<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Frédéric II, un modèle de puissance ? Entretien avec Sylvain Gouguenheim #1

31 mars 2022

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Frédéric II, un modèle de puissance ? Entretien avec Sylvain Gouguenheim #1

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L’empereur Frédéric II a marqué son temps par sa puissance politique et culturelle. Il représente un des archétypes de la puissance à l’époque médiévale, son règne illustre la façon dont celle-ci est comprise. Entretien avec le médiéviste Sylvain Gouguenheim.

Sylvain Gouguenheim est professeur à l’ENS Lyon, auteur de nombreux ouvrages et monographies consacrés notamment aux chevaliers Teutoniques et d’une biographie de Frédéric II. Entretien réalisé par Jean-Baptiste Noé.

Comment se conçoit la puissance à l’époque médiévale ? Est-elle uniquement politique ou comprend-elle aussi l’économie et le monde intellectuel ? Sur quelles sources intellectuelles repose cette conception de la puissance ?

« La loi a un nez de cire et le roi une main de fer qui lui permet de tordre la loi comme il lui plaît… » (Henri III, empereur allemand)
Notre mot « puissance » vient du latin « potestas » qui a donné en ancien français le terme « pôté ». La potestas c’est d’abord la capacité à dominer un espace et des hommes. Cette capacité peut être acquise à partir de rien par un « aventurier » mais repose souvent sur la puissance de la famille, forgée et transmise par les ancêtres. La force des liens familiaux est un des paramètres les plus importants du pouvoir médiéval.

Dominer un espace c’est organiser son économie, définir et protéger ses limites, exercer sur les hommes qui y résident son autorité, donc les soumettre à sa justice, à sa fiscalité, à des obligations de service (corvées, service militaire…). La « pôté » désignait ainsi tout à la fois la puissance du seigneur et le territoire où s’exerçait sa juridiction. La puissance, au Moyen Âge, repose donc d’abord sur la force armée et la détention de terres et de droits sur les hommes. C’est celle du seigneur vivant de la rente foncière dans ses résidences fortifiées.

Sans puissance, c’est-à-dire sans la capacité de pouvoir faire ce que l’on veut, d’agir sur les hommes et sur les éléments, pas d’autorité. Mais réciproquement, sans autorité la puissance est fragilisée. L’autorité est outil de légitimation du pouvoir, son fondement moral. En quelque sorte l’auctoritas atténue la violence de la potestas. Avec le christianisme cette « auctoritas » s’est étoffée en se sacralisant : la papauté prétendait exercer une autorité morale sur l’ensemble de la chrétienté et donc exercer des sanctions sur les pouvoirs politiques qui ne respectaient pas les principes chrétiens, ou la volonté des papes dans des affaires aussi sensibles que la nomination et l’indépendance des évêques et le contrôle des « Eglises nationales ».

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Cela dit la Papauté a oscillé entre deux tendances : l’une, souvent qualifiée de théocratique, que l’on observe à l’époque de la Réforme grégorienne et au XIIIe siècle, d’Innocent III à Boniface VIII ; l’autre, d’inspiration gélasienne. La première voulait empêcher toute intrusion du pouvoir laïc dans la vie de l’Eglise, affirmer la suprématie du pape, la « plénitude » de son pouvoir au sein de l’Eglise, sa dimension universelle, sans pour autant créer un « empire pontifical » qui aurait réglementé la vie économique et sociale. Dans ce cadre il fallait s’émanciper du pouvoir des empereurs, le désacraliser. L’Eglise de la Réforme grégorienne s’est ainsi transformée en un corps politique, structuré par un Droit en pleine refonte. Boniface VIII est allé le plus loin en proclamant dans « Unam Sanctam » que les rois étaient soumis à un simple prêtre… La doctrine gélasienne (496) était plus équilibrée : elle distinguait entre les pouvoirs temporel et spirituel (les « deux glaives »), qui devaient coopérer. Certes le pouvoir temporel devait seconder le pouvoir spirituel, mais il ne lui était pas soumis dans le domaine civil : il devait se plier à l’autorité ecclésiastique uniquement pour ce qui relevait de la religion, des « res divinae ». Il y avait donc à la tête de la société chrétienne une dualité des pouvoirs, voulue, selon Gélase Ier, par Dieu lui-même. L’Église (le Sacerdoce) et le Royaume (le Regnum) étaient deux « res publicae », deux entités séparées qui devaient coopérer en vue du salut de l’Humanité.

Le pouvoir royal, dont J. Le Goff a dit que c’était une des inventions médiévales, se caractérise par la suzeraineté, terme féodal : le roi n’est vassal de personne ; les princes et les nobles sont ses vassaux directs ou indirects. S’y ajoute la souveraineté : le roi n’est politiquement soumis à personne ; comme l’écrivirent les juristes au XIIIe siècle il est « empereur en son royaume ». Enfin, le roi a été non seulement couronné mais sacré, ce qui l’érige au-dessus et à part des autres hommes ; la sacralité enveloppe et renforce les dimensions féodale et politique de son pouvoir ; elle fait de lui un médiateur entre Dieu et les hommes. Le modèle, c’est le Christ-roi. Cet acte qui relève du monde sur- naturel est un élément d’ordre institutionnel ; la légitimité́ du pouvoir sur le monde ne vient pas de ce monde… On est roi « par la grâce de Dieu ». Le sacre contribua à créer l’idée de majesté, et donc de crime de « lèse-majesté ». Cette sacralité explique l’importance des rituels qui entourent la pratique du pouvoir. Le roi bénéficie ainsi de pouvoirs thaumaturgiques. Certes il est tenu par les promesses faites lors du sacre (faire régner la paix, la justice, garantir la prospérité), et s’il doit respecter et garantir la coutume, il est aussi créateur de la Loi. On ne doit pas minimiser le rôle croissant de l’écrit dans le gouvernement des hommes : la production de documents exprimant les volontés du souverain, leur archivage progressif, sont des outils de la puissance.

Ainsi le roi crée du neuf : transformer la condition des hommes, leur cadre de vie. Il est donc à la fois « monarque » – seul au pouvoir – et ministre (lié par son office, ses devoirs) : étymologiquement il est celui qui « dirige avec rectitude » tout en accomplissant le service lié à sa fonction. On retrouve les trois fonctions indo-européennes : celles de la guerre, du sacré et de la prospérité.

Frédéric II est l’un de ces souverains du Moyen Age dont l’histoire a gardé le nom et le mythe. Sur quels éléments repose la puissance de son pouvoir ? L’hérédité, la force de l’Empire, sa conception du politique ?

Son pouvoir, Frédéric II (1212-1250) le doit à la conjonction de ses propres efforts pour s’en emparer et à une constellation politique très spéciale. Staufen par son père, Hauteville (la dynastie des rois normands de Sicile) par sa mère, il héritait à sa naissance du royaume d’Allemagne et de celui de Sicile. Quant au titre impérial, il devait le recevoir des mains du pape puisque seul le roi d’Allemagne était un candidat légitime à cette fonction. Il héritait donc d’une double puissance. C’était aussi un obstacle car il fallait gouverner ces deux royaumes éloignés l’un de l’autre, sans frontière commune, très différents par leur nature, leurs peuples, leurs institutions. L’obtention en 1220 de la couronne impériale lui permettait, en théorie, de dominer le Nord et le Centre de l’Italie ainsi que le royaume d’Arles (avec Marseille). Elle lui conférait un prestige inégalé. Mais elle le mettait aux prises avec les réticences voire les révoltes des riches cités italiennes, et en butte à l’hostilité d’une Papauté qui ne pouvait accepter de voir ses terres prises en tenailles entre l’empire au Nord et le royaume de Sicile qui englobait le sud de la péninsule (Calabre, Pouilles, Campanie). Ce qui faisait la grandeur du territoire détenu par Frédéric II, était aussi cause de son exposition à des contestations et des agressions. Il ne ménagea donc pas ses efforts, allant conquérir par les armes une couronne d’Allemagne offerte par les Princes germaniques, mais contestées par Otton IV alors empereur. C’est encore par les armes qu’il dut lutter contre les cités lombardes et une Papauté qui le poursuivit d’une haine inexpiable les 15 dernières années du règne. Ce contexte, comme son tempérament, expliquent sa conception du pouvoir, qui s’affiche dans sa politique, comme dans ses propos ou ses constructions : les princes, a-t-il écrit, ont été établis non seulement par Dieu mais « par la pressante nécessité des choses elles-mêmes » afin d’éviter que les hommes ne se détruisent dans d’incessantes guerres. Il entend exercer son autorité dans toute son ampleur, ne rien céder des prérogatives impériales, ne rien abandonner de ses droits ni de ses terres. En somme : pas de puissance sans souveraineté.

L’un de ses instruments essentiels sont les insignes impériales, (couronne, épée, sceptre, pomme d’or) qui sont plus que des symboles : des objets chargés de puissance efficace, de sacralité.

Il accomplit ses projets avec ténacité, avec un évident sens de l’Etat qui se manifeste avant tout dans son royaume de Sicile remarquablement organisé et doté par exemple d’un Code juridique, le « Liber Augustalis » (encore appelé « Constitutions de Melfi ») qui demeura en usage jusqu’au début du XIXe siècle et qui est la première des grandes codifications juridiques médiévales. N’avait-il pas été « envoyé par Dieu pour être la loi vivante » comme le proclame le Liber augustalis ? La phrase est de Justinien…

La sacralisation totale de son pouvoir a cimenté son autorité. Lui ont finalement surtout manqué les moyens financiers et l’appui plus important, plus constant, d’un royaume d’Allemagne dont les Princes, laïcs et ecclésiastiques, tirent les ficelles.

Pour quelles raisons participe-t-il aux croisades ? Est-ce pour défendre son Empire ou bien pour l’étendre vers de nouveaux territoires ?

Au départ il s’engage à partir en Croisade le jour de son couronnement royal à Aix en 1215. On y a vu un choix conforme à l’air du temps et peut-être aussi la volonté de revanche sur le sort qui avait frappé son grand-père Barberousse mort en pleine gloire en Turquie alors qu’il s’était croisé. Mais il subordonna sa décision à l’obtention de la couronne impériale et à l’acceptation par le pape de l’hérédité du trône de Germanie au profit de son fils, Henri. Lorsqu’il reçoit la couronne à Rome, en 1220, il renouvelle le serment de partir en Terre Sainte. Il est difficile d’évaluer la part des convictions religieuses chez un homme qui a certes combattu les hérétiques, mais n’a créé que deux églises. On sent chez lui plus de détermination politique que de piété. Après plusieurs faux départs (entravés par des problèmes en Allemagne, par la malaria qui frappe ses troupes en 1227) qui lui valent d’être excommunié… il part enfin en 1228. Entretemps il était devenu, par mariage avec Isabelle de Brienne, roi de Jérusalem (1223) et c’est là que sa vision politique joue : comme en Sicile ou en Allemagne, il entend exercer ses droits de monarque. Il s’embarque donc sans doute moins comme Croisé que comme souverain partant prendre en mains son royaume.

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Qu’on ne s’y trompe pas toutefois : il a avec lui une force armée d’environ 12 000 hommes, et s’engage pour une véritable entreprise militaire, dont le but est de reprendre le tombeau du Christ retombés aux mains des Musulmans depuis Saladin. Sa chance fut de rencontrer un sultan, al-Kamil, en butte à des guerres internes, et avec lequel il négociait depuis 1227. Plutôt que de se battre le sultan choisit de rendre la cité sainte aux chrétiens, pour 10 ans (limite fixée par Muhammad lors du premier traité conclu avec les chrétiens à Nadjran en 631), ce qui lui permettait d’éviter une guerre sur deux fronts. Frédéric II ne resta que deux nuits à Jérusalem, le temps de se faire couronner, et revint à toute allure en Sicile, envahie par les troupes pontificales. Il ne repartit jamais en Croisade mais tenta, en vain, d’amadouer la Papauté à la fin de son règne en faisant miroiter son départ – sans billet de retour – pour l’Orient, en échange de la paix… Dans son testament il octroyait encore 100 000 onces d’or « pour le secours de la Terre Sainte ». En somme son aventure outre-mer ne vient pas de la volonté d’étendre la taille de l’empire, ni probablement d’une religiosité profonde, mais simplement de la volonté de se conformer à l’idée qu’il se faisait de sa fonction.

Comment se pense-t-il par rapport à l’Empire romain et aux empereurs antiques ? Se voit-il comme leur héritier ?

Auteur d’un code juridique intitulé le « Liber augustalis », émetteur d’une monnaie d’or appelée « augustale » et sur laquelle il figure de profil, la tête couronnée, à l’instar des empereurs romains, choisissant dans ses titulatures des épithètes romaines (« toujours auguste », « triomphant », « vainqueur »….) Frédéric II a de toute évidence en tête le modèle impérial romain. Sur les bulles d’or scellant ses documents les plus importants figurait l’image de Rome, surmontée de l’inscription « Rome, tête du monde, tient les rênes du globe terrestre ». En cela il ne diffère pas de Charlemagne ni des autres empereurs qui l’ont précédé. Rome était la référence en matière d’empire ; c’est sa puissance que l’on cherchait à restaurer. Cela explique son souci de contrôler toute l’Italie (mais pas la « Gaule » !) y compris Rome, lorsque le conflit contre le pape rendit nécessaire la maîtrise de la ville éternelle. En 1236 il utilise la gloire de Rome pour attirer dans son camp la noblesse romaine : « notre cœur a toujours brûlé de restaurer la fondatrice de l’empire romain dans l’état de son antique noblesse » écrit-il en 1239. En 1238 il avait offert au Sénat de Rome, au cours d’un véritable triomphe à l’antique, le char de cérémonie des Milanais pris sur le champ de bataille, traîné par un éléphant, qui rappelait ceux sculptés sur l’arc de Pompée… Frédéric II n’a pourtant pas voulu faire de Rome sa capitale : il en a utilisé la gloire antique pour servir sa politique.

La chasse a un rôle essentiel dans sa conception du politique. Lui-même a rédigé un traité de fauconnerie. Comment celle-ci est-elle organisée et que nous dit-elle de la conception du pouvoir et de la puissance ?

Frédéric II est le seul souverain médiéval qui ait rédigé un traité de chasse, chasse au faucon, qui était en même temps un remarquable manuel d’ornithologie, fondé non seulement sur des lectures mais sur une expertise de trente ans. Ce monumental « Art de chasser avec les oiseaux » est considéré comme un des chefs d’oeuvre du genre. Il aborde tous les aspects à travers des milliers de remarques : domestication et entraînement des faucons, techniques de chasse adaptées à chaque catégorie de faucons. C’est la chasse noble par excellence ; celle que se réservent les têtes couronnées. Elle est la plus difficile de toutes car l’homme n’y tue pas directement ; il le fait par l’intermédiaire d’un rapace qu’il a su, après un entraînement complexe, dresser à cette fin. On l’a parfois assimilée au gouvernement des hommes (les faucons, bien dressés, ne retombent jamais dans leurs travers, au contraire des humains…), mais Frédéric II lui-même n’y fait pas allusion.

Sa conception de la chasse ne lui est pas propre. On sait que l’aristocratie y voit une activité noble et indispensable. Elle se réserve la « haute chasse », qui se pratique à cheval, sans recourir à des pièges ou des engins ; les deux plus nobles sont la chasse au faucon et la vénerie, en particulier la chasse au cerf : le cerf, gibier royal, symbolise les vertus et ses cors les dix Commandements ; des textes indiquent que l’on doit le traquer avec un arc en if, des flèches dont la pointe est en or etc.

La chasse est une hygiène de vie, qui prépare le corps et l’esprit aux chevauchées guerrières – sans toutefois être une véritable préparation à la guerre comme on le croit trop souvent ; loin de n’être qu’un divertissement elle est un art de vivre voire une voie vers le Salut car, par le temps qu’on lui consacre, elle préserve de l’oisiveté, des tentations du monde ou de la chair. « Soyez touz veneurs et ferez ce qui est sage » affirme le comte de Foix Gaston Phoebus, auteur d’un traité réputé. Il ne faut pas oublier son aspect utile : alimentation, limitation du gibier, destruction des animaux dangereux (loups, sangliers, loutres). La dimension politique est présente également : les trophées de la chasse sont des cadeaux diplomatiques. L’Ordre teutonique fournit les cours d’Europe en faucons de qualité. Et Louis XI choisit de se faire représenter sur son tombeau en costume de chasseur…
La chasse par son parcours est aussi une manière de s’approprier l’espace, de manifester la maîtrise de son territoire, au vu et au su de tous (la poursuite d’un cerf peut entraîner le seigneur à parcourir de vastes étendues). L’espace est domestiqué par l’usage que l’on s’y réserve. La chasse se pratique aussi à des époques bien précises ; elle est le cadre d’un temps particulier, qui n’est pas le « temps de l’Eglise » et que l’on mesure en empruntant à la vie du monde animal : on se réfère aux périodes de « graisse », de « rut », de « velours »…

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À propos de l’auteur
Sylvain Gouguenheim

Sylvain Gouguenheim

Agrégé d’histoire, Professeur d’histoire médiévale à l’ENS de Lyon, Sylvain Gouguenheim s’est spécialisé dans l’histoire du monde germanique au XIIIe siècle, en particulier celle des chevaliers teutoniques. Il s’intéresse aussi aux liens culturels entre le monde byzantin et l’Europe latine.
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