<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La forêt française depuis Colbert

30 septembre 2020

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La forêt française depuis Colbert

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L’incendie de Notre-Dame de Paris a fait brusquement resurgir une question depuis longtemps oubliée : la forêt française est-elle en capacité d’offrir une nouvelle charpente de cathédrale[1] ?
Si la réponse semble positive, elle ne fait pas oublier que cet usage de la forêt n’est plus vraiment d’actualité[2]. Car si la forêt est une ressource « naturelle » aussi ancienne que les sociétés humaines, ses usages ont changé et ses paysages avec. Ainsi, l’étude de la forêt française depuis Colbert permet de saisir comment les évolutions dans l’exploitation et la protection d’une ressource participent à la modification de l’environnement.


Il existe des paysages forestiers très différents, en fonction des lieux et des époques, mais on peut définir la forêt (ou « sylve ») comme un « espace couvert d’arbres en formation relativement serrée, dominant souvent un sous-bois arbustif ou herbacé »[3]. Pour les sociétés humaines, la sylve constitue une ressource « naturelle », c’est-à-dire un élément du milieu géographique, exploité ou non, permettant de satisfaire un besoin humain, que ce soit celui de se nourrir, de se réchauffer, de cuire, de fabriquer, de se cacher ou de se divertir.

Par conséquent, la forêt est un espace anthropisé depuis l’aube de l’humanité[4]. Elle ne doit pas être conçue comme un espace « naturel », mais bien comme un écosystème dynamique qui se nourrit autant des facteurs « naturels » que des facteurs humains[5]. Si les conditions climatiques et pédologiques jouent bien sûr un rôle majeur, l’homme influe sur le couvert forestier dès le paléolithique. Des scientifiques évoquent, par exemple, la possibilité qu’il ait contribué à la migration des chênes dans toute l’Europe en transportant des glands pour se nourrir[6]. De plus, l’importance de cette ressource (renouvelable, mais pas inépuisable) explique que les hommes cherchent à la gérer durablement depuis la préhistoire. Ainsi, au néolithique, l’homme pratique des trouées, mais plante aussi des arbres (châtaigniers, noyers…). Charlemagne protège ses forêts par des édits en interdisant l’entrée, et, par ses capitulaires, donne aux forestiers une mission de conservation. Philippe VI, dans son ordonnance de Brunoy (1346) consécutive aux défrichements du Moyen Âge central, demande aux maitres des eaux et forêts de vendre le bois des forêts de manière qu’elle « se puissent perpétuellement soutenir en bon estat ».

La préservation de la forêt est donc aussi ancienne que son exploitation. Mais notre conception de la préservation d’une ressource dépend directement de l’usage qu’on lui donne et de la durée dans laquelle on s’inscrit. La définition de ce qu’est une « forêt dégradée » change en fonction des acteurs et des époques, ce qui peut conduire à de nouvelles politiques de gestion des forêts, mais aussi à des rivalités de pouvoir, des conflits d’usage ou d’autres formes de dégradation. La protection stricte de la forêt de Fontainebleau pour les parties de chasse des rois de France permit de sauver cette dernière de l’urbanisation, mais favorisa la prolifération d’une faune nuisible pour les cultures et certaines formes de végétation.

Enfin, on a parfois tendance à évaluer la santé de la forêt française à l’aune de sa surface. Celle-ci est passée de 14 millions d’hectares en 1380 à 7 millions en 1820, pour se situer à plus de 16 millions aujourd’hui, auxquels s’ajoutent environ 8,5 millions en Outre-Mer, principalement en Guyane. Mais il faut considérer aussi la qualité de la forêt (densité, essences, santé, paysages) qui peut être très différente en fonction des époques. Tout cela est étroitement lié à son exploitation par l’homme.

le taillis

le taillis-sous-Futaie

la Futaie régulière

la Futaie irrégulière

LA FORÊT SOUS L’ANCIEN RÉGIME

La politique forestière de Colbert est un jalon essentiel de l’histoire de la forêt française. Elle constitue un moment fort d’appropriation de la forêt par l’État, en vue de répondre efficacement à ses besoins. Ce faisant, elle construit une image durable de ce que doit être la forêt, son exploitation et sa préservation. Il faut cependant la replacer dans les évolutions plus progressives des usages et du climat.

Une forêt ouverte et dégradée, essentiellement paysanne et proto-industrielle

Au XVIIe siècle, les grands maîtres des Eaux et forêts rapportent l’état déplorable du domaine forestier royal. Les guerres de religion et les révoltes nobiliaires des XVIe et XVIIe siècles ont gêné le travail des agents forestiers, livrant la forêt aux profiteurs de toutes sortes, et les officiers des Eaux et Forêts cherchent davantage à rentabiliser leur charge qu’à bien gérer la forêt[7]. Les enquêtes des commissaires de Colbert, tel Louis de Froidour dans le midi de la France, confirment cette vision : les forêts sont clairsemées, les troncs jonchent le sol, les droits de propriété ne sont pas respectés. La forêt de Montech, près de Montauban, est en si mauvais état, d’après Froidour, « qu’on aurait pu la traverser presque partout en carrosse ». Les futaies sont de faible hauteur et de maigre envergure. Colbert s’exclame : « La France périra faute de bois ».

On peut nuancer cet état des lieux. Comme le souligne Sébastien Poublanc, Froidour « demeure un citadin, culturellement marqué par le sentiment de crise forestière qui touche les gens des villes, à commencer par Colbert. La mauvaise gestion des boisements l’était surtout au regard de ses attentes et de ses prescriptions d’aménagement, car leur état n’empêche nullement les Méridionaux d’y trouver les ressources dont ils ont le plus grand besoin »[8]. Il reste néanmoins vrai que, s’il n’y eu jamais de « disette de bois », la forêt d’Ancien régime est l’objet d’une exploitation très intense qui la dégrade en quantité et en qualité.

À l’opposé de la quiétude associée traditionnellement à l’univers forestier, ces forêts fourmillent d’activités : charbonnage, coupes d’arbres, chasse, ramassage de glands, de miel, de châtaignes ou de bois, verreries, forges, tuileries, moulins et salines. L’agriculture, l’élevage et la forêt sont très associés. Cette dernière représente une réserve foncière et une source d’engrais naturelle et d’éléments nutritifs indispensables. La quantité́ de bestiaux peut atteindre des densités exceptionnelles : 862 animaux, par exemple, pâturent quotidiennement dans les 100 hectares de la forêt royale de Vauré au XVIIe siècle[9].

Le bois est une ressource majeure pour les habitants des campagnes comme des villes : il permet de se chauffer et de cuire, de fabriquer les meubles, les ustensiles du travail et du quotidien ou de construire des habitations. Au XVIIIe siècle, la ville de Dôle brûle, par exemple, 18000 stères de bois par an[10]. Le bois est tout aussi essentiel pour l’industrie. Depuis le Moyen Âge, il alimente -souvent sous forme de charbon- les fours des verreries, des forges et des potiers et permet la fabrication des ailes de moulin ou des roues à aubes. Au XVIIIe siècle, en forêt de Chaux, à l’apogée de l’activité des verreries, des forges et des salines d’Arc-et-Senans, 200000 stères de bois sont annuellement prélevés pour l’industrie. En 1693, la Manufacture royale des glaces s’établit à Saint-Gobain pour profiter du bois-énergie de la forêt royale. Dans les années 1770, la glacerie est l’établissement industriel qui consomme le plus de bois en France (près de 30 000 stères par an)[11].

La valeur marchande importante du bois suscite donc la tentation d’empiéter sur des forêts royales mal appropriées et mal gérées. Mais avec Colbert, l’État prend conscience du caractère hautement stratégique de cette ressource, pour la politique intérieure comme pour la politique étrangère. On se sert du bois pour construire les navires, les fortins, les affuts de canon et les armes[12]. Le charbon de bois est essentiel aux forges qui fondent les ancres, les boulets et les canons. Au même titre que le blé, le bois est un enjeu de sécurité intérieure, car la population est sensible à son prix (dont la hausse est dénoncée à la fin du XVIIIe siècle). C’est, enfin, une source de revenus directs (vente du bois) et indirects (impôts) importante et, par conséquent, un capital capable de calmer les créanciers[13].

Source: Wikipédia

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La Grande réformation de Colbert.

C’est dans ce contexte que Colbert entreprend, avec le soutien de Louis XIV, une réforme générale des Eaux et forêts entre 1661 et 1680. 35000 ha de forêts sont réintégrés au domaine royal, de nombreux officiers et usurpateurs sont condamnés et aucun des seize Grands Maîtres ne conserve sa charge.

Dans un moment marqué par l’affirmation de la monarchie absolue, le développement du mercantilisme et la volonté de soumettre la nature -à l’image du jardin à la française-, l’objectif est de rationaliser et de centraliser l’exploitation de la forêt pour éviter toute disette et garantir l’autosuffisance du royaume en bois[14]. Dans cette perspective, l’administration des Eaux et forêts est modernisée ; le domaine royal est inventorié, cartographié et borné ; de grandes allées sont tracées pour faciliter l’exploitation de la sylve ; les droits de propriété sont clarifiés et un code unique est mis en place : la Grande ordonnance de 1669. Il s’agit de protéger les forêts royales des coupes sauvages, de contrôler le stock d’arbres potentiellement utilisable pour la construction navale et d’améliorer la rentabilité du domaine. Un quart des forêts doit être placée en réserve pour croitre en futaie (d’où la création de la futaie de chênes de Tronçais en 1670). Les coupes doivent être planifiées. L’État conquiert peu à peu un droit de préemption sur les arbres de futaie situés hors du domaine royal. La fiscalité forestière se déploie.

L’ingérence de l’administration colbertiste dans les affaires des propriétaires privés devient, en théorie, très importante. La clarification des droits de propriété engendre des résistances des parlements ou des communautés locales. En effet, le droit d’usage des forêts est une réalité fondamentale des sociétés d’Ancien Régime. En échange de l’accès aux forêts, les communautés d’habitants payent un droit d’usage au seigneur. La suppression, ou la limitation de ces droits, au profit de la marine royale ou des propriétaires d’industries provoquent conflits et révoltes. C’est pourquoi, à l’image d’une monarchie théoriquement absolue, mais qui n’a pas les moyens de ses ambitions, la Grande ordonnance n’est que très partiellement appliquée.

L’œuvre de Colbert, puis de Vauban (auteur d’un Traité de la culture des forêts en 1701), ne freine pas la diminution de la surface forestière engendrée par la croissance démographique et le développement progressif de l’industrie, mais développe néanmoins efficacement le domaine royal et participe aux évolutions du paysage forestier français. Quand la Marine réclame des futaies de sapins, la hêtraie paysanne recule partout où l’évacuation du bois par voie d’eau est possible. Dans le midi de la France, Froidour recommande la plantation du sapin dans les Pyrénées, le chêne dans les autres montagnes ou, à défaut, le hêtre ou le châtaignier. Vauban initie des plantations d’aulnes et de saules dans les landes de Bordeaux, le reboisement des terres incultes du Cotentin ou du Morvan.

Cependant, L’utilisation la plus courante de la forêt pour le chauffage, la construction et les pâtures privilégie un traitement en taillis-sous-futaie : la forêt privée demeure clairsemée, quelques grands arbres d’âges et de dimensions différents dominent un taillis, trop régulièrement coupé (5 à 10 ans au XVIIIe). En pays de Sault (Aude), où la pression paysanne au XVIIIe siècle est forte, le sapin disparaît des parties basses parce qu’il est coupé ou brouté avec excès. C’est le triomphe des taillis clairs de hêtre. En Ariège, où les forges sont nombreuses, le hêtre qui donne un excellent charbon est favorisé au détriment du sapin. En Sarthe, la surexploitation des forêts en taillis à rotation rapide pour la sidérurgie a conduit à un changement dans le peuplement, avec la prolifération d’essences blanches comme le bouleau, et dans la flore, au bénéfice des ronces et des fougères[15].

Source: Wikipédia

LE XIXe SIÈCLE : VERS UNE FORÊT DE BOIS D’ŒUVRE CLOSE ET MAITRISÉE

La Révolution a pour principal effet de modifier la propriété forestière, notamment par la confiscation et la vente des biens du clergé ou de la noblesse. Elle met, officiellement fin aux ordonnances du XVIIe siècle, mais l’institution forestière, consubstantielle à l’emprise de l’État, ne disparait pas. L’administration forestière se reconstruit avec la création de l’École nationale des eaux et forêts de Nancy en 1824. Le Code forestier de 1827 apparait comme une version plus libérale des ordonnances d’Ancien régime. Le droit de propriété est strictement défendu en mettant fin au partage d’usage avec les habitants et aux préemptions de l’administration sur la futaie. L’État vend de nombreuses parcelles de forêts domaniales. Des portions de forêts sont données en pleine propriété aux communes pour tenter de circonscrire les usages des habitants, mis à mal par l’affirmation de la propriété privée.

Cela n’empêche pas les révoltes de bergers devant les plantations des landes, des versants et des pâturages collectifs ou encore la « guerre des demoiselles » en Ariège. Ce mouvement, qui doit son nom au fait que les paysans apparaissent plus ou moins déguisés en femmes pour mener leurs attaques, a lieu en Ariège de 1829 à 1832, et se prolonge de façon moins intense jusqu’en 1872. Pour conserver leurs droits sur la forêt, les montagnards s’en prennent aux gardes forestiers et aux charbonniers -qui travaillent pour les forges-, aux propriétaires forestiers, aux maitres des forges et même aux gendarmes et à la troupe.

C’est pendant la première moitié du XIXe siècle que la forêt française atteint la plus faible surface de son histoire. En 1820, les forges -en plein développement- brulent 10 millions de stères ; Paris a besoin d’un million de stères pour son chauffage. À partir de 1840, la balance commerciale forestière devient chaque année un peu plus déficitaire.

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Quand l’industrialisation « sauve » la forêt

Industrialisation et préservation de l’environnement ne font généralement pas bon ménage, et pourtant, c’est bien la révolution industrielle, surtout sensible à partir du milieu du XIXe siècle, qui met un terme au recul de la forêt française. Le « charbon de terre » (la houille) devient la principale source d’énergie, le bois est moins utilisé dans les constructions remplacées par l’acier, les briques ou la pierre, la modernisation agricole met le bétail hors des forêts, l’exode rural commence.

L’administration du Second Empire soutient fermement le développement d’une forêt de reconquête, principalement de conifères, mais aussi de feuillus, afin d’assainir les sols, de prévenir les risques et de mettre sur pieds des forêts facilement exploitables pour répondre à la demande industrielle de bois d’œuvre, de traverses de chemin de fer, d’étais pour les mines et de pâte à papier. La forêt devient un véritable outil d’aménagement du territoire[16].

La forêt apparait, de plus en plus, comme une ressource permettant de se protéger des risques naturels, en particulier des inondations torrentielles favorisées par le déboisement des montagnes[17]. La loi de restauration sur les terrains de montagne de 1860 prévoit des périmètres de reboisement pour fixer les sols, réguler l’écoulement des eaux de surfaces et « éteindre les torrents ». Le reboisement des Pyrénées et des Alpes du Sud est spectaculaire. Les propriétaires privés doivent boiser les terres agricoles difficiles, ainsi que les éboulis des pentes où la vigne n’est jamais revenue après les attaques du phylloxéra. On plante aussi des peupliers pour fixer les terrains le long des cours d’eau. Paradoxalement, les grandes plantations de conifères vont accroitre les risques d’incendie.

La loi de 1857 prévoit l’assainissement et la mise en culture des landes de Gascogne. Les plantations de pins maritimes permettent de fixer les dunes littorales, d’assécher les zones humides -faisant reculer le paludisme- et de développer la sylviculture et le gemmage[18]. Elles provoquent cependant la disparition du système agro-pastorale traditionnel, incarné par le berger landais. Des politiques similaires d’enrésinement sont menées en Sologne et en Champagne pouilleuse, mais aussi en Normandie, en Bretagne, en Anjou et en région parisienne.

La sylviculture se développe, les semences d’arbres sont sélectionnées, acclimatées, le traitement en taillis-sous-futaie est amélioré et rationalisé. Des milliers de kilomètres de routes forestières sont tracées. La surface des forêts françaises s’accroit, essentiellement sur le domaine privé, singulièrement depuis que la guerre de Sécession a provoqué une hausse subite du prix des résineux. La futaie se développe comme jamais, car, avec l’arrivée du charbon, sa valeur sur le marché devient bien supérieure aux produits du taillis.

Enfin, dans un contexte de déploiement de l’hygiénisme, la fonction récréative des forêts périurbaines s’affirme. Quelque part vers 1840-1850, la perception urbaine de la forêt change. Il s’y glisse, d’abord dans la peinture romantique puis bientôt dans les guides, un regard esthétique. En 1855, on retrace le Bois de Vincennes. La forêt devient peu à peu une ressource patrimoniale, c’est-à-dire une ressource dotée de valeurs culturelles communes et que l’on juge nécessaire de recenser et de conserver. C’est l’invention de « l’arbre monument » ou des forêts légendaires des Carnutes et de Brocéliande.

Agrégé d’histoire-géographie, Laurent-Sébastien L’Huillier est professeur au lycée Jeanne d’Arc de Mazamet.

LE XXe SIÈCLE : VERS UNE FORÊT PARTIELLEMENT OUVERTE AUX USAGES DISSOCIÉS ?

La Première Guerre mondiale et -dans une moindre mesure- la Seconde provoquent des coupes massives, mais le développement de la surface forestière n’est pas remis en cause[19]. Cependant la balance commerciale de la filière est de plus en plus déséquilibrée : 30% du bois consommé par le pays en 1913 est importé.

De 1908 à 1985, la forêt s’est étendue de 4,2 millions d’hectares, soit à un rythme de plus de 50 000 hectares par an en moyenne, notamment dans le Massif central et la pointe bretonne. Depuis 1985, l’accroissement est encore plus soutenu, à hauteur de 90 000 ha par an, toujours en Bretagne, mais aussi dans la zone méditerranéenne. Cet accroissement représente annuellement l’équivalent de neuf fois la superficie de Paris. Sur 30 ans, l’augmentation de la surface forestière française est similaire à la superficie de la région Bretagne. L’exode rural et la révolution agricole après-guerre, le boisement des terres soutenu par le Fonds forestier national (1947-1999 : 2 millions d’hectares plantés) et la poursuite des reboisements en montagne ont grandement contribué à cette expansion.

Le XXe siècle voit véritablement se développer la futaie productrice de bois d’œuvre. Le taillis recule, il n’est plus coupé qu’à 25 ou 30 ans. Parfois, il n’est plus coupé du tout et prend l’aspect, rarement vu dans l’histoire forestière, d’une futaie sur souche dont l’abondance et la beauté du feuillage, esthétiquement apprécié, dissimulent la piètre qualité des bois.

La monoculture en futaie régulière, adaptée à une exploitation économique efficace, montre ses limites : gel des pins solognots en 1879-1880, incendies des Landes de 1942 à 1947, vulnérabilité accrue face aux maladies. Les coupes de ces futaies provoquent des verrues paysagères et une brusque perturbation de l’écosystème forestier. Plus récemment est apparu le traitement en futaie irrégulière qui fait cohabiter des arbres de tous âges et de diverses essences[20]. S’il rend le travail des débardeuses plus compliqué, il est moins soumis aux aléas futurs du marché et respecte davantage le paysage et la biodiversité.

La France est aujourd’hui le 3e pays européen le plus boisé derrière la Suède et la Finlande. Cette surface forestière est composée très majoritairement de feuillus et apparait très morcelée. Elle appartient, à 75%, à des propriétaires privés qui possèdent en moyenne 3,4 hectares de forêt (à titre de comparaison, la propriété forestière moyenne aux États-Unis est de 150 hectares).

Paradoxalement, ce potentiel économique est largement sous-exploité et le pays importe du bois de résineux et la grande majorité des produits finis en bois (meubles…). L’émiettement de la propriété forestière, les pesanteurs administratives et les problèmes de transmission de patrimoine viennent compliquer des investissements qui demandent une gestion sur plusieurs générations et dont la rentabilité n’est pas immédiate.

La fonction récréative des forêts s’affirme, surtout dans les espaces périurbains, tout comme son rôle écologique (réservoir de biodiversité, filtre épurateur dans les secteurs pollués, capteur de carbone…) et sa fonction de protection des risques naturels[21]. De nouveaux enjeux apparaissent. La tempête de 1999 et les études sur le changement climatique ont fait redécouvrir la nécessité de prendre en compte les facteurs environnementaux dans la gestion de la forêt. La hausse des températures en France, dans les 50 prochaines années, pourrait ainsi réduire la place du hêtre, sensible à la chaleur, tout comme celle du chêne pédonculé, gros consommateur d’eau[22].

Le début du XXIe siècle est marqué par une tension sur le marché mondial des bois, du fait des énormes besoins des pays émergents, et par un renouveau d’intérêt pour le bois-énergie. Si ce dernier peut rentrer en contradiction avec une politique de maitrise du réchauffement climatique, la redynamisation de la filière-bois en France et la mise en place d’une exploitation durable ou raisonnée semblent nécessaires pour préserver l’environnement. En effet, les forêts non-entretenues sont, par exemple, plus exposées aux incendies, ces derniers provoquant la libération du carbone emprisonné dans les arbres, alors qu’à l’inverse, la coupe et l’utilisation du bois dans la construction ou l’ameublement permettent de garder le carbone séquestré.

L’exploitation raisonnée des forêts tente de se mettre en place au niveau mondial depuis la conférence d’Helsinki en 1993 et l’adoption de la certification PEFC en 1999[23].

Enfin, il faut concilier les multiples usages économiques, récréatifs et écologiques de la forêt. La montée en puissance de certaines pensées écologistes conduit des acteurs à agir en faveur de la sanctuarisation de l’espace forestier.

Dans ce cadre, l’État tente de naviguer « entre colbertisme et libéralisme ». Le Fonds Forestier National est créé en 1946 pour favoriser les investissements dans la filière bois. Les Centres Régionaux de la Propriété Forestière sont créés en 1963 pour orienter et développer la forêt privée (74% de la surface forestière). En 1964, l’Office National des Forêts (ONF) est chargé de gérer le domaine public (forêts domaniales et communales) avec une triple mission de production de bois, de protection de l’écosystème et d’encadrement du public. Mais les ventes de bois de l’ONF ne font plus consensus et l’institution est au bord de la faillite, à l’image d’une filière bois en difficulté malgré un potentiel inédit[24]. À partir des années 1990, dans un contexte de diminution des dépenses publiques et de multiplication des acteurs intervenant dans l’aménagement du territoire, l’État privilégie les accords locaux entre acteurs. Le bois aurait-il perdu son statut de ressource stratégique ?

CONCLUSION

Peu de ressources ont, à ce point, accompagné la destinée humaine. Il suffit pour s’en convaincre d’observer la place considérable du bois dans les traces archéologiques et les sources écrites.

La forêt est l’enjeu d’un combat ancestral entre ceux qui la considèrent comme un bien commun et y réclament un large droit d’usage ou -au contraire- l’interdiction d’y toucher, et ceux -industriels, agriculteurs, résidents, État…- qui souhaitent se l’approprier pour leur usage exclusif. Le visage de la forêt n’a pas fini de changer.

[1] La charpente de l’édifice était constituée d’arbres qui, pour certains, avaient grandi sous le règne de Charlemagne.

[2] Barroux Rémi, « La forêt française est prête pour la reconstruction de Notre-Dame », Le Monde, 18 avril 2019.

[3] Baud Pascal, Bourgeat Serge, Bras Catherine, Dictionnaire de Géographie, Paris, Hatier, 2013.

[4] Des hommes vivaient sur notre territoire avant l’arrivée du hêtre actuel.

[5] Andrée Corvol, L’homme aux bois, histoire des relations de l’homme et de la forêt, XVIIe-XXe siècle, Fayard, 1987.

[6] Guérin Jean-Louis. « Histoire d’une forêt écartelée entre colbertisme et libéralisme. Des capitulaires de Charlemagne au Grenelle de l’Environnement, en passant par Vauban », Annales des Mines – Responsabilité et environnement, vol. 53, no. 1, 2009, pp. 11-16.

[7] La détérioration de la forêt de Sologne commence pendant les guerres de religion.

[8] Sébastien Poublanc, « Forêts françaises : le plan Colbert », L’Histoire, n°264, octobre 2019.

[9] Sébastien Poublanc, « Qu’est-ce que la forêt ? », https://foret.hypotheses.org, 03/05/2018.

[10] 1 stère correspond environ à 1m3 de bois.

[11] Jérôme Buridant, Espaces forestiers et industrie verrière, XVIIe – XIXe siècle, L’Harmattan, 2005.

[12] Environ 3000 chênes centenaires sont nécessaires pour un vaisseau de 60m.

[13] Andrée Corvol, article « Bois, Forêts » dans Lucien Bély (dir.), Dictionnaire de l’Ancien Régime, PUF, 1996.

[14] La France importe encore, au XVIIIe siècle, des résineux russes et scandinaves pour la construction navale.

[15] Woronoff Denis, « Histoire des forêts françaises, XVIe-XXe siècles. Résultats de recherche et perspectives », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 6 | 1990.

[16] Viney Raymond, « L’œuvre forestière du Second Empire », Revue forestière française – spécial – L’histoire forestière, 1962.

[17] Les grandes inondations de 1856 marquent particulièrement les esprits.

[18] Récupération de la résine pour faire de l’essence de térébenthine.

[19] L’armée française emploie six millions de mètres cubes de bois entre 1914 et 1915, soit la moitié du bois consommé annuellement en temps de paix, sans parler de la destruction des forêts liée aux combats. 1 km ² de front en forêt exige 3.000 tonnes de bois pour le seul aménagement des ouvrages. Plus d’informations sur http://www1.onf.fr/forets-grande-guerre

[20] Guérin, Jean-Louis. Op.cit.

[21] Depuis 1976, certaines forêts dunaires, alluviales ou de montagne ont le statut de « forêts de protection ».

[22] Thierry Gadault, « Pourquoi l’Office National des Forêts est au bord de la faillite », www.capital.fr, 21/01/2019.

[23] Le Programme de reconnaissance des certifications forestières (PEFC) est une certification forestière privée qui repose sur un processus de concertation et de consensus entre propriétaires forestiers, entreprises de transformations du bois, associations de protection de la nature et usagers de la forêt.

[24] Depuis 1966, le chiffre d’affaires bois de l’ONF est passé de 75% à 30% de ses recettes, d’après Caullet, Jean-Yves. « Bois et forêts de France », Géoéconomie, vol. 66, no. 3, 2013, pp. 177-183.

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À propos de l’auteur
Laurent-Sébastien L'Huillier

Laurent-Sébastien L'Huillier

Agrégé d'histoire, professeur au lycée Jeanne d'Arc de Mazamet.
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