<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Grande bataille – Hastings (14 octobre 1066), quand l’Angleterre s’arrimait au continent

8 août 2020

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : La tapisserie de Bayeux, représentation de la bataille d'Hastings (c) Sipa 51333404_000046
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Grande bataille – Hastings (14 octobre 1066), quand l’Angleterre s’arrimait au continent

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Les commémorations de la bataille d’Hastings cet automne ne passeront certainement pas inaperçues outre-Manche. Le Brexit donne un relief particulier au 950e anniversaire de cette bataille, dont la renommée a été soigneusement entretenue tout au long des siècles, à juste titre car, si elle n’est pas stricto sensu l’ultime invasion de l’Angleterre, elle est certainement la dernière pleinement réussie.

La notoriété de la bataille explique que nous disposions de bien plus de sources qu’à l’ordinaire, y compris des sources contemporaines, parmi lesquelles un rarissime document iconographique : la tapisserie jadis dite « de la reine Mathilde ». C’est le premier et un des rares exemples conservés, pour le Moyen Âge, d’une sorte de récit historique illustré, avec un souci à la fois didactique et, bien sûr, de propagande.

L’attribution de cette œuvre à la propre épouse du duc Guillaume, transformée en Pénélope médiévale, n’est plus acceptée aujourd’hui par les historiens qui pensent que le commanditaire de cette colossale broderie de près de 70 m de long, dont l’atelier de réalisation est encore discuté entre Winchester et Saumur, fut certainement Odon, demi-frère du duc et évêque de Bayeux (ce qui expliquerait qu’elle ait été conservée dans cette ville). Elle raconte non seulement la bataille mais présente aussi toute la campagne et la crise de succession qui y a conduit.

Du « Bâtard » au « Conquérant »

Lorsque le roi d’Angleterre Édouard le Confesseur meurt, sans enfant, en janvier 1066, l’assemblée des « Grands » du royaume élit dès le lendemain comme successeur le plus puissant d’entre eux, le comte de Wessex, Harold Godwinson. Mais la décision est contestée par deux prétendants : le roi Harald de Norvège et le duc de Normandie, Guillaume II, surnommé « le Bâtard » car issu de l’union du duc Robert Ier avec sa seconde épouse, illégitime selon les règles chrétiennes mais pas selon le droit normand encore en vigueur. Les deux prétendants réunissent des moyens navals pour passer à l’action, mais le plus rapide est Harald, qui débarque dans le Nord de l’Angleterre en septembre 1066, alors que Guillaume se débat avec des conditions météorologiques peu favorables en Manche. Harald s’empare d’York, la deuxième ville du pays, tandis qu’Harold fonce depuis Londres vers le nord.

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Le roi saxon surprend l’armée d’Harald en retraite près du lieu-dit Stamford Bridge (un pont à côté d’un gué) le 25 septembre. Les Norvégiens sont taillés en pièces et refoulés jusqu’à leurs navires, Harald est tué et à peine 10 % des envahisseurs réussissent à rembarquer.

 

Trois jours après cette victoire, Guillaume débarque dans le Sussex, avec une armée évaluée entre 7 000 et 10 000 hommes, dont 2 000 à 3 000 cavaliers, ce qui supposait une flotte d’au moins 600 navires, chiffre considérable pour l’époque – une sorte de « D-day » avec neuf siècles d’avance… et à l’envers ! Guillaume a près de 40 ans, il a bataillé durement pour s’imposer aux barons normands et contenir les ambitions de ses voisins : roi de France ou de Bretagne, duc d’Anjou… En épousant Mathilde de Flandre, il a fait alliance avec l’un des plus importants seigneurs du Nord de la France.

Guillaume avait bien connu Édouard le Confesseur, qui était resté près de 30 ans à la cour de son père durant la domination danoise sur l’Angleterre, avant de récupérer son trône en 1042. Édouard avait d’ailleurs commencé la « normandisation » de la cour anglaise en s’entourant de seigneurs venus du continent. Avait-il promis sa succession à Guillaume ? Ce dernier avait-il obtenu un engagement d’Harold de le soutenir en 1064, comme le raconte la tapisserie de Bayeux, sans confirmation de sources écrites ? On peut être sceptique. Plus probablement, Guillaume, circonscrit sur le continent par de puissants voisins, voit dans l’anarchie régnant en Angleterre l’occasion de conquérir une couronne et de contenter ses vassaux : son armée est composée de cadets de l’aristocratie normande, frustrés par le droit d’aînesse, mais aussi de volontaires du Nord et de l’Ouest de la France (Bretons, Picards, Angevins, etc.) qui rêvent tous de bénéficier d’un fief si le duc est victorieux.

 

Une bataille exceptionnelle

Si l’expression « bataille décisive » est souvent galvaudée, ce n’est certes pas le cas pour l’affrontement du 14 octobre 1066 autour de la colline de Senlac, à côté de la petite ville de Battle, à une dizaine de kilomètres au nord d’Hastings. Malgré la modestie des effectifs – l’armée anglaise est légèrement inférieure en nombre –, les deux adversaires ont bien conscience de son importance : le combat dure tout le jour, soit 8 à 9 heures en cette saison, ce qui est très inhabituel. Tandis que Guillaume faisait bâtir un château de bois à Hastings, Harold traversait de nouveau l’Angleterre à marche forcée jusqu’à Londres (plus de 40 km par jour, un rythme soutenu pour des fantassins dont certains sont lourdement équipés) puis se portait à la rencontre du duc. Le 13 octobre, Harold s’installe sur la colline de Senlac, tandis que Guillaume quitte Hastings pour l’affronter.

Harold a donc l’avantage du terrain : il dispose ses troupes sur une éminence, ses flancs couverts par des bois denses, impénétrables aux cavaliers, qui sont également gênés par le sol marécageux au pied de la colline. L’armée anglaise ne comprend que des fantassins, la plupart fournis par le fyrd, une levée de qualité inégale, mais son noyau est constitué des housecarls, la garde du roi et des grands seigneurs, soldats professionnels dotés d’un haubert et d’une hache parfois maniée à deux mains. Pour compenser la fatigue de ses soldats, il n’a pas besoin de quitter sa position et dispose ses meilleures troupes en première ligne, pour opposer un mur de boucliers aux assauts normands ou au tir des archers (1) dont la position en contrebas ne facilite pas l’efficacité.

 

Les contradictions entre les sources ne permettent pas de faire un récit précis de la bataille, mais autorisent quand même quelques certitudes. Le scénario initial de la bataille est peu favorable aux Normands : pendant des heures (toute la matinée au moins, sans doute une partie de l’après-midi), les attaques de l’infanterie ou les charges de cavalerie se brisent sur le mur de haches et de boucliers des housecarls. Entamé par les pertes, ce mur se reconstitue avec des soldats du fyrd qui tiennent plutôt bien leur rang. Les cavaliers de l’époque, qu’ils soient bretons, normands ou français, ne sont pas mieux équipés que les fantassins lourds : ils portent un haubert en cuir, renforcé de plaques ou d’anneaux de métal, et un casque conique à nasal qui ne couvre pas tout le visage. Ils sont armés d’un bouclier long en amande, comme les piétons, et d’une lance qu’ils manient non pas couchée mais à bout de bras, plutôt comme un long javelot.

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Au cours de la matinée, la rumeur de la mort de Guillaume ébranle l’armée normande, mais le duc se fait reconnaître (la tapisserie de Bayeux le montre chevauchant casque relevé) et le moral des troupes remonte ; Harold a sans doute manqué une occasion décisive. Dans l’après-midi, une partie des assaillants fuit, sans qu’on puisse déterminer si c’est par panique ou lassitude, ou s’il s’agit d’une ruse décidée par Guillaume après les échecs du matin – un tel artifice tactique est en effet attesté dans d’autres batailles de la période. Des Saxons se lancent alors à leur poursuite ; là encore, impossible de savoir si c’est sur ordre d’Harold ou par un mouvement spontané, contraire aux instructions du roi. L’effet est désastreux : les poursuivants découvrent leurs flancs et ruinent la cohésion de la ligne anglaise, permettant aux cavaliers normands de massacrer par morceaux ce qu’ils n’arrivaient pas à entamer en bloc.

 

C’est sans doute à ce moment-là qu’Harold est tué. Une tradition, apparue dans les années 1080, rapporte qu’une flèche le frappe à l’œil et la tapisserie de Bayeux montre effectivement un combattant, une flèche plantée dans la tête, dans la scène « Harold est tué » ; mais la même scène en présente un autre frappé par un cavalier. La mort du roi accélère la débandade de son armée, permettant aux Normands d’aggraver le massacre. La bataille fit sans doute 5 000 à 6 000 morts, soit entre 25 et 30 % des troupes engagées, partagés en deux tiers pour les Saxons et un tiers pour les continentaux.

Plus rien ne sera comme avant

La victoire ne met pas fin immédiatement à la résistance des Anglo-Saxons : l’assemblée des nobles élit illico un nouveau roi de la maison de Wessex et la ville de Londres résiste à Guillaume qui doit faire un grand mouvement tournant par l’ouest pour franchir la Tamise en amont, puis revenir par le nord avant d’entrer dans la ville et se faire sacrer à Westminster le 25 décembre. Il lui faudra encore guerroyer 3 ou 4 ans et éteindre de nombreux foyers de révolte pour obtenir la soumission totale du pays, au prix notamment d’une campagne dite « Dévastation du Nord de l’Angleterre » au cours de l’hiver 1069-1070. Ce fut une véritable guerre totale, marquée par des massacres systématiques et une politique de terre brûlée qui laissa ces régions exsangues pour de longues années. À ce prix, particulièrement brutal et cruel, Guillaume « pacifia » la Northumbrie et les Midlands, où vivait de façon très indépendante un mélange de populations saxonnes et d’immigrants scandinaves et qui restait un foyer important de résistance au pouvoir normand (notamment la ville d’York) et une tête de pont potentielle pour les expéditions vikings, comme celle envoyée par le roi de Danemark à l’été 1069.

La conquête par Guillaume détacha durablement l’Angleterre de la sphère géopolitique scandinave : alors que Danois et Norvégiens intervenaient régulièrement dans le pays depuis près de trois siècles, plus aucune expédition majeure ne réussira à soumettre le pays. L’Angleterre est désormais liée au continent : l’influence normande eut un fort impact sur le droit et la culture anglais, et le royaume anglo-normand de Guillaume annonce l’empire anglo-angevin, qui atteignit son apogée à la fin du xiie siècle après l’alliance des Plantagenêts et d’Aliénor d’Aquitaine et conduisit aux deux premières guerres de Cent Ans contre la France (1159-1259 puis 1337-1453).

 

Contrairement à une légende tenace, l’Angleterre connut d’autres invasions après Hastings : en 1216, Louis, fils de Philippe Auguste, débarqua et s’installa même à Londres, mais dut rembarquer l’année suivante, ayant perdu le soutien des barons. En 1688, un autre Guillaume, d’Orange cette fois, débarqua avec une force à peine supérieure à celle du Normand et s’empara du trône, mais il bénéficiait de l’appui d’une large partie des élites et de la population, protestants inquiets de la politique de tolérance à l’égard des catholiques initiée par Jacques II Stuart.

La conquête du xie siècle laissa cependant des traces à travers la rancœur de nombreux petits seigneurs, dépossédés ou supplantés par l’aristocratie continentale, et d’une partie des habitants, victimes des violences de la mise au pas. Les romantiques du xixe siècle à l’image d’un Walter Scott et de ses romans de chevalerie dont Ivanhoé (1819), s’empareront de la période pour y inscrire les thématiques du roman national en train de s’écrire.

Par certains côtés, c’est cette plaie que la campagne du Brexit vient de rouvrir.

 

  1. Remarquons que l’armée anglaise ne semble pas disposer d’archers à l’époque… Elle se rattrapera plus tard !

 

 

 

 

 

 

 

À propos de l’auteur
Pierre Royer

Pierre Royer

Agrégé d’histoire et diplômé de Sciences-Po Paris, Pierre Royer, 53 ans, enseigne au lycée Claude Monet et en classes préparatoires privées dans le groupe Ipesup-Prepasup à Paris. Ses centres d’intérêt sont l’histoire des conflits, en particulier au xxe siècle, et la géopolitique des océans. Dernier ouvrage paru : Dicoatlas de la Grande Guerre, Belin, 2013.
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