimes. L’Union européenne ne parvenant pas à établir une politique dans ce domaine, les mesures de protection passent à la fois par la mise en place d’une règlementation interne favorable au contrôle des États et par des incitations nationales afin de garder des compétences concurrentielles sur le marché mondial.

Certains États ont d’abord mis en place des procédures d’autorisation afin de limiter en partie les dispositions très libérales du droit de la mer. De cette façon, leur arsenal juridique leur permet de contrôler les entreprises, voire parfois les États derrière ces entreprises, agissant dans le secteur câblier. L’administration américaine a par exemple fait échec à plusieurs projets de câbles sous-marins au prétexte que ces derniers faisaient intervenir des entreprises chinoises très proches, c’est le moins que l’on puisse dire, du gouvernement central. Pékin favorise en effet la montée en puissance et en compétences de ses entreprises dans la stratégie globale des routes de la soie en l’espèce numériques. En 2013, Washington s’est opposé à l’intervention de Huawei, un des plus importants acteurs du secteur, pour la pose du câble devant relier New York à Londres. Les Américains ont encore récemment refusé d’accorder une licence pour la pose d’un câble reliant leur territoire à Hong Kong pour la même raison. La France a quant à elle choisi la voie de la réglementation administrative en imposant aux entreprises de demander une concession d’utilisation du domaine public maritime dans sa mer territoriale. Si cette autorisation est largement accordée, cette procédure pourrait permettre de s’opposer à des projets en contradiction avec les intérêts nationaux. De surcroît, les infrastructures terrestres d’atterrissement des câbles de télécommunication ou des pipelines sont quant à elles protégées au titre de la réglementation sur les activités d’importance vitale. Ces dispositions permettent de resserrer la protection attendue pour des ouvrages aussi stratégiques.

Pourtant, force est de constater que la seule action réglementaire ne suffit pas face aux défis à venir. C’est ainsi que la France a présenté en février 2022 une stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins, sous l’égide du ministère des Armées afin de « protéger nos intérêts [et de] saisir les opportunités en appui de notre autonomie stratégique[3] » tant en matière numérique qu’énergétique. Elle accompagne une prise de conscience récente des enjeux fondamentaux auquel notre autonomie stratégique est confrontée. Pour ce faire, la France a favorisé les entreprises câblières et a cherché à maintenir les compétences nationales en soutenant par exemple l’entreprise SNS. Dans le même temps, elle a intégré ces entreprises françaises dans la flotte stratégique, à l’instar des pétroliers, ce qui permet, en temps de crise, de garder les navires sous pavillon français dans le giron économique national. Ces mesures politiques et juridiques traduisent l’importance estimée de cette économie.

Enfin, maîtriser les câbles de télécommunication, c’est éviter la constitution d’un État en situation hégémonique sur les matériaux indispensables à leur construction. Sans pouvoir imposer un régime juridique contraignant, la France a bien envisagé le risque d’une dépendance trop forte aux métaux rares essentiels dans la fabrication des câbles sous-marins. Aujourd’hui, la Chine a organisé un vaste système d’exploitation et de sécurisation des approvisionnements miniers afin de se positionner comme leader dans le secteur des nouvelles technologies et, de facto, dans ses ressources de base. Pourtant la France, deuxième espace maritime au monde avec 11 millions de kilomètres carrés sous juridiction, « géant minier en sommeil », a pris conscience de ce risque immédiat. La création en France du Comité pour les métaux stratégiques (COMES) en 2011 illustre ainsi une réaction stratégique au « premier embargo de la transition énergétique et numérique[4] », embargo chinois sur les approvisionnements mondiaux en métaux stratégiques, faisant alors prendre conscience aux États de leur vulnérabilité. La France a tous les atouts pour rester dans la course, saura-t-elle les exploiter ?

[1] Pakistan East Africa Cable Express.

[2] Florence Smits et Tristan Lecoq, « Les routes du fond des mers : la colonne vertébrale de la mondialisation », Annuaire français de relations internationales, 2017, volume XXVIII, p. 671-686.

[3] Stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins, Rapport du groupe de travail, février 2022.

[4] Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, (préface d’Hubert Védrine), éd. Les Liens qui libèrent, 2018.

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À propos de l’auteur
Hélène Terrom

Hélène Terrom

Hélène Terrom est docteur en droit international et maître de conférences en droit public à l’Université catholique de l’Ouest. Elle est par ailleurs juge-assesseur à la Cour nationale du droit d’asile et officier de réserve conseiller juridique au sein de la Marine nationale. Chercheur associé au Centre de Recherche des Écoles de Coëtquidan, elle travaille sur le recours à la force dans les espaces communs.
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