<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’évangélisme en France : une minorité en croissance exponentielle ?

13 mars 2020

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : L. Schlumberger, président de la nouvelle Eglise Protestante Unie de France lors du 1er synode de cette-dernière qui réunit l'Eglise reformée et l'Eglise évangélique, Auteurs : FAYOLLE/SIPA, Numéro de reportage : 00657323_000040.
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L’évangélisme en France : une minorité en croissance exponentielle ?

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Historiquement marginaux, les évangéliques français ont connu une forte croissance en soixante-quinze ans. 50 000 au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ils sont aujourd’hui 650 000 (1 % de la population), dont 500 000 en métropole.

 

L’évangélisme, « Réforme dans la Réforme [simple_tooltip content=’Samuel Samouélian, Le Réveil méthodiste, PEM, 1974.’](1)[/simple_tooltip] » semble être la religion du xxie siècle. Le pentecôtisme par exemple connaît une croissance de 2,4 %, soit 30 % de plus que l’islam (1,8 %) [simple_tooltip content=’International Bulletin of Missionary Research, 2012.’](2)[/simple_tooltip]. Né d’une succession de « réveils » au cours des xixe et xxe siècles, l’évangélisme a connu une expansion fulgurante en Amérique du Nord, en Europe, en Amérique du Sud, en Asie, en Afrique. Au point de représenter, en ce début du xxie siècle, le quart des chrétiens dans le monde. Soit près de 640 millions d’individus, selon le chercheur Sébastien Fath [simple_tooltip content=’Pour cette enquête, nous nous sommes appuyés sur de nombreux travaux de Sébastien Fath, dont la publication : Du ghetto au réseau, le protestantisme en France entre 1800 et 2005, éd. Labor et Fides, 2005.’](3)[/simple_tooltip]. Religion mondiale, elle ne peut être comprise qu’en mettant en perspective le global et le local.

Ses succès sont légion. En politique d’abord : socles électoraux des présidents Donald Trump et Jair Bolsonaro (dont le slogan de campagne, habilement choisi, était « Le Brésil au-dessus de tout, Dieu au-dessus de tous »), les évangéliques [simple_tooltip content=’Une confusion récurrente dans la presse française emploie à mauvais escient l’adjectif substantivé « évangéliste » (le rédacteur ou le prédicteur de la Bonne Nouvelle), pour désigner l’évangélique, qui désigne bien, lui, le fidèle des Églises éponymes.’](4)[/simple_tooltip] ont aussi pesé dans l’élection de nombreux chefs d’État africains. On pensera notamment à Thomas Boni Yayi, président de la République du Bénin entre 2006 et 2016, qui fut lui-même pasteur évangélique. En Europe, c’est le fils du président Viktor Orbàn, Gaspar, un ancien joueur de foot professionnel, pourtant élevé dans la culture calviniste de son père, qui a fondé à seulement 28 ans sa propre Église charismatique, Felhaz (« La maison »).

En matière de soft power, les prêches des télévangélistes et les albums de pop louange touchent des millions de personnes à travers le monde. Ce prosélytisme, en plus de rallier réformés, luthériens, mais aussi athées, catholiques (un quart des catholiques brésiliens ont été convertis), musulmans et animistes, a séduit des personnalités issues de la culture mainstream.

On peut citer deux figures très emblématiques de la scène musicale mondiale : le jeune chanteur canadien Justin Bieber, rallié à l’Église charismatique australienne Hillsong en 2017, et le rappeur américain Kanye West. Ce dernier, après avoir échoué à marcher sur l’eau devant la foule de ses fans en 2015, dans un accès d’une présomptueuse mégalomanie, a sorti en hiver dernier un nouvel album (Jesus Is King), où il témoigne de sa conversion. Il avait rencontré, comme Justin Bieber, mais après avoir reçu des soins psychiatriques, l’influent pasteur pentecôtiste américain Carl Lentz.

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Une religiosité démonstrative, prosélyte et émotive

En France, la dynamique évangélique n’est devenue visible que depuis les Trente Glorieuses. Ce conglomérat, plus ou moins uni, de dénominations (unions) d’Églises disparates (méthodistes, baptistes, darbystes, charismatiques et pentecôtistes, principalement), est en effet passé, en quelques décennies, du statut de minorité anecdotique à celle de minorité agissante. Certes, en 1858, le préfet de l’Hérault signalait déjà aux autorités impériales « l’ardeur immodérée » des prosélytes. Du côté de l’Église catholique, c’est le célèbre abbé Lamennais qui dénonçait une décennie auparavant un protestantisme « attaché aux flancs du catholicisme pour le dévorer ».

Bien que ces deux observateurs n’aient pas connu l’évangélisme tel que nous le rencontrons aujourd’hui, ils en ont aperçu les prémices. En effet, l’évangélisme, s’il rassemble plusieurs dénominations nées au cours d’une succession de réveils à travers l’histoire du protestantisme, peut être ramené à une idiosyncrasie commune. Ainsi, la profession de foi d’une Albertine de Staël (1797-1838), duchesse de Broglie et partisane des églises séparatistes (sortie des Églises concordataires), est très semblable à celle que pourrait faire un évangélique lettré en 2020 [simple_tooltip content=’L’historien écossais David Bebbington retient quatre caractéristiques : le biblicisme, le crucicentrisme, la conversion personnelle et le prosélytisme. Voir Evangelicalism in Modern Britain, 1989.’](5)[/simple_tooltip].

Cette religiosité du cœur, manifeste, fervente et prosélyte, incarne une révolte contre l’institutionnalisation pastorale, la relégation de la foi à la vie privée, l’abstraction théologique, la séparation de l’autorité morale et institutionnelle, la sécularisation des mœurs et l’interprétation libérale des Évangiles. À la fois héritières et réformatrices des mouvements puritains, piétistes et fondamentalistes, les Églises évangéliques se sont opposées aussi bien aux Églises réformées et luthériennes qu’à l’interprétation rationaliste de la révélation biblique.

Sans pour autant céder au séparatisme des courants dissidents qui se sont coupés définitivement du troupeau protestant. En effet, après « la querelle des fondamentaux » (vers 1910), qui fut au monde protestant l’équivalent de ce que fut la crise moderniste pour le catholicisme, les évangéliques se sont posés à partir de l’entre-deux-guerres comme « une voie médiane entre les libéraux et les fondamentalistes ». Et nombreux sont ceux qui espèrent encore une unification du protestantisme, voire une convergence œcuménique qui résoudrait les malédictions censées frapper les confessions chrétiennes désunies [simple_tooltip content=’Voir Gilles Boucaumont, Au nom de Jésus : Mener le bon combat, Première Partie, 2011.’](6)[/simple_tooltip].

Billy Graham (1918-2018). Un siècle consacré à l’évangélisme.

Jésus revient

En 1848, les évangéliques français étaient 15 000, 25 000 en 1918 et 50 000 en 1945. En 1960, ils étaient 100 000. Dès l’après-guerre les évangéliques ont bénéficié d’un véritable « plan Marshall spirituel » (Philippe-Henri Menoud), dont la figure la plus médiatisée fut le télévangéliste Billy Graham, mort en 2018 à l’âge de 99 ans. Le populaire abbé Henri-Charles Chéry évoqua alors « une offensive de sectes ». Et pour cause, le succès rencontré par les pasteurs étrangers et français contrastait singulièrement avec l’effondrement de la pratique religieuse chez les catholiques, de très loin majoritaires.

« Vos auteurs, Sartre et Camus, ont tout abandonné. Le Christ vous rendra l’espoir », déclarait ainsi l’élégant Billy Graham à 45 0000 Français venus l’écouter au Vel’ d’Hiv’ en 1963, lors d’une de ses croisades spirituelles à Paris. La même année, 4 000 Tsiganes étaient rassemblés à Strasbourg autour de 80 pasteurs venus de toute l’Europe. Traditionnellement catholiques et orthodoxes, les Tsiganes se sont ralliés progressivement au pentecôtisme sous l’impulsion du pasteur Clément Le Cossec, qui créa l’association Vie et Lumière en 1952. Ils constituent aujourd’hui la plus grande dénomination évangélique française, avec plus de 110 000 fidèles sur 650 000 au total (pour 2 millions de protestants, à majorité réformés et luthériens).

Né en 1906 aux États-Unis, à la croisée de la spiritualité afro-américaine, du méthodisme et du baptisme, le pentecôtisme cultive une singularité prophétique (proche des charismatiques), où « l’expérience émotionnelle de la présence divine et son efficacité dans la vie quotidienne » priment sur le reste (Jean-Paul Willaime).

Les pentecôtistes estiment ainsi que les temps prophétiques de la Pentecôte sont revenus en 1906, et qu’à nouveau l’Esprit saint susciterait de nouvelles manifestations surnaturelles : prophéties, glossolalies, guérisons miraculeuses. Cette piété préfère à la conversion de l’intellect l’expérimentation de l’efficacité d’un Messie « qui sauve, baptise, guérit et revient » (les four squares), dans la vie quotidienne du croyant.

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Une église nouvelle tous les dix jours en France

Le pasteur Daniel Liechti recensait, dans une étude de 2017 [simple_tooltip content=’Daniel Liechti, Les Églises protestantes évangéliques en France, CNEF, 2017.’](7)[/simple_tooltip], au-delà des pentecôtistes, 2 521 églises locales évangéliques, dont 2 263 en métropole, et 500 lieux de culte épisodiques, pour 45 unions, associations et dénominations différentes. L’étude rappelait aussi que, si les évangéliques ne représentent qu’un tiers du protestantisme français, ils concentrent en revanche les trois quarts des pratiquants réguliers. Particulièrement prosélytes, et bénéficiant de l’immigration africaine, l’activisme des évangéliques entraîne l’ouverture d’une nouvelle église tous les dix jours en France.

Cette expansion peut prendre des formes bien différentes, plus ou moins organisées. L’Église Charisma, au Blanc-Mesnil, diffère par exemple beaucoup de l’Église Hillsong qui se trouve dans les 14e et 1er arrondissements. Chacune rassemble des milliers de fidèles et a essaimé (12 églises « filles » pour Charisma en 2015, 4 pour Hillsong France en 2020, qui est elle-même d’origine australienne). La première a bâti une megachurch rue Isaac Newton. La seconde loue à Paris le théâtre Bobino et l’espace Saint-Martin.

Charisma est pentecôtiste, Hillsong, de l’aveu de son fondateur, l’Australien Brian Houston, bien qu’élevé dans le pentecôtisme, est davantage de sensibilité charismatique. Plus populaire et rassemblant des immigrés de première génération, Charisma diffère d’Hillsong qui rassemble, elle, une classe moyenne jeune, métissée, urbaine et intégrée. La première suscite des interrogations de la part de la Miviludes (rapport de 2015), tandis que l’on reproche à l’autre ses positions ultraconservatrices. Mais elle séduit une partie de l’Église catholique avec sa pop louange et ses miracles hebdomadaires [simple_tooltip content=’D’après la journaliste Claire Bonnot (Vanity Fair, 28/07/2017), Hillsong Church a « sorti plus de 63 albums depuis 1988 et engrangé 100 millions de dollars de bénéfices pour la seule année 2014 ». Quant au père du fondateur, le pasteur Frank Houston, « il a été accusé de viols sur des petits garçons dans les années 1960 ». Selon son fils Huston, « son père était homosexuel » et « reportait sa frustration sur les petits enfants » (sic). ‘](8)[/simple_tooltip].

Gagnés par le renouveau charismatique des années 1970, certains catholiques se sentent en effet très proches de la ferveur démonstrative de ces charismatiques évangéliques, qui ont par exemple directement inspiré l’ancienne paroisse lyonnaise du père David Gréa, Sainte-Blandine. Paroisse où fut notamment fondé le groupe de pop louange catholique Gorious, dont l’un des leaders, Benjamin Pouzin, voit dans les évangéliques des « frères aînés[simple_tooltip content=’La Vie, « Pourquoi Hillsong bouscule les catholiques français », 1er mars 2018.’](9)[/simple_tooltip] ».

 

Des dérives en augmentation

Au lendemain de la guerre, la grande presse s’est fait l’écho des premières croisades spectaculaires des télévangélistes américains sur le sol français. D’abord avec le détachement de l’anthropologue. Le journaliste du Monde, Claude Julien, écrira par exemple en 1954, à propos du pasteur évangélique Pierre Marshall : « Le style est descriptif, il vise l’imagination, s’attache à provoquer une émotion plutôt qu’à fonder une conviction […] Tout devient simple, et la voix de Dieu se fait entendre à chaque pas. »

La même année, un confrère de feu M. Julien se montrera plus mordant à propos de Billy Graham, venu s’adresser à Paris à 2 500 pasteurs français, belges et luxembourgeois : « Les femmes, dit-on, se pâment pendant ses sermons […] Billy a converti M. Charles Potter, un ancien secrétaire du Parti communiste anglais : se trouvera-t-il à Paris un chrétien de choc pour conduire M. Maurice Thorez au palais de Chaillot ? »

Aujourd’hui, le ton est plus alarmiste. Et pour cause : 383 églises, potentiellement déviantes, ont été signalées aux autorités depuis 2009. En 2015, la Miviludes tenait ainsi à « relever la forte augmentation des signalements » (130 rien qu’en 2015). Certains faisaient état de « situations graves, avec des leaders charismatiques qui obtiennent de leurs fidèles des avantages qui vont bien au-delà des dons ; l’abandon des traitements médicaux pour s’en remettre moins à la prière qu’à la parole inspirée du “pasteur” ; jusqu’à des faveurs sexuelles et des abus sexuels sur mineurs ».

Nathalie Lucas, directrice de recherche au CéSor, rappelait dans un ouvrage de 2004 consacré aux sectes (PUF), que « chaque société produit ses sectes », qui sont « une réponse à ses peurs », « le résultat de ses excès et le reflet de ses faiblesses ». Pourtant, « si elles recrutent, c’est qu’elles répondent à un besoin ». Besoin que la chercheuse recommande de « combler ». Une tâche de longue haleine.

Louange, chant et danse, les incontournables de l’évangélisme.

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Yrieix Denis

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