La campagne d’Espagne de Napoléon – Souvenir et conséquences de part et d’autre des Pyrénées

23 avril 2020

Temps de lecture : 6 minutes
Photo : Bataille de Somosierra le 30 novembre 1808, Auteurs : MARY EVANS/SIPA, Numéro de reportage : 51039800_000001.
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La campagne d’Espagne de Napoléon – Souvenir et conséquences de part et d’autre des Pyrénées

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La campagne d’Espagne de Napoléon Bonaparte (1808-1814), que les Espagnols appellent significativement « guerre d’Indépendance » (guerra de la Independencia) [simple_tooltip content=’Canales Torres, Carlos, Breve historia de la guerra de Independencia española (1808-1814), Madrid : Nowtilus, 2009.‘](1)[/simple_tooltip], n’est historiquement pas très connue ni étudiée en France – même si la situation tend à évoluer sur les dernières décennies. Pourtant, comme l’empereur des Français le reconnaît lui-même lors de son exil à Sainte-Hélène, cette campagne a constitué son tombeau [simple_tooltip content=’Petiteau, Natalie, « Napoléon et l’Espagne » in Mélanges de la Casa de Velázquez, Madrid : Presses de l’Université de Madrid, 2008, n° 38-1, page 13.‘](2)[/simple_tooltip]. Les Français ont eu tendance à jeter un voile pudique sur ce qui s’est passé de l’autre côté des Pyrénées pendant six ans. Plus glorieuse semble la retraite de Russie, par exemple, néanmoins tout aussi désastreuse pour la Grande Armée.

 

Peu de batailles ibériques sont restées dans la mémoire napoléonienne. Même la victoire du col de Somosierra, le 30 novembre 1808, qui permet à l’empereur de reprendre Madrid, n’a pas l’aura d’Austerlitz ou Friedland [simple_tooltip content=’Campoy Fernández, Alejandro, « 76 días de Napoleón en España » in Revista del Ejército, Madrid : Ministère espagnol de la Défense, 2015, n° 891, pages 104-110.’](3)[/simple_tooltip]. Qui se souvient des sièges de Saragosse ou de celui de Gérone ? La cruelle guerre d’usure menée par une population soulevée contre l’envahisseur français a été illustrée par Francisco de Goya dans une série de gravures, les Desastres de la Guerra, focalisant ainsi l’attention sur le caractère sanglant de l’affrontement plus que sur l’épopée militaire. La bataille de Bailén, représentée par José Casado del Alisal en 1864, est la première reddition de la Grande Armée au cours des campagnes de l’Empire, mais sa postérité n’est pas parvenue à dépasser les Pyrénées. De leur côté, les Français ont voulu oublier les exactions de leurs soldats sur place ou les défaites subies à Vitoria et Pampelune en 1813 [simple_tooltip content=’Diego, Emilio de, España, el infierno de Napoleón – 1808-1814: una historia de la guerra de la Independencia, Madrid : La Esfera de los Libros, 2008, pages 434-470.’](4)[/simple_tooltip]. C’est ce qui explique que les célébrations du bicentenaire de cette campagne aient été importantes en Espagne, mais soient totalement passées inaperçues en France.

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De récentes avancées historiographiques

Notre pays commence à mieux étudier, par exemple, la guérilla populaire contre les troupes napoléoniennes [simple_tooltip content=’Scotti Douglas, Vittorio, « La guérilla espagnole dans la guerre contre l’armée napoléonienne » in Annales historiques de la Révolution française, Paris : Armand Colin et Société des Études robespierristes, 2004, n° 336, pages 91-105 ; et Colson, Bruno, « Napoléon et la guerre irrégulière » in Revue Stratégique, Paris : Institut de Stratégie comparée, 2009, volume 1, n° 93-94-95-96, pages 227-258.’](5)[/simple_tooltip]. Outre-Pyrénées, la figure de Joseph Bonaparte – péjorativement surnommé Pepe Botella (littéralement, « Jojo la Bouteille ») en raison de son penchant supposé pour l’alcool – est mieux connue et réhabilitée [simple_tooltip content=’Moreno Alonso, Manuel, José Bonaparte – Un rey republicano en el trono de España, Madrid : Talasa, 2008.’](6)[/simple_tooltip]. Celui qui occupe le trône espagnol de juin 1808 à décembre 1813 s’entoure en effet d’intellectuels locaux proches des intérêts français [simple_tooltip content=’Abeberry Magescas, Xavier, « Joseph ier et les afrancesados », in Annales historiques de la Révolution française, Paris : Armand Colin et Société des Études robespierristes, 2004, n° 336, pages 169-184.’](7)[/simple_tooltip] et désire entamer une transformation profonde de l’urbanisme madrilène. Certains de ses projets, à peine entamés, aboutissent à la création d’espaces aussi importants que la place d’Espagne ou la place Sainte-Anne [simple_tooltip content=’Lopezosa Aparicio, Concepción, « Sobre los planes de intervención de José i en Madrid » in Cuadernos de historia moderna, Madrid : Presses de l’Université Complutense, 2010, n° 9, pages 47-61.’](8)[/simple_tooltip].

De la même façon, le labeur juridique et administratif de Napoléon Bonaparte en France inspire, au cours des décennies 1830-1870, de nombreuses transformations outre-Pyrénées, depuis la codification des lois jusqu’à l’organisation du pays en provinces [simple_tooltip content=’Luis, Jean-Philippe, « L’influence du modèle napoléonien en Espagne (1814-1845) » in Annales historiques de la Révolution française, Paris : Armand Colin et Société des Études robespierristes, 2004, n° 336, pages 199-219.’](9)[/simple_tooltip] – et ce en dépit de l’image négative que continue d’avoir l’intervention de la Grande Armée.

 

L’une des clefs explicatives : la considération des Français sur l’Espagne

L’ignorance de notre pays sur l’Espagne depuis la fin du xviiie siècle y est pour beaucoup dans la faible publicité dont bénéficie cette campagne. La iiie République est responsable d’avoir entériné ce dédain pour nos amis espagnols : « Le scandale de l’inspecteur [à propos de la prépondérance croissante de l’espagnol face à l’anglais et à l’allemand dans le sud-ouest de la France] provenait, selon lui, de la chose suivante : « C’est […] pour les raisons les moins recommandables […] que les élèves se portent en masse du côté de l’espagnol ; et les facilités qu’ils trouvent aux examens et dans l’étude de cette langue constituent la plus immorale prime à la paresse ». Selon cet inspecteur, la France de son époque souffrait d’une série de vices, héritage de « l’esprit latin », qui constituaient une espèce d’empoisonnement dont l’antidote le plus efficace n’était autre que la culture anglaise. Cet antidote, cette panacée devaient être appliqués en doses plus fortes là où le mal se répandait avec le plus d’intensité » [simple_tooltip content=’Niño Rodríguez, Antonio, Cultura y diplomacia – Los hispanistas franceses y España (1875-1931), Madrid : Conseil supérieur des Recherches scientifiques (CSIC), Casa de Velázquez et Société des Hispanistes français, 1988, pages 99-100 (c’est nous qui traduisons).’](10)[/simple_tooltip].

L’absence de lien fort entre Paris et Madrid après la chute du Premier Empire n’aide pas à une meilleure considération de l’Espagne. Pendant longtemps, notre peuple en reste à une vision stéréotypée et négative du fait espagnol, guère différente de celle de Napoléon Bonaparte [simple_tooltip content=’Brégeon, Jean-Noël, Napoléon et la guerre d’Espagne, Paris : Perrin, 2006, page 30.’](11)[/simple_tooltip]. Notre voisin ibérique reste cette terre inhospitalière, « africaine », déserte, décadente et étroitement religieuse, toujours à la remorque du progrès et des grandes puissances : « Pressés, superficiels, beaucoup de Français concluront à l’unanimisme religieux des Espagnols, à leur crédulité et à leur fanatisme » [simple_tooltip content=’Ibid., page 34.’](12)[/simple_tooltip]. L’empereur se laisse donc facilement convaincre par les nouvelles que ses conseillers lui donnent concernant les rapports de force au sein des élites espagnoles : « Plus grave, il [François de Beauharnais] a toujours présenté à Napoléon une vision édulcorée de la situation politique en Espagne ; il a voulu le convaincre que le peuple était prêt à se jeter dans ses bras et, incontestablement, Napoléon s’est nourri de cette illusion » [simple_tooltip content=’Ibid., page 97.’](13)[/simple_tooltip].

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Napoléon Bonaparte, accoucheur involontaire de l’Espagne contemporaine

De l’autre côté des Pyrénées, les traces du conflit napoléonien sont nombreuses aussi bien dans les arts que dans la littérature ou les commémorations officielles [simple_tooltip content=’Álvarez Barrientos, Joaquín (dir.), La guerra de la Independencia en la cultura española, Madrid : Siglo xxi de España, 2008.’](14)[/simple_tooltip]. Même si l’alliance avec la France est par la suite de mise, la confiance n’est jamais vraiment rétablie entre Madrid et Paris avant les années 1980.

Comme nous le signalions plus haut, c’est néanmoins dans la lutte contre l’occupant français que les idées nouvelles triomphent en Espagne avec l’installation de la Junte centrale [simple_tooltip content=’Moliner Prada, Antonio, « Crise de l’État et nouvelles autorités – Les juntes lors de la guerre d’indépendance » in Annales historiques de la Révolution française, Paris : Armand Colin et Société des Études robespierristes, 2004, n° 336, pages 107-128.’](15)[/simple_tooltip] dans une ville de Cadix assiégée [simple_tooltip content=’Diego, Emilio de, op. cit., pages 332-367.’](16)[/simple_tooltip], laquelle donne naissance en 1812 à la première constitution réellement espagnole. C’est également avec l’épisode napoléonien que naît la souveraineté populaire outre-Pyrénées [simple_tooltip content=’Pellistrandi, Benoît, Histoire de l’Espagne – Des guerres napoléoniennes à nos jours, Paris : Perrin, 2013, page 65.’](17)[/simple_tooltip].

Bien entendu, la démocratie contemporaine n’est pas directement la fille de la constitution de Cadix [simple_tooltip content=’Ibid., pages 66-67.’](18)[/simple_tooltip]. Néanmoins, c’est bel et bien dans le conflit contre la France napoléonienne que se forge la conscience nationale espagnole [simple_tooltip content=’Ibid., pages 41-83.’](19)[/simple_tooltip].

Les représentants improvisés de la monarchie espagnole inaugurent ainsi une transition au cours de laquelle leurs compatriotes passent du statut de sujets à celui de citoyens [simple_tooltip content=’Peña Díaz, Manuel, « De súbditos a ciudadanos » in Andalucía en la historia, Séville : Centre des Études andalouses, 2012, n° 35, page 3 ; et Fernández Sarasola, Ignacio, « Cortes y Constitución – Las bases del cambio político », ibid., pages 22-25.’](20)[/simple_tooltip]. Bien que les événements de la Révolution française aient déjà influé sur le cours de l’histoire espagnole, l’occupation napoléonienne met au jour un libéralisme proprement ibérique qui tente de s’imposer face à un absolutisme revanchard.

 

Le désastre économique et démographique

L’Espagne de 1815 doit affronter tous ces bouleversements politiques dans une situation très délicate : « Ferdinand vii règne sur un pays dévasté. L’effort de guerre, soutenu depuis trop longtemps, a épuisé des hommes et des territoires de surcroît pillés et saccagés par les Français. Le maintien de plusieurs armées concurrentes, la longue occupation et la politique de réquisition, les combats, mais aussi la désorganisation des flux commerciaux traditionnels alimentent une crise économique qui, d’abord rurale, s’étend aux finances publiques. Les structures socio-économiques de l’Ancien Régime sont en vérité frappées à mort, mais ni le pouvoir, ni les nobles, ni l’Église ne veulent le percevoir, tandis que le monde paysan affronte la chute de la production, la perte du cheptel, les caprices de la météorologie (1817 est une année de grande sécheresse). L’urgence pour le roi et son gouvernement tient en ce mot : trouver des recettes fiscales. La progressive perte de la liaison avec les Amériques prive l’État d’une part considérable de ses revenus. On estime qu’entre l’avant-guerre et 1818, ses revenus tombent de 1,5 milliard de réaux à 650 millions. L’or et l’argent des Amériques, constitutifs du système économique espagnol depuis le xvie siècle, formaient, avant 1808, un quart des ressources budgétaires. Par ailleurs, la guerre a coûté affreusement cher et la dette publique, estimée à 11 milliards de réaux en 1814 contre 8 milliards en 1807, s’est envolée » [simple_tooltip content=’Pellistrandi, Benoît, op. cit., pages 89-90.’](21)[/simple_tooltip].

 

En d’autres termes, notre voisin ibérique se voit totalement transformé en 1814-1815, mais n’a pas toutes les cartes en main pour résoudre les conflits politiques qui l’animent à la suite de la pénétration des idées révolutionnaires.

La tentative de mise en coupe réglée de la nation espagnole par Napoléon Bonaparte représente non seulement une erreur stratégique majeure pour le Premier Empire, mais également une rupture durable dans le lien transpyrénéen. Elle inaugure de même un siècle complexe pour l’Espagne, qui ne commence à se relever de cet épisode qu’au tournant des années 1880-1910.

À propos de l’auteur
Nicolas Klein

Nicolas Klein

Nicolas Klein est agrégé d'espagnol et ancien élève de l'ENS Lyon. Il est professeur en classes préparatoires. Il est l'auteur de Rupture de ban - L'Espagne face à la crise (Perspectives libres, 2017) et de la traduction d'Al-Andalus: l'invention d'un mythe - La réalité historique de l'Espagne des trois cultures, de Serafín Fanjul (L'Artilleur, 2017).
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