<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Des « lignes culturelles » aux « frontières de sang », la tradition américaine des utopies frontalières

10 décembre 2020

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Photo : Mur de Bethléem entre la Palestine et Israël © Pixabay
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Des « lignes culturelles » aux « frontières de sang », la tradition américaine des utopies frontalières

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Fréquemment accusés d’être des fauteurs de guerres en ce qu’ils séparent les communautés ou au contraire les contraignent à une cohabitation non souhaitée, les tracés frontaliers font l’objet de récurrents procès en illégitimité. De là à imaginer pacifier le monde en en redessinant les contours, il n’y a qu’un pas que d’aucuns se sont empressés de franchir.

C’est ainsi qu’en 2006, un obscur lieutenant-colonel à la retraite de l’armée américaine, Ralph Peters, accède à une subite notoriété mondiale grâce à un article qu’il publie dans le confidentiel Armed Forces Journal, une publication privée indépendante de l’US Army. Il y propose, cartes à l’appui, un vaste redécoupage frontalier du Moyen-Orient censé mettre un terme aux conflits qui l’embrasent.

Les frontières de sang

Convaincu que l’hyperconflictualité caractéristique de la région trouve son origine dans l’inadéquation entre les découpages frontaliers et les appartenances ethno-religieuses de ses habitants, Peters est convaincu qu’en redessinant la carte politique du Moyen-Orient selon ce qu’il appelle ses « frontières de sang » on le pacifiera. Décrivant l’actuel pavage étatique de la région, il estime que « nous sommes en présence de monstruosités colossales, créées par l’homme et qui ne cesseront de générer haine et violence jusqu’à ce qu’elles soient corrigées ».

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À n’en pas douter, le retentissement de l’article de Peters tient surtout à la carte qui l’accompagnait et qui offrait une représentation imagée du Moyen-Orient tel qu’il préconisait de le réorganiser. Parmi les grands perdants de l’exercice, la Turquie s’y trouvait amputée d’une partie de son territoire au profit d’un vaste « Kurdistan libre » empiétant sur le nord irakien. Le reste du territoire irakien était divisé entre un « Irak sunnite » à l’Ouest et un « État arabe chiite » à l’Est s’étendant en arc de cercle autour du golfe Persique jusqu’aux provinces arabophones de l’actuel Iran ainsi qu’aux provinces chiites de l’actuelle Arabie saoudite. L’Iran se voyait par ailleurs privé d’une autre partie de son territoire dévolue à un « Baloutchistan libre » s’étendant de part et d’autre de l’actuelle frontière irano-afghane. Autre perdante sur le plan territorial, l’Arabie saoudite était rapetissée pour laisser place à un « État islamique sacré » dans le Hedjaz ainsi qu’à une « Grande Jordanie » au Nord.

Prudent, Peters ne se prononçait en revanche pas quant au devenir des frontières israélo-palestiniennes…

De Sykes-Picot à Peters

Si les préconisations petersiennes n’ont pas connu le moindre début de mise en œuvre concrète, elles n’en ont pas moins eut un fort retentissement au Moyen-Orient où elles ont contribué à souffler sur les braises encore chaudes de mémoires endolories. Il n’en fallait pas plus pour que les fantômes de Mark Sykes et de François Georges-Picot soient ressortis du placard et Peters présenté comme leur digne héritier. La carte des « frontières de sang » a ainsi contribué à alimenter une propagande anti-américaine aux accents complotistes dont on connaît l’efficacité sur les opinions publiques. Elle n’a pas manqué de susciter de vives réactions d’hostilité, notamment en Turquie où la mémoire traumatique des amputations territoriales consécutives au traité de Sèvres de 1920 demeure vive et les tensions avec la minorité kurde récurrentes.

Finalement, les seuls à avoir pris au sérieux les recommandations de Peters ne sont pas les stratèges du Pentagone, mais bien ceux de Daech. Dans leur tentative de création d’un « Sunnistan » syro-irakien censé unifier l’ancien Bilad al-Sham, n’ont-ils pas essayé d’effacer une « frontière artificielle » qu’ils attribuaient à tort à Sykes et Georges-Picot pour lui substituer une « frontière de sang » plus respectueuse des logiques communautaires locales ? Il est à cet égard intéressant de relever que Peters, pour ce qui le concerne, n’envisageait pas de toucher à la frontière irako-syrienne, conservant à la Syrie ses frontières actuelles et se contentant de créer sur les décombres de l’Irak un État sunnite autonome. On voit par cet exemple que contrairement à ce qu’on lui a parfois reproché, Peters ne passe pas entièrement par pertes et profits l’ancrage du fait national au Moyen-Orient puisqu’il le considérait comme suffisamment puissant en Syrie pour ne pas se lancer dans un démantèlement de ce pays. 

En 1942, déjà…

Bien longtemps avant Peters et le Moyen-Orient, une autre mémorable querelle cartographique avait enflammé les esprits. En pleine Seconde Guerre mondiale, le géographe américain George T. Renner (1900-1955) s’était en effet fendu d’un projet de redécoupage frontalier du continent européen. Dans la livraison du 6 juin 1942 du newsmagazine grand public Collier’s, il affirmait dans un article intitulé « Des cartes pour un nouveau monde » que si la victoire était désormais promise aux troupes alliées, le plus dur restait à faire, à savoir gagner la paix en évitant de répéter les erreurs commises en 1918 quand, au prétexte de contenter territorialement les vainqueurs, avaient été créés des foyers de tensions irrédentistes qui contribuèrent pour une large part à alimenter les rancœurs qui allaient être à l’origine du second conflit mondial.

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Repérant au travers de l’Europe l’existence de « lignes culturelles » à partir desquelles un redécoupage frontalier rationnel lui semblait possible, il proposait de mettre un terme à la balkanisation polémogène du vieux continent en le restructurant autour de neuf États : une « Union finno-scandinave » réunissant l’Islande, la Norvège, le Danemark, la Suède, la Finlande et l’Estonie ; un État des Slaves de l’Ouest ou « Tchéquo-Pologne » ; une Italie incluant une partie de la Suisse, la Dalmatie et ouvrant sur la Tunisie ; un « Commonwealth britannico-hollandais » s’étendant de part et d’autre de la mer du Nord et ouvrant sur le grand large atlantique ; des « États germano-magyars » incluant l’Allemagne, l’Autriche, la Hongrie, le Luxembourg ainsi que des portions de la Suisse, de la Tchécoslovaquie, de la Roumanie de la Pologne et de la France ; une République française étendue à la Wallonie mais amputée de l’Alsace et donnant outre-mer sur l’Algérie ; une République ibérique fusionnant Espagne et Portugal et ouvrant sur le Maroc ; une Union balkanique enfin incluant la Grèce et une large partie de la future Yougoslavie.

 

Étendant ses réflexions au continent africain, le seul pouvant selon lui être encore dévolu à la colonisation européenne, qu’il excluait pour l’Asie et l’Amérique latine, Renner change de paradigme. En terre africaine, il n’est plus question de « lignes culturelles » censées garantir une certaine homogénéité des ensembles géopolitiques, mais seulement de sphères d’influence concédées aux principales puissances européennes : c’est ainsi qu’à côté d’une immense Afrique de l’Ouest française s’étendant d’Alger au golfe de Guinée, Renner imaginait une vaste Libye italienne, une Afrique espagnole s’étendant de Tanger au Sahara Occidental, ou encore un immense Congo allemand.

La polémique

Les projets de Renner, qui se voulaient des instruments en faveur d’une paix durable, suscitèrent une immédiate levée de boucliers aux États-Unis. Pour le célèbre éditorialiste du New-York Herald Tribune Walter Lippmann, ils témoignaient d’un mépris total des réalités humaines qu’ils prétendaient pourtant prendre en compte : leur auteur semble, écrivait-il, « regarder les autres hommes comme des objets inanimés » manipulables à merci.

À vrai dire, si les propositions de Renner choquèrent tant, c’est surtout parce qu’elles fleuraient bon la « géopolitique », discipline alors associée au nazisme mais dont Renner n’hésitait pas à se revendiquer. Loin de considérer que l’usage qu’on en faisait alors en Allemagne la discréditait, Renner pensait au contraire qu’il montrait son efficacité et par conséquent la nécessité de la mettre au service d’un projet plus conforme aux intérêts et aux valeurs des États-Unis.

 

L’autre raison, sans doute la plus fondamentale, à l’hostilité rencontrée par les projets de Renner, tient au fait qu’il les ait formulés publiquement. Passe encore que Renner prétende conseiller le gouvernement américain sur le redécoupage de l’Europe après guerre. Tous les grands spécialistes américains de géographie politique de l’époque, Isaiah Bowman en tête, l’avaient fait en 1918 et continuaient à le faire en 1942… ce qui ne les empêcha pas de pétitionner dans le même temps contre leur téméraire collègue.

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C’est qu’eux avaient la décence de le faire dans le secret des cabinets ministériels, alors que Renner, en rendant public de telles cartes, fournissait des armes à la propagande nazie dont on craignait qu’elle ne relaie ses projets pour dénoncer la présumée duplicité de « libérateurs américains » préparant en sous-main un redécoupage de l’Europe pour mieux l’inféoder à leurs intérêts. Alors fraîchement exilé aux États-Unis, le géographe français Jean Gottmann confiait ainsi dans un courrier adressé à un responsable du Pentagone « craindre vraiment que cette carte ne puisse servir à une propagande anti-américaine efficace en Europe et en Afrique du Nord » dans la mesure où « les Européens ne peuvent s’imaginer qu’un article de ce genre puisse paraître dans la presse d’un pays en guerre, presse contrôlée par une censure officielle, sans l’assentiment plus ou moins officiel du Gouvernement » avant de préciser : « Je sais bien qu’il n’en est rien, mais eux ne le comprendront pas. »

À propos de l’auteur
Florian Louis

Florian Louis

Docteur en histoire. Professeur en khâgne. Il a participé à la publication de plusieurs manuels scolaires. Il est l’auteur d’une Géopolitique du Moyen-Orient aux Puf et de livres consacrés aux grands géopolitologues.
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