<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Grande bataille : Khalkhin-Gol (mai – août 1939)

23 février 2022

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Grande bataille : Khalkhin-Gol (mai – août 1939)

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Décembre 1941. Les avant-gardes de la Wehrmacht, à moins de 25 km de la place Rouge, aperçoivent les tours du Kremlin. Mais le 5, une contre-attaque soviétique brutale foudroie des unités en bout de course et très éprouvées par le « général Hiver », arrivé avant l’heure. Deux jours plus tard, l’aéronavale japonaise déclenche un raid audacieux sur la principale base américaine du Pacifique : Pearl Harbor, prélude à un assaut général dans le Pacifique et en Asie du Sud-Est.

La simultanéité chronologique n’est jamais explicative, car elle brouille parfois l’effet et la cause, mais elle est souvent révélatrice. En l’occurrence, malgré les 11 000 km qui séparent les deux événements, ils sont étroitement liés par une chaîne causale qui remonte à 1939, aux confins de la Mongolie et de la Mandchourie. Dans cette région, les contestations frontalières sont nombreuses, surtout depuis que la Mongolie extérieure s’est détachée de la Chine après la proclamation de la République (1911), puis s’est convertie au bolchevisme avec Damdin Sükhbaatar (ou Süke-bator), qui crée la République populaire de Mongolie en 1924.

Une armée orgueilleuse et turbulente

Le Japon disposait au nord de la Chine d’une force armée baptisée « armée du Kwantung » (ou du Guangdong), du nom de la péninsule où se trouvait Port Arthur et que l’empire du Soleil-Levant avait prise à la Russie, en même temps que la Corée, lors de la guerre de 1904-1905[1]. Initialement forte de 14 000 hommes, cette armée n’avait cessé de se renforcer et s’était surtout illustrée par l’insubordination de ses cadres, qui s’estimaient meilleurs juges que le gouvernement de Tokyo – le Japon est déjà une monarchie parlementaire – des intérêts stratégiques du pays. Ce fut surtout le cas après la Première Guerre mondiale, quand les divisions de la Chine semblaient offrir de riches opportunités aux impérialistes résolus.

C’est ainsi l’état-major de l’armée du Kwantung qui conçut et exploita en 1931 l’incident de Moukden, qui fournit le prétexte à une intervention en Mandchourie que le gouvernement central avait formellement écartée ; mis devant le fait accompli, ce dernier envoya tout de même des renforts, mais ce sont encore les militaires du Kwantung qui constituèrent l’État fantoche du Mandchoukouo, qui valut au Japon de quitter la SDN après dénonciation de l’illégalité de son action (1933). De nombreux officiers de cette armée seront également impliqués dans les violences politiques des années 1930 au Japon, qui manifestèrent l’influence croissante des militaires sur la politique du pays – le général Tojo, futur Premier ministre (1941-1944), fut chef de la police militaire puis chef d’état-major de l’armée du Kwantung entre 1935 et 1938.

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Pour ces officiers, la sphère d’expansion naturelle du Japon était le continent asiatique, et plus particulièrement les vastes étendues de Sibérie, presque désertes, peu défendues et pourtant riches en ressources. Imbus du code d’honneur militaire japonais et de la supériorité morale de leurs troupes, méprisant les Soviétiques comme les Européens ou même l’ensemble des Occidentaux – et, à vrai dire, tout ce qui n’était pas japonais –, les cadres du Kwantung crurent pouvoir mettre en œuvre leurs projets d’expansion à la faveur des purges qui frappèrent l’Armée rouge à partir de 1937, dans la continuité de la « Grande Terreur » (ou iéjovchtchina) commencée en 1936. La montée des tensions entre les deux États, alimentée également par l’anticommunisme japonais[2] et par le soutien de Moscou au gouvernement chinois contre l’agression japonaise en 1937, se traduit par l’accroissement des effectifs gardant les 5 000 km de frontière : de 1931 à 1939, alors que l’armée du Kwantung passe de 65 à 270 000 hommes, les forces soviétiques d’Extrême-Orient augmentent de 100 à 530 000 – Staline ne tient pas en effet à laisser le Transsibérien, artère vitale pour la présence soviétique en Asie orientale, exposé à une nouvelle offensive japonaise.

Une première tentative d’incursion nipponne vers la « Mandchourie extérieure », à l’été 1938, aboutit à une défaite au lac Khassan, mais l’analyse de l’opération, déclenchée de façon précipitée à partir des informations fournies par le transfuge Liouchkov, chef régional du NKVD, conforta pourtant les Japonais dans leurs intentions, les Soviétiques ayant subi de plus lourdes pertes ; les Japonais tablent aussi sur la montée des sentiments antistaliniens et la désorganisation au sein de l’Armée rouge, dont le corps des officiers est saigné par les purges[3]. Désormais assuré du soutien du nouveau ministre de la Guerre, le général Kenkichi décide donc en mai 1939 d’imposer son tracé de la frontière entre le Mandchoukouo et la république de Mongolie, qui ne sont pas encore internationalement reconnus, dans la région de la rivière Halha ou Khalkhin Gol. La Mongolie, soutenue par les Soviétiques, pousse la frontière à une quinzaine de kilomètres à l’est de la rivière jusqu’au village de Nomonhan, alors que les Japonais défendent un tracé suivant le cours de la rivière et incluent donc Nomonhan dans le Mandchoukouo.

Entêtement japonais

L’ensemble des combats regroupés sous le nom de Khalkhin-Gol (côté soviéto-mongol) ou Nomonhan (côté japonais) se déroule en fait en trois moments bien distincts. L’incident initial entre deux tribus mongoles rivales, dont l’une rapidement appuyée par des troupes japonaises, se produit le 11 mai, et entraîne une escalade progressive avec une première bataille, essentiellement d’infanterie, pour Nomhonan, que les Japonais occupent, puis évacuent ; les combats au sol s’atténuent, mais les tensions restent vives tout le mois de juin, se traduisant par des opérations aériennes d’une certaine envergure. L’effort principal japonais a lieu début juillet, mais se solde par un nouvel échec, le projet d’une reprise de l’offensive étant finalement abandonné. Enfin, dans la dernière décade d’août, une contre-offensive soviétique anéantit les forces japonaises et ramène la frontière aux positions initiales.

L’intensité et l’ampleur des combats n’ont cessé de croître durant ces trois mois : les engagements de mai opposent l’équivalent d’une division de part et d’autre – 10 000 hommes ou un peu plus –, les effectifs aériens montent en juin à quelques centaines d’appareils, en juillet le commandant local japonais, Komatsubara, aligne près de 40 000 soldats (trois fois plus que les Soviétiques), 200 avions et 300 canons, mais seulement une centaine de chars contre 450. Cette supériorité soviétique en matériels s’accroît encore pendant la préparation de la contre-offensive menée par le général Joukov, qui aligne au 20 août 57 000 hommes (contre 30 000), 600 pièces (contre 300) et quelque 900 blindés, dont 500 chars (contre 120 à 140) ; alors que les Japonais dominaient les airs en juillet, ils sont surclassés un mois plus tard, les forces soviéto-mongoles alignant plus de 500 appareils, soit deux fois plus de chasseurs et trois fois plus de bombardiers que l’ennemi.

La supériorité numérique est-elle la clé de cet affrontement ? Pas seulement, puisque les Japonais ont pu en bénéficier ponctuellement, mais n’ont pas su la transformer en avantage durable en raison d’une conception stratégique défaillante. L’école de guerre impériale reste attachée, par tradition autant que par nécessité, à une vision napoléonienne, fondée sur la bataille décisive qui est censée contraindre l’ennemi à accepter un règlement politique ; elle privilégie un engagement brutal, massif, des assauts nocturnes, pour maximiser la surprise et le choc psychologique, et préconise une manœuvre selon un schéma fixation – enveloppement qui n’est pas sans rappeler la légendaire bataille de Cannes (216 av. J.-C.). Conscients de la faiblesse de leur industrie d’armement, les militaires japonais négligent l’arme blindée – ils ne disposent que de chars moyens dont l’armement principal est inopérant en antichar, contrairement au canon de 37 mm qui équipe l’infanterie – et surtout la logistique, la bataille n’ayant pas vocation à se prolonger. L’annulation de l’offensive à la fin juillet est significative de cette lacune puisque l’artillerie japonaise épuise la moitié de ses réserves de munitions entre le 23 et le 26, sans que la réponse soviétique faiblisse. Komatsubara renonce alors, ne pouvant soutenir le duel d’artillerie, à rejeter les Soviétiques au-delà de la rivière, se contentant d’avoir repris le village de Nomhonan.

Débuts réussis pour Joukov

Ce fut exactement l’inverse côté soviétique. La conduite peu convaincante des forces soviéto-mongoles en mai conduisit à l’envoi et à la promotion rapide du général de division Joukov, qui appliqua méticuleusement la nouvelle vision « opérative » de la doctrine soviétique : concevoir un enchaînement d’opérations, de la préparation de la bataille à son exploitation, et pour cela être attentif à la logistique, ce qui s’avérait particulièrement compliqué en Mongolie, où le terminal ferroviaire était la capitale du pays, Oulan-Bator, séparée du front par quelque 700 km sans route carrossable – la position japonaise était infiniment plus confortable, avec une gare à 50 km du front et des zones industrielles en Mandchourie peu éloignée.

Malgré cette contrainte, Joukov accumula patiemment des stocks de ravitaillement et de munitions pour pouvoir contre-attaquer, comme Staline l’en presse alors que la crise polonaise atteint son paroxysme. Sollicité par les Occidentaux, ce dernier signe finalement un pacte de non-agression avec l’Allemagne le 23 août, précipitant le déclenchement de la guerre à l’Ouest. Malgré cette préparation soignée, les Japonais sont surpris de l’attaque du 20 août, alors qu’eux-mêmes ont prévu de reprendre l’offensive le 24. Le plan comporte cinq phases, avec un effort principal par les deux ailes qui se prolonge dans la profondeur du dispositif ennemi, jusqu’aux échelons logistiques et de commandement, puis encerclement et destruction de la force principale isolée au centre. La sixième phase, qui prévoyait d’entrer au Mandchoukouo, fut annulée par Staline qui ne voulait pas provoquer le Japon.

La défaite cuisante[4] entraîna la disgrâce de l’armée du Kwantung et de ses chefs. Le pays orienta son expansion vers les colonies européennes d’Extrême-Orient, moins bien défendues que la Sibérie, et signa un pacte de non-agression avec l’URSS en avril 1941, alors qu’Hitler décalait Barbarossa pour envahir la Yougoslavie. Surtout, le Japon refusa de dénoncer ce pacte malgré les demandes allemandes, comme Staline en eut la confirmation le 14 septembre par un message du maître-espion Richard Sorge, un « journaliste » ayant gagné la confiance de l’ambassadeur d’Allemagne à Tokyo[5]. La Stavka (quartier général soviétique) transféra une douzaine de divisions d’Extrême-Orient à l’Ouest, et put ainsi monter la contre-offensive du 5 décembre devant Moscou avec des troupes fraîches, parfaitement aguerries et équipées pour les conditions de combat hivernales. La flotte japonaise était alors en route vers les îles Hawaï, mais aussi vers Guam ou Wake, confirmant la nouvelle stratégie « maritime » du Japon. Le 11 décembre, l’Allemagne et l’Italie déclareront la guerre aux États-Unis, sans convaincre pour autant Tokyo de reprendre l’offensive en Mongolie.

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Tsushima (27 mai 1905). Trafalgar en mer du Japon

[1] Voir Conflits no 36 (novembre 2021).

[2] Le Japon est le premier à signer avec l’Allemagne nazie le pacte anti-Komintern du 25 novembre 1936, prévoyant une assistance mutuelle en cas de conflit d’un membre avec l’URSS. Ce pacte sera rejoint ultérieurement par d’autres alliés de l’Allemagne, dont l’Italie dès 1937.

[3] Les purges de 1937-1938 ont entraîné l’élimination de 35 000 officiers, de la moitié des généraux de brigade, des deux tiers des divisionnaires et de 90 % des généraux d’armée ou de corps d’armée. Le chef historique de l’Armée rouge, le maréchal Toukhatchevski, partisan d’une guerre préventive contre l’Allemagne nazie, a été exécuté le 1er juin 1937.

[4] Les pertes officielles sont de 17 000 victimes, dont la moitié de tués, mais un ministre parle en octobre 1939 de 35 000 hommes hors de combat, contre environ 25 000 victimes côté soviétique, dont quelque 10 000 morts.

[5] Ce fut sa dernière contribution : arrêté en octobre 1941, Sorge fut pendu au Japon le 7 novembre 1944. Staline avait refusé qu’il soit échangé contre des prisonniers japonais.

À propos de l’auteur
Pierre Royer

Pierre Royer

Agrégé d’histoire et diplômé de Sciences-Po Paris, Pierre Royer, 53 ans, enseigne au lycée Claude Monet et en classes préparatoires privées dans le groupe Ipesup-Prepasup à Paris. Ses centres d’intérêt sont l’histoire des conflits, en particulier au xxe siècle, et la géopolitique des océans. Dernier ouvrage paru : Dicoatlas de la Grande Guerre, Belin, 2013.
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