Livre – Guerre Froide et réunification allemande

12 janvier 2021

Temps de lecture : 6 minutes
Photo : Touristes venant démanteler le mur de Berlin peu après sa chute, 1990 (c) Sipa SIPAUSA30233620_000007
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Livre – Guerre Froide et réunification allemande

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C‘est en l’honneur de son père, Bertrand Dufourcq, qui occupait à l’époque le poste de Directeur des Affaires Politiques et a été le négociateur du « Traité portant règlement définitif concernant l’Allemagne » que son fils a réuni le témoignage d’absolument tous les acteurs principaux de cette « négociation du siècle » qui a clôturé un cycle historique de plus de quarante ans, avant que n’intervienne quinze mois plus tard la chute de l’URSS. Si en 1917, 10 jours ont ébranlé le monde, cette fois-ci, malgré la dite accélération de l’histoire, il a fallu trois années pour lui faire changer de cours.

 

Ce fut en premier lieu dans la nuit du 2 au 3 octobre la proclamation de l’Allemagne réunifiée. Elle recouvre sa pleine souveraineté, le caractère intangible de ses frontières existantes étant reconnu, et en reste membre de l’OTAN , tout en consentant, point qui a fait par la suite l’objet de vives controverses, des concessions, a priori temporaires aux forces armées alliées au-delà de l’Elbe. Puis ce fut, évènement majeur, la chute de l’URSS (sa disparition plutôt) et le départ de Gorbatchev, l’homme sans lequel tout ce processus historique n’aurait pu intervenir dans l’ordre et de manière pacifique. Un homme que François Mitterrand et Helmut Kohl ont voulu ménager jusqu’au bout, alors que son aura, la fameuse « Gorbymania », si forte à l’Ouest avait considérablement pâli dans son pays, mais nul n’est prophète dans son royaume. Mais le lecteur assidu de Marx et de Lénine que fut le septième et dernier gensek, n’avait  guère médité la sentence d’Ovide, Gratis paenitet probum esse, « On regrette d’être honnête sans être récompensé ».

Le grand intérêt de cet ouvrage, outre qu’il comporte une très solide partie documentaire, constituée des textes, des accords, des discours ou déclarations, est qu’il rassemble le témoignage complet d’une trentaine d’acteurs politiques, au sens large (c’est-à-dire Ministres comme Roland Dumas ou Jean-Pierre Chevènement, ou encore des membre de leurs cabinet, sinon des conseiller, ce qui fut le cas d’Hubert Védrine, à l’époque conseiller du président Mitterrand) ou des diplomates, que l’on peut qualifier de grands. Il ne s’agit pas seulement de Français, mais d’Allemands, d’Américains, de Britanniques et de deux Soviétiques, dont Andreï Gratchev, alors chef du service de Presse de Mikhaïl Gorbatchev, qui s’est établi depuis en France, où il a publié de nombreux ouvrages sur son ancien patron et sur cette période charnière. On trouvera donc, autre belle pépite, le télégramme de Bertrand Dufourcq en date du 17 septembre dans lequel le négociateur français, avec une rare maestria, résume les enjeux, le déroulement et les résultats de la négociation « 2+ 4 » ou « 4 +2 », qu’il a appelé la négociation à Six, pour ne mettre en avant ni les deux Allemagnes, ni les Quatre puissances exerçant depuis les accords du 5 juin les droits et les responsabilités sur Berlin et l’Allemagne dans son ensemble. Le même Bertrand Dufourcq qui fut ambassadeur à Moscou, durant l’année 1991, décrit avec précision le putsch des 19 – 21 août qui  a précité les choses avec une note sur la fin de l’URSS et un portrait (ou plutôt une radioscopie) de Gorbatchev, qu’il a connu. Car ce dernier n’a jamais été uniforme : il a parfois hésité, louvoyé, s’est appuyé tantôt sur les durs, tantôt sur les libéraux, tout en ayant refusé jusqu’au bout de supprimer le Parti, qu’il voulait faire évoluer en une sorte de parti social-démocrate, belle illusion, tout en s’efforçant de sauver l’URSS, qui de simple Fédération serait devenue une simple Confédération. Mais ce qui était encore envisageable en juillet 1991 a été balayé par les vent chauds de l’été. L’auteur d’un ouvrage remarqué sur cette époque, Frédéric Bozo [1], apporte le point de vue de l’historien sur cette époque charnière en se livrant à un passage au crible des différents témoignages, qui n’ont pas pu toujours éviter une dose de subjectivisme, comme d’auto congratulation.

 

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Nous voici en possession d’un document historique sans pareil, d’un véritable manuel de diplomatie, et en définitive une profonde leçon de lucidité. En procédant à la lecture croisée, (hélas le point de vue soviétique est le moins développé), l’histoire, telle qu’elle s’est mise en marche est dévoilée. Celle-ci, l’Histoire, s’est déroulée dans un certain temps, une époque déterminée, et elle a eu une durée précise. Le minimum pour qu’il y ait temps, c’est qu’il y ait du temps, c’est l’évènement et la durée, donc la succession, l’ordre, l’avant-après. L’événement, on en a une idée, et la durée est entre deux évènements. Temps, d’après le latin de la forme tens, tans, issue du latin tempus -oris, temps, est une fraction de la durée, distinct de aevum, âge, qui indique plutôt le temps dans sa continuité.

Mais nous tomberons sur des événements au cours de toutes ces pages qui sont des blocs de temps accumulés, qui n’ont toujours pas fini de tomber. Les 239 jours qui séparent l’ouverture du mur de Berlin de l’unification allemande fut un de ces temps forts ; les 447 jours suivants qui ont conduit à la disparition de l’URSS en ont été un autre. Était-ce la même séquence ? Le second temps était-il inévitable ? A-t-on bien géré la suite ? Au final, Bertrand Dufourcq cite le fameux texte de Tocqueville sur la fin des régimes autoritaires. Une pensée qui a été maintes fois reprises. Un esprit aussi acéré comme Emil Cioran avait décrit avec acuité le processus de décomposition de l’empire qui s’est déroulé sous nos yeux. Dans son chapitre « La Russie et le virus de la liberté », il écrivait en 1960 :« Plus un empire s’humanise, plus s’y développent des contradictions dont il périra. D’allure composite, de structure hétérogène (à l’inverse d’une nation, réalité organique), il a besoin pour subsister du principe cohésif de la terreur. S’ouvre-t-il à la tolérance ? Elle en détruira l’unité et la force et agira sur lui comme un poison mortel qu’il se serait lui-même administré. C’est qu’elle n’est pas seulement le pseudonyme de la liberté, elle l’est aussi de l’esprit, et l’esprit, plus néfaste encore aux empires qu’aux individus, les ronge en compromettant la solidité et en accélérant l’effritement. Aussi est-il l’instrument même qui, pour les frapper se sert une providence ironique ». Sollicité d’apporter son témoignage, Gorbatchev a refusé cette proposition. Certains y ont décelé sa gêne à devoir dévoiler  son manque de ligne directrice sur l’unification allemande. Mais sur ce point, n’a-t-il pas déjà tout dit ? Pour le dixième anniversaire de la réunification allemande, Mikhaïl Gorbatchev a écrit un livre de souvenirs dont l’édition originale a été publié en Allemagne, Wie es war, die deutsche Wiedervereinigung (Ce qui s’est passé, la réunification allemande), paru chez Ullstein. Des réflexions intéressantes qui éclairent la grave mésentente qui s’est peu à peu instaurée après 2003, entre la Russie et l’Occident.

La polémique s’est durcie sur la question de savoir qui avait gagné et qui avait perdu dans la solution de la question allemande. Cette discussion a été aiguisée par la tentative de certains milieux aux Etats-Unis et dans d’autres pays de l’Ouest de présenter la liquidation de la guerre froide comme une victoire occidentale. L’aide financière que l’Allemagne a accordé à l’URSS, puis à la Russie, s’est élevée à près  de 100 milliards de DM (330 milliards de F, 50,3 milliards d’euros)… Certains représentants russes des milieux patriotiques nationalistes ont commencé à affirmer après coup que la réunification de l’Allemagne aurait pu être réalisée à de bien meilleures conditions. Chez nous, il y a des gens qui pensent qu’on aurait pu « avoir » les Allemands. Je refuse une telle attitude. C’aurait été immoral et tout simplement stupide. Nous avons essayé de nouer des relations de coopération reposant sur la confiance mutuelle. De quelle sorte de confiance aurait-il pu être question si nous avions adopté un tel point de vue et si nous avions essayé d’utiliser le sort d’une grande nation comme monnaie d’échange dans un jeu diplomatique ? C’eut été dégradant pour les Allemands et indigne pour notre grand peuple, d’autant que les gens dans l’Allemagne unie sont reconnaissants envers la Russie. Nous aurions tout simplement ruiné la confiance politique qui s’est développée à travers la réconciliation de nos deux  grandes nations. Le processus européen a pris ainsi un caractère déformé, asymétrique. A l’Ouest, on a commencé par le confondre avec l’élargissement du système d’alliance occidentale – Union européenne et OTAN – à quelques Etats présélectionnés. En même temps, on voit bien que l’Occident s’oppose à tout effort d’intégration de l’ensemble postsoviétique, ces efforts étant interprétés de manière arbitraire comme une prétention impériale de la Russie. Et il cherche à amener les Etats nouvellement indépendants à se placer de son côté face à la Russie. Cette politique est à la fois dangereuse et à courte vue. Quant à sa tragédie personnelle, Gorbatchev a laissé son témoignage. A l’occasion du quinzième anniversaire du putsch, il s’est livré dans les Moskoskié Novosti (« Nouvelles Moscovites », en français, grand journal de la ville éponyme) à un plaidoyer pro domo :  « Pourquoi (mes ennemis conservateurs) ont-ils décidé de faire un putsch ? Parce qu’ils avaient compris que leur époque était révolue. Ces gens-là ont causé un mal irréparable. Ils ont interrompu un processus qui avait été minutieusement établi. Au Kremlin, les chaises étaient déjà disposées autour de la table pour signer le traité de l’Union. Nous avions un programme de lutte contre la crise, un congrès extraordinaire était prévu. Nous étions en train d’élaborer un système démocratique, la population aurait appris à vivre dans la liberté, différentes formes de propriété auraient été mises en place, l’initiative privée se serait développée. Notre programme était une synthèse du meilleur du socialisme et du capitalisme. Y avait-il un moyen d’éviter le putsch ? Le plus simple aurait été que je ne parte pas en vacances… » 

 

[1] Mitterrand, la fin de la guerre froide et l’unification allemande, Odile Jacob, 2005.

À propos de l’auteur
Eugène Berg

Eugène Berg

Eugène Berg est diplomate et essayiste. Il a été ambassadeur de France aux îles Fidji et dans le Pacifique et il a occupé de nombreuses représentations diplomatiques.
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