<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’essor irrésistible de l’énergie nucléaire

27 décembre 2020

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L’essor irrésistible de l’énergie nucléaire

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Le nucléaire satisfait aujourd’hui environ 7 % de la consommation mondiale d’énergie primaire, ce qui est modeste, mais il faut se remémorer que ce pourcentage était inférieur à 1 % en 1973. Les chocs pétroliers ont ainsi joué un rôle d’accélérateur dans le développement du nucléaire, comme en témoigne le plan Messmer en France à cette époque.

 

Le nucléaire fournit environ 15 % de l’électricité produite dans le monde, ce qui est considérable car cela représente environ le double du pétrole. Pourtant, le nucléaire fait l’objet d’un mouvement de rejet depuis les années 1970 : beaucoup de commandes de centrales ont été annulées, certains programmes ayant été interrompus brutalement comme aux États-Unis après l’incident de Three Miles Island (1979) ou au Japon après l’accident majeur de Fukushima (2011), et de nombreux pays se sont engagés à sortir du nucléaire d’ici 2020-2030 (Allemagne). Mais le nucléaire devrait pourtant jouer un rôle important (essentiel ?) dans la transition énergétique au xxie siècle.

 

Croissance au nord et au sud

Le fort développement du nucléaire civil jusqu’aux années 1980 s’explique par trois facteurs principaux :

La recherche d’indépendance énergétique dans le contexte des chocs pétroliers : l’électricité nucléaire représente ainsi une solution alternative au « tout-pétrole ».

La recherche de compétitivité : l’intensité énergétique du nucléaire est bien supérieure aux autres énergies, 1 gramme de matière fissile libérant autant d’énergie que 2 tonnes de pétrole.

La nécessité d’amortir de lourds investissements : la construction d’un réacteur nucléaire étant un investissement très lourd, en fabriquer plusieurs de même technologie permet d’amortir plus facilement les charges, notamment celles de conception.

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À cet égard, l’année 1985 établit un record historique : 42 réacteurs nucléaires sont mis en service cette seule année. Un an plus tard, l’accident de Tchernobyl et le contre-choc pétrolier surviennent avec pour conséquence un ralentissement de la construction de centrales, certains pays optant pour un moratoire (Belgique, Suède), d’autres y renonçant (Italie, Allemagne). Vingt ans plus tard, une nouvelle hausse très forte du prix du pétrole contribue à une relance du nucléaire avant que l’accident de Fukushima ne pose de nouvelles interrogations.

Le nucléaire civil poursuit ainsi sa croissance. Le nucléaire représente à lui seul environ un tiers du mix énergétique bas-carbone mondial, ce qui est considérable. Il existe 430 réacteurs nucléaires en activité dans le monde et 68 en construction, selon la World Nuclear Association : une centaine aux États-Unis, entre cinquante et soixante en France et au Japon (où elles sont à l’arrêt, sauf deux, d’autres étant en cours de réouverture), une trentaine en Russie devant la Corée, l’Inde, le Royaume-Uni… La Chine en compte déjà 14. Le nucléaire répond en effet à des besoins énergétiques croissants sur la planète : selon l’AIE, la demande en électricité augmentera de + 80 % à + 130 % d’ici 2050 et ne pourra être satisfaite sans l’apport du nucléaire civil.

Les réserves en uranium sont massives. Elles sont estimées à plus de deux millions de tonnes. Elles sont présentes un peu partout dans le monde et, contrairement au pétrole et au gaz, souvent dans des pays stables : en Australie (environ 30 %) ou au Canada (10 %), mais aussi au Kazakhstan (17 %), en Afrique du Sud (9 %), en Russie (9 %), au Niger (8 %), en Namibie (5 %) pour les zones les plus importantes. Un très petit nombre de mines, les plus actives, fournissent l’essentiel de la demande aujourd’hui : au Kazakhstan, puis au Canada, en Australie, au Niger, en Namibie, en Russie.

Les coûts d’extraction de l’uranium naturel ne représentent que 25 % du coût total d’élaboration du combustible nucléaire ; ce qui coûte cher c’est l’enrichissement de l’uranium. Au rythme actuel de consommation dans des réacteurs de 1re et 2e générations, il y a une trentaine d’années d’exploitation ; mais grâce aux réacteurs de nouvelle génération, l’uranium pourrait être exploité pendant plus de 300 ans. Il faut également noter qu’avec le démantèlement des arsenaux nucléaires militaires depuis les années 1990 (accords START et NEW START), une quantité importante de plutonium est disponible, ce qui permet d’ores et déjà de fabriquer un nouveau combustible, le mox (mixed oxyde), composé d’un mélange d’uranium appauvri et de plutonium.

 

Atouts et contraintes

Les atouts du nucléaire sont indiscutables.

Le nucléaire présente l’avantage de limiter les émissions de gaz à effet de serre (GES). Le nucléaire ne génère que 10 grammes de CO2 par kWh d’électricité produit contre 400 pour le gaz, 800 pour le pétrole, 1 000 pour le charbon. Le remplacement des hydrocarbures par le nucléaire permettrait d’éviter le rejet de 2,1 milliards de tonnes de dioxyde de carbone par an.

Il utilise de l’uranium, une matière première assez abondante et sans autre utilité.

Il a des applications militaires, constituant un objectif essentiel de pays qui veulent se protéger des agressions des autres puissances par la stratégie de dissuasion.

La filière sait gérer ses déchets (enfouissement) et les recycler (filière à neutrons rapides).

Pour toutes ces raisons, l’OCDE prévoit un doublement de la capacité nucléaire mondiale d’ici 2050.

Mais de forts risques et contraintes sont également à prendre en compte. Le nucléaire fait face à de fortes contraintes de localisation. À l’échelle macro-spatiale : la proximité relative des centres de consommation pour rentabiliser les investissements, l’absence d’autres sources d’énergie pour éviter la concurrence inutile, la présence d’un espace à faible densité humaine pour réduire au maximum les impacts d’un éventuel accident. À l’échelle micro-spatiale : la proximité d’une source de refroidissement suffisamment abondante, de débit rapide et assez froide ; un espace suffisamment grand sur des sols résistants et stables ; des vents permettant la dispersion des rejets et des gaz loin des zones habitées ; un site bien desservi par les voies de transport.

Par ailleurs, quel est le coût réel du nucléaire ? La production en tant que telle est peu coûteuse, mais il faut tenir compte des investissements et des frais annexes, particulièrement lourds. En France, la Cour des comptes note dans un rapport de 2014 une forte hausse des coûts (20 % en trois ans) liée aux problèmes de sécurité croissante, au coût du combustible, aux taxes, sans parler du coût prévu pour le « grand carénage » qui permettrait de prolonger l’exploitation des centrales au-delà de 40 ans. Les investissements sont très coûteux, tout dépend donc de la durée d’exploitation des centrales : en permettant qu’elles soient utilisées plus longtemps, on rentabilise les investissements initiaux sur une période plus longue.

Reste le risque d’accident. Celui de Tchernobyl en 1986 a constitué, à cet égard, un précédent historique de grande ampleur, avec une menace transfrontalière. Des incidents moins médiatisés se sont déroulés dans les 30 dernières années aux États-Unis (Three Mile Island, degré 5 sur l’échelle INES), au Royaume-Uni, en France… On estime qu’un quart du parc nucléaire mondial présente un risque potentiel important. L’accident de Fukushima en 2011 a montré que même un pays riche très avancé technologiquement et réputé sûr comme le Japon pouvait voir sa sécurité prise en défaut, en l’occurrence par un gigantesque tsunami sur la côte nord-est d’Honshu.

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La catastrophe de Fukushima redistribue totalement les cartes. Le Japon a arrêté ses 54 centrales pour vérification et les autorités locales retardent le redémarrage. Le Japon est donc redevenu importateur massif d’énergie, en particulier de GNL, ce qui tire les prix vers le haut. D’où l’apparition d’un déficit commercial en 2011. Le gouvernement décide finalement de relancer deux centrales en avril 2012 (à Oi, sur le Japon de l’envers). De plus Tepco, nationalisé après la catastrophe, a déjà payé 28,5 MM€ d’indemnités, et ce n’est sans doute pas fini. Mais le Premier ministre Shinzo Abe devrait relancer d’autres centrales, malgré sa femme qui a pris position contre !

Le nucléaire produit aussi des déchets dont la durée de vie dépasse des dizaines voire des centaines de milliers d’années. Les écologistes s’y opposent donc fortement et mettent en avant que, pour des budgets aussi importants, on pourrait investir à plus court terme dans les énergies renouvelables. Le nucléaire produit en effet des déchets dangereux à chaque étape de la filière : lors de l’extraction minière, de l’enrichissement de l’uranium, de l’exploitation des réacteurs, du retraitement des combustibles usés, du démantèlement des installations… Une petite quantité certes (100 grammes par an et par habitant en France, soit 25 000 fois moins que les autres déchets industriels), mais d’une grande toxicité.

Le risque de prolifération enfin est réel. Les attentats du 11 septembre 2001 ont fait resurgir la crainte d’actions terroristes visant des installations nucléaires ou, dans le même registre, celle d’une prolifération des armes nucléaires : prolifération du combustible (uranium et plutonium), prolifération des technologies du nucléaire militaire, faisant peser une menace majeure sur la planète (Corée du Nord, Iran), prolifération des têtes nucléaires qui peuvent équiper des missiles légers au service de groupes terroristes ou autres bandes organisées.

 

De nouvelles avancées technologiques

Des réacteurs de troisième génération, plus performants et moins risqués, remplacent progressivement ceux des deux premières générations qui constituent encore 80 % du parc électronucléaire mondial. Celui-ci est surtout composé de réacteurs de deuxième génération PWR (à eau pressurisée) et BWR (à eau bouillante), installés dans les années 1970 à 1990 (produisant 1 450 MW), tandis que les réacteurs de première génération (filière française UNGG et filière britannique Magnox) sont plus rares.

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Il existe deux types de réacteurs dits « de troisième génération » : les EPR (European Pressurised Water Reactor), fabriqués par Areva, et les AP-100 de licence Westinghouse (groupe Toshiba). Ils sont plus performants, plus sûrs et moins polluants : des réacteurs à eau sous pression d’une puissance de 1 600 MW, implantés en France à Flamanville en Basse-Normandie, en Finlande à Olkiluoto, à Taishan dans le Guangdong, en projet en Angleterre à Hinkley Point. Certains ont posé de gros problèmes de délais et de coûts.

Parallèlement, la recherche sur les réacteurs de « quatrième génération » est bien avancée. Ces réacteurs à haute température peuvent brûler aussi bien de l’uranium que du plutonium. Leur puissance plus faible (100 à 300 mégawatts contre 1 600 pour un EPR) peut constituer un avantage économique par un moindre investissement initial. Certains travaux scientifiques énoncent que la fusion du cœur de tels réacteurs est impossible. On explore également la voie de réacteurs à sel fondu qui génèrent peu d’actinides, ce qui réduit le volume des déchets à stocker.

On travaille parallèlement sur d’ambitieux prototypes. Le projet ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor) à Cadarache suscite de grands espoirs pour un budget total de 10 milliards d’euros. Il devrait déboucher d’ici 2025 sur le lancement de premières centrales. Dans ce projet, l’Union européenne est associée à six grands pays (États-Unis, Russie, Chine, Japon, Inde, Corée du Sud) qui cherchent à développer la production d’énergie par fusion (et non plus par fission) des atomes, ce qui permettrait de fournir des ressources presque illimitées (grâce au deutérium des océans) et relativement propres (la réaction produit essentiellement de l’hélium, qui ne pollue pas). Bref, une technologie bas-carbone infinie qui présente un triple intérêt décisif : un combustible quasi inépuisable, une sécurité maximale, et l’absence d’enjeux de prolifération.

 

Un reflet des inégalités de développement et de puissance

Le Sud, en particulier l’Asie, est en situation de rattrapage. Actuellement, environ 70 réacteurs sont en chantier dans le monde, surtout en Asie qui développe rapidement ses capacités, ce qui constitue un aspect essentiel et souvent négligé du basculement des forces géoéconomiques et géopolitiques mondiales vers ce continent, en particulier ses puissances émergentes (Inde, Chine).

À nouveau, la Chine s’impose comme un exemple spectaculaire : l’EPR de Taishan, sur la côte de la mer de Chine du Sud au Guangdong, est un des plus puissants réacteurs nucléaires jamais construits (1 750 Mégawatts), il a été construit par Areva en coopération avec le chinois CGNPC. Il a été mis en service en décembre 2018 et pourra fournir de l’électricité pendant 60 ans à cinq millions de foyers.

Six modèles de ce type sont en cours de fabrication dans le monde. Toutefois, les projets les plus nombreux consistent en de petits réacteurs modulaires (Small Modular Reactors, SMR) à la capacité inférieure à 300 Mégawatts, construits en usine et livrés clefs en main. La Chine prévoit ainsi 40 réacteurs d’ici 2020, contre 14 aujourd’hui, avec la capacité de produire elle-même grâce aux transferts de technologie réalisés. Elle devrait devenir la première puissance nucléaire au monde à l’horizon 2030.

D’autres pays du Sud veulent développer leur parc électronucléaire, comme l’Inde dans la lignée de l’accord avec les États-Unis de George W. Bush qui a lancé le chantier de dix centrales nucléaires. Le Brésil veut aussi relancer son programme : il possède déjà deux centrales, mais dépend trop de l’hydroélectricité et souffre lorsqu’il y a sécheresse. D’autres émergents ont maintenu leurs programmes après Fukushima, voire les ont relancés après la crise : Pakistan, Corée, Émirats arabes unis, Russie en construisent ; la Turquie et l’Afrique du Sud en prévoient. À l’inverse, le Mexique renonce à son programme à la suite de la découverte de grands gisements de gaz (2011).

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Le Japon souffle le chaud et le froid. Hier deuxième puissance nucléaire civile mondiale, il a fermé 54 de ses réacteurs après Fukushima, développé ses importations de gaz, de charbon et même de fuel pour fabriquer son électricité (voir plus haut).

En Occident, le nucléaire suit des trajectoires incertaines et diversifiées : certains pays s’engagent résolument dans le nucléaire, d’autres s’en retirent à grands frais.

Les États-Unis, malgré l’incident de Three Mile Island en Pennsylvanie (1979) qui a gelé le programme nucléaire pour des décennies, disposent du premier parc électronucléaire mondial avec 99 réacteurs en fonctionnement, fournissant 20 % de l’électricité nationale, 60 milliards de dollars de valeur ajoutée et 400 000 emplois directs. G. W. Bush relance le programme nucléaire américain dans les années 2000, décision confirmée par Barack Obama. De nouvelles autorisations de construction, les premières depuis 1979, interviennent dans les années 2010. Par exemple, deux nouveaux réacteurs doivent être construits dans la centrale de Vogtle en Géorgie, décision confirmée par les autorités locales fin 2017. Selon le Département de l’Énergie (DOE), il manque quelque 35 centrales nucléaires pour faire face à la hausse de la demande américaine, si bien que le pays connaît aujourd’hui un grand dynamisme avec la création d’une cinquantaine de start-up du nucléaire (General Fusion, Helion Energy, Terra Powers) grâce au capital-risque, comme le consortium de financement Breakthrough Energy Venture associant Bill Gates, Jeff Bezos et Peter Thiel. Cela dit, le soutien de l’État manque (le Président Trump s’est jusqu’alors davantage intéressé à la relance du charbon qu’au maintien de l’atome) et avec le boom des pétroles et gaz de schiste, les perspectives ne sont pas forcément très lucratives : l’électricité nucléaire est en effet deux fois plus chère que celle tirée du gaz de schiste, certains projets sont abandonnés comme en Virginie et certaines firmes en grandes difficultés, comme Westinghouse, sont menacées de faillite.

 

En Europe, des pays comme l’Allemagne ont accéléré leur sortie du nucléaire après Fukushima, ce qui a eu pour conséquence une forte hausse des prix, la réouverture de centrales au charbon et l’augmentation des importations, notamment de gaz russe. L’Allemagne a été suivie en ce sens par la Belgique, l’Italie, la Suisse qui décident de sortir du nucléaire. À l’inverse, la France et le Royaume-Uni poursuivent dans cette voie, selon deux modes différenciés : le repli concerté en France, l’essor au Royaume-Uni. En France, où le nucléaire constitue près de 80 % de la production d’électricité, il a été décidé de réduire sa part dans le mix électrique à 50 % et d’ores et déjà la centrale de Fessenheim, une des plus anciennes de France, doit fermer dans le même temps que sera mis en service l’EPR de Flamanville. Le Royaume-Uni, de son côté, achète deux EPR à EDF pour le Somerset : EDF y est associée à Areva et à deux groupes chinois qui posséderont de 30 à 40 % du capital (CGN et CNNC). L’investissement doit s’élever à 25 milliards d’euros, le plus grand investissement étranger réalisé dans le pays.

À propos de l’auteur
Cédric Tellenne

Cédric Tellenne

Agrégé d'histoire. Professeur en classes préparatoires aux grandes écoles au lycée Sainte-Geneviève de Versailles et en Master enseignement à l'Université catholique de Bretagne.
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