<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Évolutions tactiques en Ukraine : ce que cette guerre peut changer dans notre manière de faire la guerre

20 juin 2025

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Photo : Officers of the firearm licensing department of the Russian National Guard Troops inspect hunting guns for fighting with enemy drones before handing them over to combat units / Konstantin Mihalchevskiy//SIPA/2503210946

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Évolutions tactiques en Ukraine : ce que cette guerre peut changer dans notre manière de faire la guerre

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Guerre des drones, guerre électronique, usage des chars et de l’infanterie, comment la guerre en Ukraine a changé notre manière de faire la guerre. Analyse par le colonel Pierre Santoni.

Le colonel Pierre Santoni dirige l’École d’état-major de Saumur depuis 2022. Il est l’auteur d’une trilogie tactique écrite entre 2016 et 2020 : L’ultime champ de bataille sur la guerre en zone urbaine (avec Fréderic Chamaud), Triangle Tactique sur la guerre conventionnelle et Guerres Infinies sur les guerres irrégulières. Son dernier ouvrage Chefs de guerre au combat sur la formation tactique des chefs vient de paraître aux éditions Pierre de Taillac.

Article paru dans le N57 de Conflits. Ukraine, le monde d’après.

« J’ai livré soixante batailles, je n’ai rien appris que je ne susse dès la première[1]. » Osera-t-on, au risque de choquer le lecteur de Conflits, de dire à la manière de l’Empereur que trois ans de guerre terrestre en Ukraine ne nous ont rien appris que nous ne savions déjà ! Tout était déjà connu ou presque. Les drones, les munitions rôdeuses, la guerre électronique, la nécessité de réarticuler des unités plus petites capables de manœuvrer malgré le terrible blocage tactique parce que l’« incroyable capacité de détection-acquisition semble avoir tué la manœuvre[2] ». Cette quasi-impossibilité de se déplacer dans la frange des contacts sur le champ de bataille sans être ciblé par des munitions d’une redoutable précision n’a pas été découverte en Ukraine[3].

Les leçons du conflit du Haut-Karabagh de septembre à novembre 2020, mais aussi les expérimentations tactiques diverses menées dans de nombreux pays avaient largement anticipé cette évolution. Il faut souvent du temps pour prendre, en temps de paix, les mesures qui s’imposent. Ce n’est pas nouveau, c’est même une constante de l’histoire militaire contemporaine.

Maintenant que le canon s’est déchaîné, que « la guerre de haute intensité », comme on a coutume de dire, s’est installée depuis plus de trois ans aux portes de l’Europe, il peut être utile de faire un rapide tour d’horizon sur ce qui peut changer dans notre manière d’envisager le duel tactique au sol. Encore faut-il se méfier des raccourcis et des leçons trop vite tirées sous la pression des événements. Les Britanniques ont perdu des centaines de Spitfire pendant la bataille d’Angleterre à l’été 1940. C’est pourtant ce bel avion Spitfire qui met fin aux prétentions délirantes d’Hitler à vouloir envahir les îles Britanniques. Combien les Israéliens perdent-ils de chars (notamment les différents modèles de Patton en octobre 1973) avant de rétablir, grâce aux formations blindées-mécanisées réarticulées, la situation sur les deux fronts nord et sud ?

Surmonter le blocage du Triangle tactique

La « dronisation » de la guerre est, à l’évidence, le fait majeur sur le plan tactique de cette guerre. Le drone est « la cartouche papier », le fusil rayé ou encore la mitrailleuse de notre époque[4]. Munitions rodeuses, drones de guidage de l’artillerie et autres drones FPV ont contribué considérablement au blocage tactique actuel. Pour surmonter un tel blocage et retrouver la manœuvre aux petits échelons, il faudra tout autant des réponses techniques que tactiques. Réponses techniques, elles finiront par être trouvées, pour stopper ces engins ou du moins les empêcher de faire blocage à la manœuvre. L’usage du robot en appui ou en supplétif de l’infanterie et du génie pourrait être le char FT 17 moderne[5]. Réponse tactique par la manœuvre à l’instar des Groupes francs[6] de 1917, peut-être faut-il revoir l’articulation des unités de contact en taille comme en organisation, pour se camoufler plus facilement sur le champ de bataille, se regrouper plus rapidement, leurrer les systèmes de détection de l’ennemi.

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La guerre électronique est, comme d’habitude, une manœuvre en soi qui passe par des phases offensives et défensives, qui se pratique tant en appui général qu’en appui direct. Sans surprise, elle doit elle-même pouvoir s’appuyer sur un système d’information et de commandement parfaitement souple et sécurisé. Les Ukrainiens ont pu compter (entre autres) sur le système Kropiva relayé par la chaîne Starlink mise à leur disposition par le milliardaire Elon Musk. Les potentialités des nouvelles technologies doivent viser un système de transmissions utilisable facilement du caporal, chef d’une équipe de deux ou trois soldats, jusqu’au colonel (ou général), commandant une brigade interarmes de 4 000 hommes. La rapidité de transmission de l’information quasi instantanée sera l’un des atouts essentiels pour le cycle de décision et, bien sûr, la désignation des cibles. L’intelligence artificielle sera alors précieuse, tant pour gérer la masse de données produites que pour rédiger un plan qui prenne de vitesse le processus de décision ennemi. Mais pour cela, il faut des officiers d’état-major de niveau tactique, nombreux et bien formés. On le sait bien depuis longtemps, il faudra s’astreindre à ces formations, pas toujours très glamour, en particulier pour disposer d’un corps d’officiers de réserve spécialistes aguerris au travail en PC tactique[7]. Cela nécessite une forme de bachotage et de rigueur qu’il faut assumer.

La liberté d’action sera étroitement liée à la protection contre les drones et les aéronefs ennemis, avec des moyens de défense redondants et performants dont le coût de la munition ne soit pas exorbitant au regard de la cible à neutraliser. Ces tactiques s’inscrivent dans un environnement électro-magnétique très disputé.

S’adapter pour survivre et vaincre dans un environnement toujours plus chaotique

Si l’infanterie reste la reine des batailles, elle aura besoin de bataillons de ligne[8], résilients et durs au mal, aptes à tenir le terrain[9] tout en générant des unités de type Groupes francs capables de porter le combat à pied dans les lignes ennemies. L’organisation actuelle des unités autour de la vingtaine d’engins et des 150 soldats, largement héritée de 1944, est-elle toujours adaptée ? Ne faut-il pas envisager des bataillons plus ramassés que ceux d’aujourd’hui ? La dissimulation (autre version de la protection) permettra à l’infanterie de retrouver une certaine mobilité face à la puissance de feu. Le rôle des tireurs d’élite à longue distance est, dit-on, remis en cause par la souplesse d’emploi des drones, mais là encore, il convient de rester prudent. Le drone peut aussi protéger et renseigner le sniper.

Le char, si souvent tué depuis des années, avec une certaine complaisance chez certains apôtres de tout léger-tout mobile, reste pourtant un élément essentiel du combat. Il faudra probablement revoir la taille des unités et leur mode d’emploi. Une solution peut être de continuer à descendre l’intégration interarmes encore plus bas, en disposant désormais de pelotons mixtes (chars et véhicules d’infanterie mécanisée), les uns protégeant les autres, en particulier des drones. Ce que l’on fait déjà en zone urbaine avec les fameux détachements interarmes (DIA). C’est le retour du canon d’assaut[10] sous une nouvelle forme. La capacité de dispersion-concentration (chère à l’Empereur dans la première campagne d’Italie…), avec ou sans plateformes inhabitées, est à réétudier.

La cavalerie légère reste toujours à la fois l’arme de la vitesse et de la capacité de dissimulation. Couplés avec des drones et des munitions rôdeuses ses missiles, qui tirent au-delà de la vue directe, seront à même d’interdire le débouché des formations adverses repérées par les radars terrestres ou au contraire de semer le chaos dans la profondeur des lignes ennemies. Des véhicules discrets, mais endurants, éventuellement appuyés de robots, seront ses meilleurs atouts.

L’artillerie est plus que jamais le dieu de la guerre[11]. Sa puissance terrifiante désormais couplée à une précision diabolique en fait le vrai centre de gravité de tout ennemi déployé. Il faudra obtenir la supériorité des feux. Rien de nouveau. En 1979, l’artillerie française recevait à cet effet ses premiers AU F1 pour armer deux régiments de 32 pièces par division blindée ! De nouveaux moyens sont disponibles aujourd’hui, comme le fameux système Caesar dont les retours sont élogieux. Mais en artillerie plus que dans tout autre domaine, la quantité est une qualité.

Le génie et la logistique sont parfois plus difficiles à étudier sur le plan des évolutions. Le franchissement de coupures humides et les lignes d’obstacles sont revenus en force, comme pour prouver que la guerre reste la guerre et que les fondamentaux ne changent pas. Mais attention aux évidences. Les deux adversaires combattaient chez eux ou à proximité de leurs lignes nationales. Ils ont donc pu s’appuyer sur des moyens civils duaux (voirie civile, sociétés de transports routiers, dépôts de carburants, voies ferrées, etc.) pour compenser leurs manques et leurs pertes. Le bréchage, le fait de franchir de vive force sous le feu de l’ennemi une ligne valorisée, est une des manœuvres les plus difficiles à exécuter. Là aussi, seuls des engins robotisés semblent à même, pour l’instant, de le mettre en œuvre efficacement et seulement avec des sapeurs particulièrement aguerris. Les logisticiens, c’est un truisme, ne pourront plus agir que de manière décentralisée. L’idée même du convoi semble totalement obsolète. Tout cela est connu depuis les expérimentations tactiques menées ces dix dernières années.

Les hélicoptères, eux aussi couplés avec des drones, devront s’adapter avant de pouvoir évoluer utilement sur le champ de bataille. Mais déjà sous la guerre froide, les hélicoptères n’étaient absolument pas garantis de pouvoir affronter la très dense artillerie antiaérienne d’accompagnement des unités de fusiliers motorisés soviétiques. D’où les procédures de vol rasant mises au point à cette époque. Leurs missiles à tir au-delà de la vue directe restent un atout à valoriser avec le guidage par drones.

Des combattants déterminés, animés par une indomptable volonté de vaincre avec des capacités d’innovation décentralisée

Les armées ne font pas la guerre, elles mènent la bataille tactique. La nation, elle, fait la guerre. Et à la guerre, les forces morales sont les plus difficiles à mobiliser. On peut toujours citer Napoléon, « la force d’une armée dépend de sa taille, de son entraînement, de son expérience et de son moral, mais le moral des troupes l’emporte sur tous les autres facteurs réunis », on ne réglera pas pour autant cette difficulté. Ces forces morales permettent autant de maintenir la volonté de combattre, d’encaisser les coups que d’innover afin de s’adapter à une révolution tactico-technique quasi quotidienne.

La vitesse de transformation des duels tactiques provoque aussi bien une fragmentation des combats qu’une décentralisation des réponses. Chaque jour apporte sa nouveauté. Les combattants eux-mêmes, par les informations dont ils disposent via les réseaux sociaux, les capacités de production des imprimantes 3D, celles des petites et moyennes entreprises, ont changé la manière dont les armées appréhendent le retour d’expérience et la mise en œuvre de la transformation. Ce n’est plus seulement un processus du haut vers le bas, mais une vraie capacité d’innovation décentralisée et transverse, venue de la troupe, mise en place par elle-même à son propre profit. Ce qui n’empêche pas éventuellement ensuite une mise à l’échelle, si elle se révèle possible et utile. Le temps des grandes entreprises d’armement étatiques n’est pas forcément passé, mais une autre façon de faire, plus réactive, plus agile, va émerger, sinon en concurrence, au moins parallèlement. Car il faut toujours être capable de produire vite et beaucoup, surtout les munitions. Le mélange (on utilise un peu trop le mot hybridité…) de technologies avancées et de rusticité extrême, de productions de masse et d’innovations locales des petits échelons, verra coexister des modes d’action très différents, mais complémentaires.

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À l’instar de Rommel, contournant les lignes de mines britanniques à Gazala fin mai 1942, pour surgir dans le dos de ses adversaires et s’emparer de la base logistique de Tobrouk, il faut réapprendre à combattre dans la profondeur. Non seulement frapper, mais aussi manœuvrer dans la profondeur avec des unités à la fois mobiles et protégées. C’est un défi immense. Le concept du combat aéromécanisé[12] est peut-être à réinventer. D’autres moyens restent encore difficiles à formaliser. Des robots aux formes humanoïdes, des essaims de drones, des missiles sol-sol à très longue portée, des capacités de brouillage inégalées et encore méconnues, des luttes d’influence très sophistiquées pour mystifier les opinions et donc les combattants, tout est possible. La rapidité d’adaptation sera bien sûr la première des qualités.

La guerre est par essence « une science expérimentale dont l’expérience ne peut se faire[13] ». Aussi est-il toujours hasardeux et prétentieux de vouloir la deviner et dire ce qu’elle sera demain. Aujourd’hui, à l’évidence, l’attrition semble dominer. Survivre sur le champ de bataille tactique est déjà une fin en soi. Et pourtant, il faut retrouver la manœuvre. Car elle seule permet la victoire à un prix certes élevé, mais qui garantit la survie de la nation. La France est un pays trop faiblement peuplé pour s’engager dans une guerre d’attrition. Comment ferons-nous la guerre demain ? Comme hier, en respectant les fondamentaux de la tactique, et en utilisant les immenses ressources de la technologie tout en se gardant de l’illusion technophile. Ce n’est pas le moindre des paradoxes qu’auront à résoudre ceux qui auront en charge la conduite tactique de la bataille, ces chefs de guerre au combat !

[1] Napoléon au général Gourgaud à Sainte-Hélène.

[2] Pierre Santoni, Triangle tactique, éditions Pierre de Taillac, 2019, p. 138.

[3] Nous invitons le lecteur de Conflits à lire ou relire : Pierre Santoni, 2001-2021. Quel bilan pour l’armement militaire terrestre ? https://www.revueconflits.com/2001-2021-les-20-premieres-annees-du-xxie-siecle-quel-bilan-pour-larmement-militaire-terrestre/

[4] Ces innovations techniques furent en leur temps les instruments du blocage tactique au sein du triangle tactique de la mobilité, de la protection et de la puissance de feu. Pierre Santoni, Triangle tactique, op. cit.

[5] Pierre Santoni, « Les robots, nouveaux partenaires du combattant dans les environnements dangereux et difficiles », Les Cahiers de la revue de la défense nationale. Hors-série 2018/1, Autonomie et létalité́ en robotique militaire, p. 73-81.

[6] Les Groupes francs sont un peu l’ancêtre des sections et autres groupes de commandos actuels. Unités capables de s’infiltrer dans les lignes ennemies malgré le déluge de feu et la profusion d’obstacles.

[7] C’est l’une des tâches essentielles de l’École d’état-major de Saumur et de l’École supérieure des officiers de réserve spécialistes d’état-major de Paris.

[8] L’infanterie de ligne constituait l’essentiel de l’infanterie napoléonienne. Le terme peut s’étendre aujourd’hui à toutes les formations d’infanterie non spécialisées qui tiennent le front et dont la solidité, le plus souvent dans l’ombre, est essentielle pour la victoire.

[9] L’histoire rendra hommage à la stupéfiante résilience de l’infanterie ukrainienne dans cette guerre. Nos sociétés modernes, post-héroïques, peuvent-elles générer, dans la durée, autant de tels combattants ?

[10] Très tôt, les Allemands utilisent des Sturmgeschütz, un canon sous casemate sur un châssis de char pour appuyer l’infanterie ou comme chasseur de chars. Les derniers blindés à canon méritant cette appellation furent sans doute le Kurassier autrichien et l’Infanterikanonvagn IKV 91 suédois des années 1970.

[11] Formule soviétique attribuée à Staline.

[12] Idée du général américain James Gavin en 1947 consistant à rendre possible le largage ou la dépose de formations blindées dans la profondeur ennemie. Pierre Santoni, Triangle Tactique, p. 145-146, op. cit.

[13] Propos prêtés au mathématicien Henri Poincaré. Mysyrowicz (Ladislas), Autopsie d’une défaite. Origines de l’effondrement militaire français de 1940, éditions L’Âge d’Homme, 1973, p. 19.

À propos de l’auteur
Pierre Santoni

Pierre Santoni

Pierre Santoni, colonel de l'armée de terre, auteur de Triangle tactique : Décrypter la bataille terrestre. (Pierre de Taillac, 2019).

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