<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Quand l’Internet ne tient qu’à un fil. Géopolitique des câbles sous-marins

30 décembre 2020

Temps de lecture : 4 minutes
Photo : Arrivée du câble sous-marin de Google, à Saint hilaire de Riez. Photo : Mario FOURMY/SIPA 00949844_000005
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Quand l’Internet ne tient qu’à un fil. Géopolitique des câbles sous-marins

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L’Internet et le monde numérique sont associés à un mythe de la « dématérialisation », alors que tout y repose sur des objets concrets. En effet, lorsque l’on envoie un e-mail d’un ordinateur à un autre, les quelques kilooctets de données auront probablement transité par un réseau de câbles et de serveurs, qui font partie de la face matérielle du monde virtuel. Ils constituent un véritable talon d’Achille du Web.


 

Lorsqu’on se place à l’échelle mondiale, ce sont les câbles sous-marins qui ont une importance cruciale puisque 99 % des télécommunications intercontinentales et 10 000 milliards de dollars d’opérations financières quotidiennes (1) utiliseraient cette voie.

 

Le talon d’Achille du Web

Ainsi, lorsque l’on évoque les vulnérabilités du monde numérique, on pense souvent aux cyberattaques. Mais le côté matériel est lui aussi vulnérable, et il est assez facile de s’en rendre compte.

En octobre 2015, l’Algérie s’est retrouvée privée de 80 % de ses capacités d’accès à Internet pendant près d’une semaine. La cause ? La simple bévue de l’équipage d’un navire (2) qui avait jeté puis relevé son ancre là où passait un câble stratégique pour cet usage. Deux ans plus tard, en juillet 2017, le même scénario se reproduit au large de la Somalie, où un porte-conteneurs (3) a privé accidentellement la Somalie d’Internet trois semaines durant.

Ces deux exemples ne sont que les cas les plus récents, puisque l’on compte bien d’autres coupures accidentelles d’Internet par rupture de câble depuis le début des années 2000. La fragilité est réelle.

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Quand les militaires s’intéressent aux câbles

Un rapport publié le 1er décembre 2017 par le think tank britannique Policy exchange dresse un résumé des menaces et surtout des fragilités qui concernent ces câbles. Au demeurant, leur localisation est connue de tous – à l’exception de certains câbles à vocation militaire – et leur passage en haute mer crée de plus un vide juridique qui faciliterait la tâche à une attaque asymétrique (4).

L’attaque des câbles sous-marins à des fins militaires n’est pas un fantasme puisque, durant la guerre froide, les Américains avaient espionné un câble de télécommunication soviétique en mer d’Okhotsk. Même en temps de paix, les uns et les autres préfèrent prendre leurs précautions, par exemple, le CNES soutient un projet de câble sous-marin qui lui permettrait de communiquer de la Guyane vers la Métropole sans passer par les États-Unis, pays de son concurrent direct SpaceX.

Mais outre l’espionnage, il peut exister un risque de coupure en cas de conflit. La chose n’est pas récente non plus : en 1914, le Royaume-Uni avait coupé les câbles qui servaient à l’Allemagne pour ses communications transatlantiques. Pour le reste, la Russie dispose manifestement du matériel nécessaire pour ce type d’opération. La présence du navire océanographique russe Yantar à proximité de câbles américains avait éveillé en 2015 les soupçons de Washington. En 2008, c’est une coupure qui avait été repérée sur un câble en mer Noire, juste avant le conflit géorgien. Et, dans un autre registre, lors de l’épisode du déploiement de forces russes en Crimée, en 2014, la péninsule avait été isolée du reste de l’Ukraine par la coupure physique des communications.

Le risque terroriste n’est pas non plus absent : en 2007, Scotland Yard avait déjoué un projet d’Al-Qaïda qui visait des infrastructures vitales pour l’Internet au Royaume-Uni. Dix ans plus tard, les conséquences d’une telle attaque seraient d’autant plus importantes que l’Internet a pris de plus en plus de place dans nos sociétés.

 

Câbles et neutralité du Web

Les États semblent prendre conscience de cette problématique. En France, la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017 évoque ce caractère crucial des câbles sous-marins.

Il faut noter que la France dispose d’atouts stratégiques majeurs dans la pose de câbles. En effet, la société Alcatel Submarine Networks est le leader du marché, qu’elle domine avec l’américain TE Subcom et le japonais NEC. Depuis le rachat d’Alcatel par le finlandais Nokia, l’État français surveille de très près la revente de cette filiale. Par ailleurs, une part significative de la flotte mondiale de navires câbliers est immatriculée sous pavillon français : six opérés par Louis-Dreyfus Armateur pour le compte d’Alcatel, et trois utilisés par Orange Marine, autre acteur du marché, ces sociétés opérant par ailleurs d’autres navires sous pavillon étranger.

En revanche, les investisseurs viennent plutôt d’outre-Atlantique : les géants américains de l’Internet investissent désormais dans les câbles, afin de disposer de plus de capacités pour exporter le contenu qu’ils vendent. Par exemple, Microsoft et Facebook se sont associés pour faire poser un nouveau câble dénommé « Marea », reliant les États-Unis à l’Espagne, qui doit être mis en service cette année. Ces investissements ne sont pas anodins, puisque la remise en cause de la neutralité du Net aux États-Unis est liée à cette question de l’investissement dans la « capacité des tuyaux ». En effet, jusqu’à très récemment, les fournisseurs d’accès, gestionnaires de l’infrastructure, étaient tenus de donner un accès égal à tous les sites et tous les utilisateurs. Désormais, les producteurs de contenu qui investissent dans ladite infrastructure pourront s’y arroger un accès privilégié, ce qui facilite les investissements mais est naturellement loin de l’esprit libertaire des débuts de l’Internet. On peut y voir une concentration verticale, dans laquelle contenu et infrastructures seraient liés, ramenant le monde virtuel à des réalités plus « concrètes ».

Ces investissements sont aussi un nouveau chapitre dans la croissance de ces câbles, qui a été plutôt désordonnée. Par exemple, la bulle internet du tournant des années 2000 a conduit à créer une surcapacité dans l’Atlantique Nord, tout juste résorbée 15 ans plus tard. D’une façon générale, ces câbles poussent au gré des opportunités d’investisseurs privés, et ne résultent pas d’une vision globale, ce qui constitue une fragilité supplémentaire pour ce système dans lequel l’économie mondiale s’est engouffrée, devenant ainsi dépendante de son bon fonctionnement.

Finalement, au xxie siècle, la technologie n’affranchit pas des contingences matérielles : l’Internet reste à la merci d’une vulgaire « coupure du fil du téléphone » !

 

 

 

  1. Selon la réserve fédérale américaine.
  2. Le Povoasa Ace, vraquier panaméen, dont le commandant a été condamné à 6 mois de prison avec sursis par les autorités algériennes.
  3. Le MSC Alice, battant pavillon panaméen.
  4. Selon la convention de Montego Bay, la sanction contre un navire qui attaquerait un câble en haute mer relève de l’État du pavillon, ce qui pose problème dans les cas des registres de complaisance (cf. Conflits n° 10).
À propos de l’auteur
Jean-Yves Bouffet

Jean-Yves Bouffet

Officier de la marine marchande.
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